Rome. La crise du Covid-19 apparaît comme un facteur d’accélération pour les tensions géopolitiques qui parcourent l’Italie. Depuis la seconde guerre mondiale, la géopolitique de l’Italie était marquée par trois lignes directrices  : l’Europe, le rapport transatlantique (OTAN et alliance avec les États-Unis) et la Méditerranée. L’Europe et la dimension transatlantique apparaissaient comme des ensembles d’intégration, alors que la Méditerranée désignait un ensemble de relations bilatérales vers le Sud assez disparates, définissant une projection marquée par les intérêts économiques et une grande capacité de dialogue avec des régimes de différentes natures. Ainsi, suivant l’évolution des majorités, nous assistons à des modulations de cette triangulation qui n’avait cependant jamais été remise en cause. Par exemple, lorsqu’en 2003, le gouvernement de centre-droit dirigé par Silvio Berlusconi décidait d’appuyer l’intervention américaine en Irak, en envoyant sur le terrain 3000 soldats, nous constations alors un paroxysme dans la relation Italie-USA, une intensification qui ne signifiait pas pour autant une rupture ou une absence sur les autres domaines, en particulier celui européen.

Cette tripartition de la géopolitique italienne repose également sur un « concept faible » de puissance. Pendant longtemps, la volonté de ne pas répéter les errements de l’impérialisme fasciste avait représenté une forme de vaccin contre les velléités de puissance mondiale. L’Italie canalisait ses efforts au sein des ensembles intégrés, Europe et Alliance Transatlantique, tout en cultivant une marge de manœuvre méditerranéenne qui lui permettait de mettre en place une remarquable politique bilatérale. On peut à cet égard évoquer le «  néo-Atlantisme  », incarné par l’action du gouvernement d’Amintore Fanfani, entre promotion des intérêts pétroliers italien par l’action de l’ENI (emmenée par Enrico Mattei), et visions tiers-mondistes promues par le maire démocrate-chrétien de Florence, Giorgio La Pira. Ainsi se dessinait une géopolitique italienne à la fois constante et plurielle, par ailleurs jamais véritablement incarnée par un leader gouvernemental, tant la constitution italienne limite les pouvoirs du Président de la République et du Président du Conseil des Ministres.

Dans les années 1980, l’ascension des socialistes au pouvoir, puis la modification des équilibres internationaux à la suite de la chute du mur de Berlin, ont contribué au retour d’une forme de géopolitique plus nationale, un filon illustré par la défense du concept d’Italie comme moyenne puissance sous la plume de l’universitaire Carlo Maria Santoro1. A partir de ce moment-là, nous assistons à la renaissance des velléités explicites de puissance : il convient de souligner combien la création, en 1993, de la revue italienne de géopolitique Limes2, a participé à renforcer et pérenniser les raisonnements qui accentuent la référence autour de l’échelon national, afin de les présenter dans des scénarios de concurrence et de compétition internationale. Cette vision qui revisite les lectures réalistes des relations internationales s’étend au jeu européen, qui est décrit systématiquement comme un espace d’affrontements entre Etat-Nations, en écartant l’analyse de l’intégration et de la coopération multilatérales3. La fin des tabous liés à la période fasciste apparaît également lorsque Carlo Azeglio Ciampi accède à la Présidence de la République, et qu’il relance un discours explicite sur la Patrie. 

A partir de 1994, nous assistons en Italie à une alternance entre majorités de centre-droit et de centre gauche. Les formations pivots de ces majorités, Forza Italia à droite et le Parti Démocrate à gauche, vont s’inscrire dans la continuité de la politique étrangère de la République italienne, et en particulier en ce qui concerne les rapports avec l’Union Européenne et les Etats-Unis. La référence nationale progresse cependant avec d’un côté la droite de Silvio Berlusconi qui fait de la référence à l’Italie («  Allez l’Italie  ») son thème principal, alors que la gauche, d’une manière moins prononcée, propose sa vision du «  système pays  ».4

Les élections de 2018 marquent une évolution ultérieure dans ce positionnement géopolitique, avec l’accès au pouvoir d’une coalition entre le Mouvement 5 étoiles (M5S) et la Lega emmenée par Matteo Salvini.5

Ces deux formations ne se rattachent pas aux expressions traditionnelles de la politique étrangère italienne. La Lega est un parti qui fut longtemps fédéraliste et régionaliste. Lors des élections de 2018, elle s’est affirmé comme un parti nationaliste en insistant également sur le rejet de l’immigration clandestine, avec un positionnement assez semblable à ceux des forces d’extrême-droite européennes, notamment lorsqu’il s’agissait de critiquer l’Union Européenne.6 Le M5S n’a pas de véritable ligne définie mais se caractérise par une volonté de déconstruction des systèmes en place, en privilégiant des contre-analyses par rapport aux récits classiques. Ainsi le M5S propose souvent une critique des logiques de pouvoir européennes.7

