Budapest. Lors des élections européennes du 26 mai dernier, le parti de Viktor Orbán, le FIDESZ, a remporté 13 des 21 sièges de la délégation hongroise. Un nombre record d‘électeurs s’est déplacé pour soutenir la formation néo-nationaliste, suspendue du Parti populaire européen (PPE) à la suite d’une campagne anti-Soros, anti-Juncker et anti-immigrants au ton volontiers conspirationniste. Le Spitzenkandidat du PPE, Manfred Weber, que Viktor Orbán a cessé de soutenir dans sa course à la présidence de la Commission depuis le début du mois de mai, avait déclaré ne pas vouloir être élu avec les voix du FIDESZ1. Selon les mots du premier ministre hongrois, « le candidat que nous soutiendrons devra être anti-migration, quelqu’un qui ait des sentiments nationaux […] et qui soit prêt à défendre [la culture chrétienne] ». La tension semblait donc maximale entre le défenseur de la « démocratie illibérale » et sa famille politique historique, à tel point que nombre de commentateurs l’imaginaient déjà choisissant lui-même de changer de groupe à la faveur d’une victoire nationale en grande pompe. Tout allait en ce sens : la défiance réciproque entre Orbán et la direction du PPE, où beaucoup, surtout en Allemagne et en Scandinavie, se réjouissaient d’un départ qui semblait déjà acté ; la vague nationaliste continentale annoncée par les sondages ; enfin l’effondrement de la coalition droite-extrême-droite en Autriche. Début mai, Orbán avait rencontré coup sur coup Matteo Salvini (Lega) et Heinz-Christian Strache (FPÖ)2. Jan Zahradil, le tête de liste des Conservateurs et réformistes européens, paraissait disposé lui aussi à l’accueillir dans son groupe.
C’est pourtant le scénario inverse qui semble se dessiner. Au lendemain des élections, le gouvernement hongrois a d’abord repoussé sine die sa très controversée réforme de la justice, qui devait instaurer un système de juridictions administratives parallèles décrite par nombre d’observateurs comme une nouvelle atteinte à l’état de droit. Puis, la semaine passée, le ministre directeur de cabinet du premier ministre hongrois, Gergely Gulyás, a déclaré que si le FIDESZ « respectait le vice-premier ministre italien, le gouvernement italien et le résultat qui a fait de la Ligue du Nord le premier parti [d’Italie] après l’élection au Parlement européen », il considérait « que la probabilité d’une coopération au niveau du parti ou au sein d’un groupe parlementaire commun était faible »3. Ce mardi, ce même Gergely Gulyás est allé plus loin dans une interview au quotidien conservateur allemand Welt : « Je crois que ce qui est le mieux pour nous, c’est [de rester dans le PPE,] et que le mieux pour le PPE, c’est de nous garder », se déclarant même ouvert à des coopérations avec les sociaux-démocrates, les Verts et les libéraux sur certains sujets4. Le FIDESZ semble se préparer à traverser au sein du PPE les négociations turbulentes des prochains mois. Celles-ci devraient amener le PPE à nouer une « Très grande coalition », seule capable de réunir la majorité absolue, avec les sociaux-démocrates, les libéraux et peut-être les Verts.
Dans le même temps, Manfred Weber semble bien décidé à affaiblir la position de celui qui refuse désormais de le soutenir. Lorsqu’il présidait encore le groupe du PPE au Parlement, le Bavarois s’était souvent montré nettement plus conciliant à l’égard du FIDESZ. Plus guère favori pour accéder à la présidence de la Commission alors que le principe des Spitzenkandidaten est de plus en plus contesté, Weber a obtenu cette semaine que le FIDESZ, malgré ses 13 sièges, n’obtienne aucun poste de vice-président au sein du groupe5. Les députés hongrois entendent désormais se positionner sur d’autres postes importants, notamment en commission.
Ce revirement trouve certaines de ses raisons dans des questions de politique interne6. Car malgré sa victoire en apparence éclatante, Orbán a échoué à recueillir la majorité des deux-tiers que sa campagne – dans laquelle il était personnellement très impliqué – s’était fixée pour objectif. En cause, une participation en hausse qui vu les deux principaux partis d’opposition enregistrer de bons résultats : 16,05 % (+6,3pp) et 4 sièges pour la Coalition démocratique (DK, S&D) ; 9,93 % et 2 sièges pour le nouveau mouvement Momentum (ALDE), alors que le parti ultranationaliste Jobbik perdait 8 points et 2 de ses 3 sièges. En particulier, les résultats du FIDESZ à Budapest ont été en-deçà des espérances.
