Jean-Pierre Darnis, Maitre de Conférences (hdr) à l’Université de Nice Sophia-Antipolis, Conseiller Scientifique à l’Instituto Affari Internazionali  (IAI) de Rome.


Au fil de l’actualité médiatique résonnent de temps en temps les échos de réactions de blocages italiens face à de réelles ou supposées décisions françaises. Ainsi depuis l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, nous avons assisté à une série négative de perceptions romaines vis-à-vis de la renégociation de l’accord Fincantieri-STX sur la reprise des anciens chantiers de l’Atlantique, sur les initiatives de la France vis-à-vis la Libye souvent perçues comme unilatérales ainsi qu’à propos de l’action du groupe Vivendi en tant qu’actionnaire de TIM, l’opérateur téléphonique historique italien. Cette phase extrêmement négative a couru tout le long de l’été 2017, et il a fallu attendre le sommet bilatéral gouvernemental de fin septembre pour que l’on revienne à une relative normalité des rapports. C’est d’ailleurs à ce moment-là qu’émerge l’idée d’un traité bilatéral franco-italien dit « Traité du Quirinal », une idée qui deviendra un projet politique à la suite de la visite d’Emmanuel Macron à Rome en janvier 2018 avec la nomination de commissions dédiées. Mais la situation n’est jamais véritablement stable, alors que les difficultés de l’installation d’une mission italienne au Niger ou les maladresses de douaniers français à Bardonecchia donnent immédiatement lieu à Rome à des interprétations qui insistent sur une politique française nocive pour l’Italie. Ce climat est d’ailleurs renforcé par les réflexes populistes et nationalistes qui s’installent à la suite de la montée en puissance du Mouvement cinq étoiles (M5S) et de la Lega lors des élections législatives italiennes de 2018.

Si l’intégration crée des bénéfices mutuels objectifs, pourquoi autant de grincements dans la relation bilatérale ?

Le substrat de la relation franco-italienne est particulièrement fort, avec des échanges commerciaux très importants (la France est le deuxième fournisseur et le deuxième client de l’Italie) et un solde de la balance commerciale favorable à l’Italie. Concernant l’investissement, il est vrai que la France investit de façon importante en Italie (plus de 50 milliards en 2016) mais l’Italie est également un investisseur important en France (plus de 20 milliards en 2016). En résumé la balance commerciale est favorable à l’Italie, celle des investissements à la France, ce qui permet d’affirmer que la relation commerciale et industrielle bénéficie aux deux pays. Derrière ces chiffres se cachent des réalités humaines remarquables, avec par exemple la valorisation mise en place par les grands groupes français à la suite du rachat de griffes italiennes comme Bulgari, Fendi ou Loro Piana. Derrière la logique de rachat on trouve des exemples de développement des savoir-faire et marques italiennes à l’échelon mondial, opérations qui développent l’emploi italien.
A cela s’ajoutent les innombrables collaborations universitaires et scientifiques entre les deux pays et il faut relever au sein du système d’enseignement et de recherche français l’importance de la présence de chercheurs italiens. Le secteur des technologies spatiales offre de multiples exemple de collaborations et d’actions intégrées. Les échanges culturels ont toujours été importants et l’on compte d’incessants va et vient entre les deux pays. Enfin la dimension transfrontalière est très vive et l’on observe des dynamiques d’échanges par exemple entre les Alpes Maritimes et la Ligurie voisine, aussi bien au niveau économique qu’avec les inscriptions croissantes d’étudiants italien à l’Université de Nice Sophia-Antipolis. Cette dynamique universitaire de doubles diplômes et d’échanges existe également à Chambéry et à Grenoble, avec des correspondances fortes à Gênes, Turin et Aoste. En résumé, les possibilités offertes par l’intégration européenne jouent pleinement entre la France et l’Italie, avec une croissance des échanges économiques, scientifiques, culturels et humains. Mais alors, si l’intégration crée des bénéfices mutuels objectifs, pourquoi autant de grincements dans la relation bilatérale ?
Il faut relever la conjonction de trois éléments. Le premier est le caractère délicat du rapport de l’Italie à la France dans l’Histoire, en particulier autour et depuis l’unification de la péninsule au XIXème siècle. Le second est celui d’un cycle historique récent qui, depuis 2011, provoque un amalgament de dossiers négatifs qui empoisonnent cette relation. Le troisième est lié à la récente montée des « -ismes » négatifs en Europe, entre nationalismes et populismes qui se déploient dans les différents scrutins en étant alimentés par un système d’information qui tend à valoriser les problématiques du temps court, de façon physiologique (la réactivité de l’information continue) voire même construite (les manipulations autour des « fake news »), et monte en épingle la moindre anicroche.
Depuis la première campagne de Napoléon Bonaparte en Italie en 1796, le rapport historique de l’Italie vis-à-vis la France est marqué par une série de courants et tensions à phases alternées. En résumé, alors que l’Italie n’est au départ pour la France révolutionnaire qu’une série de cases sur un échiquier dans lequel on doit mener la guerre contre l’Autriche, la présence militaire française en Italie va susciter une série de conséquences, à la fois adhésions au projets français (Révolution puis Empire) et refus, qui joueront un rôle fondamental dans le Risorgimento, le processus d’unité nationale italienne qui court tout au long du XIXème siècle. Ainsi le rapport à la France fait partie de l’histoire intime de l’Italie, car la présence française en Italie suscite attentes, réformes et refus qui façonnent la mise en place de la monarchie constitutionnelle italienne en 1861. Entre les espoirs suscités par le modèle français dans une société pré-unitaire marquée par les monarchies et le pouvoir religieux, les espoirs déçus des italiens qui choisissent le « parti jacobin », les moments de contre-révolution anti-française, les tiraillements de la politique du Second Empire qui aide militairement les Piémontais à défaire les autrichiens mais protège Rome et les États du Pape en empêchant l’achèvement de l’unité, le XIXème siècle italien est marqué par une présence française qui donne lieu à des interprétations contradictoires.