La coalition qui soutient le premier gouvernement Conte en 2018 va avoir un fonctionnement tricéphale. Le Président du Conseil Giuseppe Conte se voit accoler deux vices-présidents, Luigi di Maio et Matteo Salvini, qui entendent mettre en œuvre la ligne politique de leurs partis respectifs, le M5S et la Lega. Ce gouvernement va rapidement apparaître comme souverainiste et nous pouvons observer certaines tendances communes. Tout d’abord il faut rappeler combien le rapport avec la France devient problématique.8 Matteo Salvini fait dans un premier temps feu de tout bois dans sa critique de la France et de son président de la République, Emmanuel Macron. Cette action va quelque part également le légitimer en le désignant comme son ennemi politique, alors que les élections européennes se profilent à l’horizon. Depuis le début des années 2000, de nombreuses affaires, comme par exemple la révision de l’accord STX-Fincantieri, assombrissent le tableau des relations entre Paris et Rome. Mais c’est sous le gouvernement Conte 1 que cette tension va atteindre son paroxysme sur fond de gestion de la crise migratoire et de rivalités dans le dossier libyen.9 Paris est désigné comme un ennemi de la part de formations politiques qui multiplient les gestes éclatants, comme l’illustre en 2019 la visite de Luigi Di Maio à un comité de Gilets Jaunes, une initiative qui entraîne le rappel de l’ambassadeur de France à Rome, Christian Masset, ressemblant de fait à une quasi rupture des relations diplomatiques.10 Cette actualité récente, a illustré la réactivation d’une ligne francophobe que l’on croyait ensevelie dans l’histoire des rivalités coloniales de la fin du XIXème siècle, ou de la déclaration de guerre de 1940.

Lors des élections européennes de 2019, c’est la Lega qui fera le meilleur score en Italie, une performance d’autant plus nationale qu’elle n’appartient à aucune des formations qui composent la majorité au parlement européen et renforce l’isolement de l’Italie face à Strasbourg.11 

Alors que les relations avec la France et, dans une moindre mesure l’Allemagne, sont vilipendées en même temps qu’apparaît une critique protéiforme des institutions européennes, nous assistons à des tentatives italiennes de politiques de puissance, tout au moins en lien avec une volonté de puissance. La Lega va parfois s’identifier dans le souverainisme trumpien et cherchera à établir des relations privilégiées avec l’administration américaine. Cette tentative ne provoquera pas les effets escomptés, l’administration américaine isolationniste ne faisant que peu de cas de l’Italie. Les relations avec les Etats-Unis restent cependant institutionnalisées à travers l’OTAN, et continuent à représenter un cadre relativement prioritaire pour l’Italie. 

Mais le gouvernement Conte 1, ou plus exactement les ministres qui le composent, vont exprimer souvent leur désir de promouvoir d’excellentes relations avec deux autres puissances mondiales, la Russie et la Chine.

La Russie a toujours été l’objet d’attentions spécifiques de la part de l’Italie, même durant la période de la Guerre Froide lorsque le Parti Communiste italien regardait avec sympathie le grand frère soviétique. Plus récemment, il faut rappeler le style personnel d’un Silvio Berlusconi qui aimait afficher sa proximité avec Vladimir Poutine. Mais ces liens politiques ou personnels ne s’opposaient pas aux points cardinaux de la politique italienne, à savoir Europe et alliance transatlantique. Il s’agissait de cultiver une marge de manœuvre qui permette à l’Italie à la fois d’assurer la promotion de ses intérêts économiques, mais aussi de ses capacités à mettre en œuvre une diplomatie à 360°. Lorsque la Lega de Matteo Salvini multiplie les contacts avec les milieux poutiniens, c’est d’autant plus remarquable que cela apparaît comme le seul horizon géopolitique qu’elle entretient, hormis la camaraderie avec certains partis européens d’extrême droite12.