Surtout, Orbán a échoué ces derniers mois à s’imposer comme l’un des leaders du camp néonationaliste européen, éclipsé dans ce rôle par le médiatique Matteo Salvini, qui a construit une nouvelle alliance qu’il s’efforce d’incarner en personne. Du reste, la percée néonationaliste ne sera pas suffisante pour tenter d’imposer une coalition « à l’autrichienne » avec la droite conservatrice, qu’Orbán appelait de ses vœux : le prochain parlement ne donnera pas de majorité à une alliance du centre-droit à l’extrême-droite, et obligera au contraire le PPE à s’engager dans une vaste alliance centrale. Or, les sociaux-démocrates, les libéraux et les Verts ont tout trois indiqué qu’ils refuseraient de collaborer avec le FIDESZ ; en position de force sur ce dossier vis-à-vis du PPE, il apparaît peu probable qu’ils se dédisent, d’autant plus que le très remarqué Spitzenkandidat des S&D, Frans Timmermans, est un ennemi déclaré du premier ministre hongrois. Deux hypothèses sont donc envisageables : ou bien le PPE réussit à traverser le gué sans encombre – avec ou sans le FIDESZ, et peut-être en finissant par exclure les Verts de la coalition –, parvenant ainsi à convaincre sa frange droitiste qu’il est dans son intérêt d’accepter une ligne commune conciliante ; ou bien le PPE connaît finalement une scission dans laquelle Orbán pourrait naturellement jouer le rôle de meneur de la fronde.
En considérant la question à la fois à la bonne échelle – celle du continent – et selon le schéma intergouvernemental, plutôt que supranational, qui présidera de fait aux négociations de ces prochains mois, le revirement de Viktor Orbán est en réalité pleinement cohérent. Avec ses 13 eurodéputés, Orbán ne peut espérer ni peser lourdement dans les décisions du groupe CRE dominé par les 27 représentants du PiS polonais, ni dans celles de la Lega delle Leghe salvinienne dont les délégations de la Ligue italienne et du RN français pèsent respectivement 29 et 23 sièges. Orbán, victime du succès d’alter ego néonationalistes issus d’États plus grands que le sien, dont il peut être la prise de guerre mais non l’égal, espère probablement exercer plus efficacement son influence en jouant le « cheval de Troie » au sein du PPE. S’il parvient à s’y maintenir, il pourra y jouer de l’influence que lui confère son bras de fer avec un chef de parti de plus en plus affaibli ; s’il s’en fait exclure, il emportera avec lui – et derrière lui, cette fois – les forces centrifuges du parti populaire. À cet égard, les chiffres sont formels : les trois plus grandes délégations du PPE, la CDU/CSU allemande (29 sièges), la coalition pro-européenne polonaise (17 sièges) et le PNL roumain (14 sièges), toutes trois confrontées dans leurs pays respectifs à la montée d’un nationalisme qui les dessert, ont tout à perdre à une scission. La quatrième force, celle d’Orbán, est donc dans une position charnière. Les transfuges éventuels réussiraient-ils pour autant à former un groupe indépendant, réunissant 25 députés issus d’au moins sept États-membres ? Affaiblis et glissant vers leur droite, des partis italien (FI), français (LR) ou encore espagnol (PP) pourraient peut-être s’en accomoder.
Cette logique du « cheval de Troie » a fait ces derniers temps le succès du groupe de Visegrád, réunissant dans une alliance informelle des gouvernants aux tendances nationalistes ou populistes issus de quatre groupes politiques différents : le tchèque Babiš (ANO), dont la formation siège avec l’ALDE ; le slovaque Fico, dont le SMER-SD fait partie du groupe social-démocrate ; enfin le polonais Kaczyński (PiS, CRE) et Orbán lui-même. Trois des quatre partis, contestés pour leurs pratiques dans leur propre camp, n’en ont en réalité jamais partagé la ligne de leur groupe. Orbán réussira-t-il une fois encore à se maintenir au sein du PPE tel qu’il est ? En tout cas, il paraît avoir pleinement assimilé le fait que malgré ses apparences de négociation de coalition classique, le jeu qui se déroule actuellement au niveau européen tient bien davantage du compromis intergouvernemental que de la démocratie parlementaire. Or, soucieux de peser en Europe, Orbán n’entend visiblement pas jouer les seconds rôles. Puisque la déferlante nationaliste qu’il attendait – et à laquelle il n’a, à vrai dire, guère contribué – n’a pas eu lieu, il lui reste à défendre son influence au sein d’un groupe contraint de se recentrer. Numériquement dominé, le FIDESZ n’a sur l’alliance salvinienne et les national-conservateurs polonais qu’un seul avantage : son groupe politique n’est aucunement marginalisé, mais il est en crise. Et il compte bien en tirer parti.
Perspectives :
- 24 juin : date pour la définition de la composition des groupes au Parlement européen
Sources
- BAYER Lili et al., Orbán backs away from Weber, Politico, 6 mai 2019
- BARIGAZZI Jacopo, Orbán, Salvini flirt with alliance after EU election, Politico, 2 mai 2019
- PAUN Carmen, Hungary’s Fidesz dismisses cooperation with Salvini in the European Parliament, Politico, 30 mai 2019
- Ungarns Regierungspartei Fidesz will doch in der EVP bleiben, Tagesspiegel, 4 juin 2019
- MÜLLER Peter, Weber verbannt Orbáns Partei aus Fraktionsspitze, Spiegel, 4 juin 2019
- VERSECK Keno, Der enttäuschte Sieger, Spiegel, 27 mai 2019