L’Italie n’est au départ pour la France révolutionnaire qu’une série de cases sur un échiquier dans lequel on doit mener la guerre contre l’Autriche

Cette délicatesse des rapports se poursuit après l’Unité, dans une Italie souvent isolée au nom de la « question romaine » (le refus par le Saint Siège de reconnaitre l’autorité du Roi d’Italie et les pressions faites en ce sens sur les puissances européennes) et travaillée par les revendications territoriales (Rome, les terres irrédentes) et coloniales. Nous pouvons ici évoquer la « Gifle de Tunis  », la flambée anti-française de 1881 lorsque Paris prend le contrôle d’une Tunisie qui comptait alors une importante communauté italienne et était considérée par Rome comme un appendice naturel. Au XXème siècle, les alternances d’alliances au cours des guerres mondiales ne créent pas de véritable stabilité dans les relations entre les deux pays, malgré la rhétorique nationaliste française des « sœurs latines », très galvaudée et malheureusement encore utilisée aujourd’hui. Dans ce contexte existe un autre moment topique, celui du « coup de poignard dans le dos  », l’attaque portée par l’Italie mussolinienne en juin 1940 à une France déjà mise à genoux par les troupes allemandes. La fin de la seconde guerre mondiale et le parallélisme constitutionnel entre IVème république française et république italienne, deux régimes parlementaires similaires, marque un moment de remarquables convergences, avec la participation conjointe aux premiers pas de l’intégration européenne et la signature du Traité de Rome.
A partir de 1958, le changement de régime en France et l’arrivée au pouvoir du Général de Gaulle créent une divergence entre Vème république française et république italienne, qui se retrouve dans la vision française « d’Europe des nations » et qui ne sera jamais véritablement comblée. À partir de ce moment-là débute une période institutionnelle européenne sans véritables fractures mais ne permet pas non plus l’observation de rapports privilégiés. Pour des Présidents de la République français qui se devaient de se rendre à Rome pour s’incliner devant le Saint Père, la visite au palais du Quirinal, siège de la Présidence de la République italienne, était souvent un rituel quelque peu mécanique, et ce d’autant plus que les turbulences des années 1970 en Italie ne facilitaient pas les rapports internationaux. Dans les années 1980, l’arrivée des socialistes au pouvoir des part et d’autre des Alpes va quelque peu réchauffer ces rapports, avec l’instauration d’un rendez-vous bilatéral annuel. C’est un progrès remarquable qui va accompagner quelques initiatives de coopération stratégique (ST Microelectronics, création de l’entreprise aéronautique ATR, puis plus tard coopération dans le secteur spatial) mais qui jamais ne rejoindront le niveau et la qualité des relations franco-allemandes, fortement ancrées dans le paysage européen depuis le Traité de l’Élysée de 1963.
A partir des années 1990 commence un nouveau moment des relations entre les deux pays. La mise en place de l’intégration sur l’ensemble des marchés européens (banque, énergie, transports…) ouvre alors une série d’espaces dans lesquels les entreprises vont s’engouffrer. Ce sera en particulier le cas de grands groupes français (EDF, BNP, Crédit Agricole, Suez-GDF, etc.) qui interprètent la réalité souvent fragmentée des marchés italiens comme une opportunité. Mais cette vision économique et industrielle provoque d’importants effets de bord politiques comme l’imbroglio de la reprise de l’entreprise italienne Edison par EDF, une opération commencée en 2001 avec des droits de vote d’EDF qui seront bloqués par un décret du gouvernement d’italien au nom de l’absence de réciprocité d’ouverture sur le marché français de l’énergie, une question tortueuse qui ne sera finalement résolue qu’en 2011.
L’année 2011 représente un moment important pour comprendre les affres de la relation bilatérale actuelle. C’est à ce moment-là que se cristallisent une série de dossiers problématiques jamais véritablement classés. Dans le contexte international, l’année 2011 est marquée par le « Printemps arabe » et la déstabilisation des régimes tunisiens et libyens entrainent des vagues migratoires à destination de l’Italie. A partir de ce moment-là, les débarquements périodiques et jamais véritablement taris dans l’Italie du Sud en provenance des côtes africaines représentent non seulement une urgence humanitaire que les Italiens ont toujours plutôt bien géré, mais surtout un problème politique qui a installé la question migratoire au cœur du débat italien, avec des répercussions électorales directes dans un pays qui avait jusqu’ici accueilli plusieurs millions d’immigrés avec efficacité et humanité. Dans la Vulgate populaire, la France est largement tenue responsable de cette situation, car l’intervention militaire occidentale en Libye, portée par la présidence Sarkozy, est interprétée comme le facteur fondamental de la déstabilisation régionale qui a conduit à cette crise migratoire. Il faut ajouter que les mécanismes décisionnels de l’intervention en Libye n’ont jamais été véritablement compris en Italie, avec des Italiens qui s’adonnent aux théories fantaisistes d’un complot français visant à supplanter l’Italie dans son rôle de partenaire privilégié pour l’exploitation des ressources énergétiques libyennes.