Côté M5S on va voir apparaître un prisme chinois, qui sera en particulier illustré par le secrétaire d’Etat à l’économie Michele Geraci, ardent défenseur de l’intensification des relations avec Pékin.13 Rien de véritablement nouveau lorsque l’on se rappelle le rôle qu’à récemment joué Romano Prodi dans la promotion de bonnes relations avec la Chine. Mais lors des périodes précédentes, cette vision, très liée aux intérêts commerciaux, ne rentrait pas en conflit avec les points cardinaux de la géopolitique italienne. Cependant, lorsqu’en mars 2019 l’Italie rejoint l’initiative des «  nouvelles routes de la Soie  », elle suscite l’inquiétude voire la réprobation à la fois de Bruxelles et de Washington, ce qui n’empêche pas le gouvernement Conte de poursuivre sa feuille de route pro-chinoise14. On retrouvera cet élément lors de l’été 2019, alors que Washington s’alarme de la pénétration d’entreprises chinoises dans les technologies de réseau 5G, et qu’elle exerce des pressions sur ses alliés pour ériger des barrières face aux risques de captations de données par le gouvernement chinois. Même si les services de sécurité italiens, traditionnellement proches des États-Unis, se montreront prudents, on verra tout de même s’exprimer des soutiens à l’égard de la position chinoise.15 

Le changement de gouvernement en août 2019 a été souvent perçu comme un retour à la normale pour l’Italie. En effet, la nouvelle coalition qui inclut le Parti Démocrate aux côtés du M5S, offrait des garanties en termes de continuité de la politique italienne dans les cadres européens et atlantistes.16 C’est ainsi que l’on a pu observer par exemple, une relance des relations avec la France. Après deux années de rupture, le sommet bilatéral de Naples de février 2020 a relancé un cadre de coopération bilatéral, en remettant en marche le processus d’élaboration d’un traité de coopération franco-italien, sur le modèle franco-allemand. Au vu des difficultés rencontrées au cours des dernières années, un tel instrument serait extrêmement utile car il permettrait de remédier aux déficiences de compréhension et de communication qui existent entre Paris et Rome. Mais malgré le beau fixe affiché à Naples le 27 février dernier, lorsque Emmanuel Macron dégustait un baba chez Scaturchio en compagnie de Giuseppe Conte, de nombreuses scories subsistaient. L’accueil des italiens fut certes cordial, mais des doutes demeuraient sur les réelles intentions de la France, alors que les italiens n’arrivent pas à complètement s’investir dans le processus du «  Traité du Quirinal  ».17 

La crise du Covid-19 a ultérieurement accéléré une série de processus et de perceptions latentes. L’Italie a subi la première la vague épidémique d’importance en Europe.18 Les courbes de contagion indiquent un décalage d’environ une dizaine de jours avec la France. Alors que les italiens étaient touchés de plein fouet, les responsables européens considéraient avec un certain narcissisme que cette expansion ne les concernerait pas vraiment, un facteur que l’on a retrouvé au sein des conseils européens. Il faudra attendre que ces décalages soient annulés par l’accumulation des décès dans tous les pays européens pour qu’une conscience commune du drame actuel émerge.19

Dans cette première phase de la crise, on a vu les italiens souvent reprocher à l’Europe son absence, en oubliant que la Commission Européenne n’a presque aucun mandat en ce qui concerne la santé. S’engouffrant dans les failles d’une société qui a basculé sur les réseaux sociaux, les propagandes chinoises et russes ont joué à plein, en mettant l’emphase sur l’aide envoyée à Rome.20 Dans le cas chinois, il faut également souligner que la communication du Ministère des Affaires Étrangères italien fait écho à ces éloges, alors que les aides européennes pourtant substantielles apparaissent en second plan. Il est assez remarquable de constater que la «  contagion chinoise  » qui faisait florès en février, a laissé la place à l’exaltation d’un modèle chinois capable de solidarité effective.21 

Les gestes de solidarités de la part de l’Allemagne, qui a ouvert ses hôpitaux aux malades du Nord de l’Italie, sont venus quelque peu contraster cette perception initiale, mais ce sentiment amer reste présent en Italie.22 

Il faut ici rappeler que les sentiments francophobes ou germanophones font partie des ressources de la politique italienne. Pendant le précédent gouvernement, Matteo Salvini avait utilisé la dénonciation de l’immigration pour désigner un «  ennemi étranger  », et ce d’une manière assez parallèle à l’ensemble des forces d’extrême-droite en Europe. Mais à ce registre sinistrement classique il faut rajouter la mise en avant de sentiments hostiles vis-à-vis de la France et de l’Allemagne, cette dernière étant conspuée pour son manque de solidarité économique.23 Cette germanophobie a été réactivée par de nombreux responsables italiens lors des négociations pour le paquet de mesures économiques européennes pour faire face à la crise du Covid-19.24 Ainsi on peut constater, en Italie, la construction récurrente d’un ennemi européen, qu’il soit français ou italien alors que s’installe une bienveillance systématique dans les relations à l’égard de la Russie ou de la Chine.

