Bruxelles. Il n’y aura pas de groupe néonationaliste au Parlement européen. Du moins, pas un seul : c’est la conclusion du vaste réseau de négociations menées à Bruxelles entre les groupes européens. L’objectif de Matteo Salvini et de Marine Le Pen de créer un groupe eurosceptique destiné à devenir la quatrième voire la troisième force du Parlement – la « Ligue des ligues » – a subi une série de revers de la part d’alliés potentiels : le premier était Viktor Orban, qui souhaite améliorer ses relations avec le Parti populaire européen (PPE) après la suspension du Fidesz. Le premier ministre hongrois a motivé son choix par l’inexpérience de Marine Le Pen à gouverner : « Je ne peux pas rester dans un groupe avec un parti qui n’a jamais gouverné ; les partis qui n’ont pas la responsabilité du gouvernement risquent de faire et de dire n’importe quoi et ne peuvent être contrôlés » 1. La décision de ne pas rompre définitivement avec le PPE montre qu’Orban veut poursuivre sa propre stratégie, que Le Grand Continent a appelée la « doctrine Orban » : rester dans le plus grand parti européen pour l’influencer et le déplacer à droite plutôt que de le combattre de l’extérieur2.

Si la décision d’Orban était prévisible avant même les élections, de nouveaux coups ont été portés au projet salvinien au cours des derniers jours. Le 5 juin, Jaroslaw Kaczynski, chef du parti au pouvoir PiS en Pologne, a catégoriquement exclu la possibilité faire participer ses 26 eurodéputés à une potentielle alliance avec Salvini. Il justifie sa décision par la proximité excessive du leader de la Ligue avec la Russie, ennemi éternel de la Pologne3. Enfin, le même jour, le Brexit Party de Nigel Farage (29 sièges) a refusé un éventuel accord, malgré les tentatives d’approche faite par Marco Zanni, membre du Parlement européen. La raison invoquée officiellement est le manque de tact institutionnel démontré par l’Italien : « J’ai rencontré Zanni autour d’un café afin de discuter d’une éventuelle collaboration », a déclaré Farage, « et le lendemain, tous les journaux annonçaient déjà notre alliance. Je suis désolé, mais je ne travaille pas comme ça »4.

Avec le renoncement des deux grands noms euro-sceptiques, l’alliance de Salvini reste plus ou moins à l’intérieur des frontières du groupe actuel Europe des Nations et des Libertés (ENF), qui rassemble aujourd’hui la Ligue (28 sièges), le Rassemblement National (RN, 22), l’AfD (11), le FPÖ (3) et le Vlaams Belang flamand (3). Un groupe qui s’est renforcé avec les élections, parvenant au score de 73 sièges5, mais qui est loin d’être la force capable d’influencer le travail du Parlement imaginé par le ministre italien de l’Intérieur.

Au-delà des divergences entre les différents partis nationaux, la stratégie de la « Ligue des ligues » semble écarter toute une série de problèmes tactiques, fondés sur des motifs de méfiance profonds. Le premier axe est celui des relations avec la Russie : les parties d’Europe orientale se méfient beaucoup de la proximité de la Ligue, du RN et de l’AfD avec Moscou. En outre, le les candidats aspirants au rôle de leader du mouvement néonationaliste sont légions. Pour des hommes comme Kaczynski et Orban, qui sont aux affaires gouvernementales depuis des années dans leurs pays respectifs et qui exercent une influence manifeste au niveau européen, Salvini, au gouvernement depuis un peu plus d’un an, semble être le dernier arrivé. Sans parler du RN qui, comme l’a souligné le dirigeant hongrois, n’a jamais exercé le pouvoir. La question qui traverse les différents partis est ainsi : « pourquoi devrions-nous rejoindre l’alliance de Salvini ? Qu’il entre plutôt dans la nôtre ! ». Chacun a intérêt à rester au sein de sa propre alliance, avec la possibilité d’influencer son groupe : ce n’est pas uniquement le cas d’Orban au PPE ; de plus, le PiS polonais est, après le désastre des conservateurs anglais, le premier groupe d’ECR. Sans parler de Farage, qui n’a rien à perdre et qui est capable d’essayer de ressusciter son propre groupe, Europe de la Liberté et de la Démocratie Directe (EFDD), où il serait le premier parti aux côtés du Mouvement 5 Étoiles italiens affaibli par le résultat des élections européennes et sans aucun moyen de créer des alliances alternatives.

Dans ce contexte, le projet de Salvini n’a pas réussi à s’imposer. La raison la plus importante est que, au-delà d’un slogan de « changeons l’Europe », sa proposition n’avait pas d’horizon pratique clair : en d’autres termes, ses objectifs n’étaient pas évidents. Et pour les rares points précis, tels que la réforme des politiques de migration, les désaccords ont toujours été plus importants que les vues communes6. La même ambiguïté nationale concernant la sortie ou non de l’Union n’est pas bien perçue par les parties, comme le PiS ou le Fidesz, qui souhaitent plutôt y rester pour la transformer selon leurs ambitions.

En résumé, la stratégie européenne de Matteo Salvini semble en réalité être orientée avant tout au niveau national : au niveau européen, le dirigeant italien semble avoir payé son incapacité de négocier avec ses potentiels partenaires au Parlement. Au-delà des slogans et du nombre de voix obtenues, il était désavantagé sur le terrain à Bruxelles par rapport aux autres partis et n’a pas réussi – du moins pour le moment – à jouer ses cartes pour surmonter cet inconvénient en s’imposant comme une force de poids à Strasbourg.

GEG – Cartographie pour Le Grand Continent

Perspectives :

  • L’échec du programme d’alliance de Salvini, ainsi que l’impossibilité pour le Mouvement 5 Étoiles, partenaires de gouvernement, de trouver un groupe disposé à les accueillir, risquent de conduire à une situation dans laquelle deux des trois principaux partis italiens seront extrêmement marginaux dans la politique européenne des cinq prochaines années7.
  • La nomination du candidat italien à la Commission européenne est une chose à suivre de près. Les deux principaux candidats pour le moment semblent être l’actuel ministre des Affaires étrangères, Enzo Moavero Milanesi, ancien juriste officiel européen, et le Premier ministre Giuseppe Conte, parrainés par le Président de la République Sergio Mattarella. Mais Salvini, que ce choix désavantage, pourrait pousser pour un plus politique et moins accommodant.
Sources
  1. JOHNSON Miles, HALL Ben, KHAN Mehreen, Salvini burnishes credentials to lead Europe’s far-right, Financial Times, 17 mai 2019
  2. La doctrine Orban, Le Grand Continent, 21 juin 2018.
  3. Farage, Polish populists dash far-right hopes of grand EU alliance, France 24, 5 juin 2019.
  4. DE LA BAUME Maia, Farage won’t join group that contains Salvini’s League, Politico, 5 juin 2019.
  5. Résultats élections européennes, Europawal – Groupe d’Études Géopolitiques, 29 mai 2019.
  6. Link Between Italy’s Salvini and Hungary’s Orban Downplayed, The New York Times, 30 mai 2019.
  7. FORTUNA Gerardo, Five Star struggles to form or join an EU Parliament group, Euractiv, 7 juin 2019.