Le dispositif français de stabilité et de sécurité déployé dans le Sahel depuis l’opération Serval en 2013 est largement incompris en Italie, où il est analysé comme une manifestation d’influence néo-coloniale.

Côté italien, on oublie souvent la grande faiblesse du gouvernement de l’époque, celui d’un Silvio Berlusconi qui, largement discrédité par les accusations personnelles, n’arrivait pas à placer l’Italie dans le rôle d’interlocuteur et de médiateur qu’elle aurait pu jouer dans ce contexte. Aussi depuis ce moment-là et de façon récurrente, le dossier libyen refait surface en Italie, en véhiculant une accusation contre la France, celle d’avoir joué un rôle négatif, opprobre qui s’accompagne de la perception d’isolement de l’Italie en Europe pour la gestion des arrivées de migrants. Cette crise a également réactivé une lecture italienne des « zones d’influences » provenant de l’histoire coloniale, lecture renforcée par les divergences entre la France et l’Italie au sujet du soutien des factions libyennes rivales. Et dans ce contexte il faut également relever combien le dispositif français de stabilité et de sécurité déployé dans le Sahel depuis l’opération Serval en 2013 est largement incompris en Italie, tant il est analysé comme une manifestation d’influence néo-coloniale. Ces divergences sont apparues à la suite des attentats en France, alors que l’Italie, qui n’a pas été victime du terrorisme sur son territoire, a toujours manifesté une solidarité diplomatique avec la France sans répondre de façon favorable aux demandes de soutien militaire. De même lorsque la France convoque en juillet 2017 les rivaux libyens à La Celle Saint Cloud pour faciliter la pacification du pays, l’Italie est prompte à s’offusquer de n’avoir pas été inclue dans le processus.
Plus récemment, la décision italienne de déployer des militaires et carabiniers italiens en soutien de la stabilisation du Niger semblait pouvoir fournir un cadre de collaboration nouveau entre la France et l’Italie sur le théâtre saharo-sahélien, et correspondait à la volonté française d’associer les partenaires européens à l’effort du G5 Sahel. Mais la mise en place de cette opération rencontre des oppositions au sein du gouvernement du Niger, oppositions qui nourrissent d’ailleurs les commentaires d’analystes italiens prompts à pointer du doigt une France qui ne souhaiterait pas partager ses zones d’influences en Afrique… Ce qui est l’exact contraire de la politique de la présidence Macron ! Ici encore nous voyons combien les théories d’un « complot français anti-italien » ont cours à Rome, une interprétation paradoxale qui devient d’autant plus difficile à combattre qu’elle correspond aux intérêts de ceux qui travaillent par leur propagande à affaiblir la cohésion européenne, par exemple la Russie, mais aussi qu’elle épouse les contours faciles des propagandes nationalistes et populistes, particulièrement en vogue de nos jours.

La crise en Libye a réactivé une lecture italienne des « zones d’influences » provenant de l’histoire coloniale, renforcée par les divergences entre la France et l’Italie au sujet du soutien des factions libyennes rivales.