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La crise du Covid-19, nous permet d’observer des éléments ultérieurs de ces tendances qui illustrent la faible appétence de la société italienne à l’égard de l’Europe. Au cours des dernières décennies, les italiens s’étaient majoritairement tournés vers le Royaume-Uni, une relation marquée par la croissance des flux migratoires ainsi que par l’importance de l’investissement culturel. Ainsi c’est toute une Italie «  internationale  » qui s’est projetée vers Londres et qui se retrouve aujourd’hui aux marges de l’Europe, alors même que l’Europe continentale se renforce. Les références à la France et à l’Allemagne ont longtemps représenté des pôles à la fois d’attraction et d’opposition pour l’Italie, mais englobaient une profondeur culturelle qui contribuait à des interprétations communes. 

Le manque de désir et d’empathie de l’Italie à l’égard de l’Europe représente une des tendances inquiétantes de la crise actuelle. Il convient d’avoir cet élément à l’esprit pour en apprécier la difficulté et chercher, dans la mesure du possible, à définir une reconstruction commune. 

Sources
  1. SANTORO Carlo Maria, La politica estera di una media potenza, Il Mulino, 1991
  2. Chi siamo, Limes
  3. Voir, par exemple, CARACCIOLO Lucio, L’Europa non è europea, Limes 4/19, Antieuropa, l’impero europeo dell’America, 15 mai 2019
  4. Sistema Paese, Sole 24 Ore, 26 février 2016
  5. MATTEUCCI Piera, Elezioni politiche : vincono M5s e Lega. Crollo del Partito democratico. Centrodestra prima coalizione. Il Carroccio sorpassa Forza Italia, La Repubblica, 4 mars 2018
  6. Quand Salvini reve de refaire l’Europe, Le Grand Continent, 24 novembre 2018
  7. VENTURA Raffaele Alberto, De quoi le Movimento Cinque Stelle est-il le nom  ?, Le Grand Continent, 10 mars 2020
  8. DARNIS Jean-Pierre, France, Italie et Europe : une relation fragile ?, Le Grand Continent, 12 avril 2018
  9. DARNIS Jean-Pierre, Le face-à-face franco-italien en Libye : un piège pour l’Europe, Le Grand Continent, 3 mai 2019
  10. MARCHAND Vera, Les Gilets Jaunes ou la tentation du Mouvement 5 Étoiles, Le Grand Continent, 13 janvier 2019
  11. COLLOT Giovanni, Salvini a remporté les élections en Italie, mais il a perdu les élections en Europe, Le Grand Continent, 8 juin 2019
  12. FRENI Giuliana, L’enquête sur les liens de la Lega avec la Russie interroge sur l’ingérence russe dans la politique européenne, Le Grand Continent, 14 juillet 2019
  13. VENTURA Raffaele Alberto, Le Plan Geraci  : l’Italie regarde vers la Chine, Le Grand Continent, 26 aout 2018
  14. FIGUERA Pietro, Le mémorandum de la discorde, Le Grand Continent, 24 mars 2019
  15. SANTARELLI Marco, Guerra fredda Usa-Cina, con il 5G al centro : è escalation anche in Europa e Italia, Agenda Digitale, 20 décembre 2019
  16. LOTTERO Luca, Le programme du nouveau gouvernement Pd-M5S réconcilie l’Italie avec l’Union de Von der Leyen, Le Grand Continent, 3 septembre 2019
  17. Aujourd’hui, le franco-italien à l’honneur, Le Grand Continent, 27 février 2020
  18. MACCHINI Daniele, Coronavirus, un témoignage du front, Le Grand Continent, 10 mars 2020
  19. VALLEE Shahin, Téléconférence du Conseil européen sur le coronavirus  : un exercice de coordination décevant, Le Grand Continent, 11 mars 2020
  20. ROSSI Emanuele, Aide russe Covid-19 à l’Italie  : un éclat géopolitique sur le sol italien  ?, Le Grand Continent, 4 avril 2020
  21. FRADIN Lucille, Aide de la Chine à l’Europe  : acte de générosité désintéressé ou calcul stratégique  ?, Le Grand Continent, 8 avril 2020
  22. LUMET Sébastien, ENAUDEAU Jacques, Organisation du territoire européen en temps de Covid-19, entre coopération et repli, Le Grand Continent, 1 avril 2020
  23. BATUT Cyprien, Le chat européen et la souris italienne, Le Grand Continent, 19 juin 2019
  24. FAURE Marc-Antoine, La réforme du mécanisme européen de stabilité (MES)  : décryptage et contestations italiennes, Le Grand Continent, 5 décembre 2019