A côté de ce volet libyen particulièrement important, il faut rajouter que depuis 2011 les rachats d’entreprises italiennes comme Bulgari, Parmalat, Fendi jusqu’aux investissements de Bolloré dans Générali ou TIM par le biais de Vivendi viennent nourrir l’idée fausse d’une planification de conquête économique française en Italie, une vision erronée, largement démentie par les chiffres des échanges commerciaux et industriels, mais qui est présentée de façon périodique comme autant d’actes conquérants de la part de la France. Et c’est pour cette raison que la renégociation de la part du gouvernement français de l’accord déjà conclu sous la présidence Hollande pour la reprise de STX par l’entreprise Fincantieri, contrôlée par l’Etat italien, a été vécue comme une autre manifestation intolérable d’une arrogance industrielle française qui ne saurait faire confiance à un partenaire italien pourtant compétent et sérieux. Cette « affaire STX-Fincantieri » a largement contribué à faire évaporer le capital de sympathie européenne que l’élection d’Emmanuel Macron sous le signe du drapeau de l’Union avait pu faire naitre en Italie.
L’ensemble de ces éléments ne sont pas nouveaux, et ils ont été pris en compte par la présidence Macron ainsi que par le gouvernement de Paolo Gentiloni pour élaborer la proposition d’un traité bilatéral franco-italien dit du « Quirinal » dont les travaux ont été lancés en janvier 2018 par l’annonce de la constitution de deux commissions d’experts. Le mécanisme est louable, car l’établissement d’un traité sur le modèle franco-allemand permettrait de créer des mécanismes de consultation et d’échanges permanents entre les deux gouvernements, extrêmement utiles pour éviter les emportements et interprétations erronées qui sont souvent à l’origine des crises entre Rome et Paris. Cela permettrait également de faire participer l’Italie à un « triangle européen » de pays moteurs pour l’Union, au côté de la France et de l’Allemagne, et sortirait l’Italie du sentiment d’exclusion qu’elle éprouve à l’égard du moteur franco-allemand, souvent présenté à Rome comme un « axe » négatif. Ce processus représente donc une bonne solution pour améliorer la compréhension entre Paris et Rome, un facteur d’autant plus important que le substrat des échanges économiques et humains est positif.
Mais ce processus doit faire face à un contexte rendu plus difficile par les résultats des récentes élections législatives en Italie, qui ont vu la victoire des forces populistes de la Lega et du Mouvement Cinq étoiles, des forces politiques qui ont souvent épousé les théories des complots internationaux. Comme dans le cas des élections françaises et américaines, et comme illustré par le scandale Cambridge Analytica, les élections italiennes n’ont pas été à l’abri d’opérations de propagande visant à semer la discorde au sein de l’Union Européenne et du camp occidental. Par exemple de nombreux journalistes ont relevé les relations entre le leader de la Lega, Matteo Salvini et des responsables russes. Au-delà de la véracité de ces contacts, il est indéniable que les déclarations du leader de la Lega sont généralement amicales à l’égard du pouvoir de Moscou.

Au-delà de résultats électoraux émergent des convergences nouvelles autour de thèmes fondamentaux comme ceux de la protection des droits de l’individu et de l’humain dans le monde digital

Au-delà des apparences d’oppositions entre « populistes » et « européens », on peut observer des divisions plus fines. Par exemple les questions relatives aux droits des individus et à la démocratie dans le contexte numérique peuvent apparaitre comme transversales. Ainsi en Italie on observe une attention pour ces questions non seulement de la part des instances publiques, comme l’AGID, mais aussi de la part d’une partie des élus du Mouvement 5 étoiles ainsi que de ceux qui se préoccupent de la défense de l’humain et de la liberté individuelle face à la technologie, en particulier autour de l’Église et du Vatican. Ces thématiques sont celles qui ont été développées par Emmanuel Macron lors de la présentation du plan pour l’intelligence artificielle et de l’entretien donné au journal américain Wired. Côté français s’affirme une politique de leadership sur les questions d’humanité et de technologie. Mais côté italien, des mobilisations en ce sens ont aussi eu lieu, certes de la part d’acteurs moins centraux, mais qui sont pourtant bien loin d’être insignifiants. Ainsi, au-delà de résultats électoraux qui peuvent apparaître comme alarmants par certains égards, émergent des convergences nouvelles autour de thèmes fondamentaux comme la protection des droits de l’individu et des droits humains dans le monde numérique, ce qui revient à défendre les principes des démocraties libérales dans le contexte moderne. Il s’agit d’un aspect novateur et particulièrement porteur qui pourrait être pris en compte dans le futur traité bilatéral franco-italien, si celui-ci aboutit, mais qui constitue au-delà de cet effort une hypothèse de travail pour penser le progrès européen et donc celui des relations franco-italiennes