Rome/Paris. Peut-on structurer un mouvement populaire sans trahir l’esprit égalitaire de ses origines ? Ce dilemme a toujours accompagné l’émergence de nouvelles forces politiques opposées à l’ordre existant ou se déclarant « hors système ». Il y a quelques années, les militants de Podemos avaient longuement débattu sur la nature à donner à leur mouvement sur la scène politique espagnole, avant de trancher en faveur de la constitution d’un parti (7).

Durant la campagne électorale présidentielle française de 2017, le rejet de la forme « parti politique » avait déjà fait l’objet de débat dans le sens d’une évolution du militantisme vers des formes plus citoyennes, plus conformes à la « modernité liquide » décrite par Zygmunt Bauman (6).

Le Parti d’Emmanuel Macron, « En Marche  », incarnait par son nom même la volonté de procéder à une synthèse, à la constitution d’un parti en mouvement. Aujourd’hui ce sont les Gilets Jaunes, résolument hostiles aux partis politiques et en même temps en mal de structure et de représentants légitimes, qui sont confrontés à ce dilemme : doivent-ils transformer leur mouvement en parti ?

C’est sur ce terrain mouvant qu’une tentative de séduction est arrivée d’Italie lundi 7 janvier, faisant grand fracas (2). Au risque d’attiser les braises d’une relation franco-italienne déjà mise à mal par de nombreux différends, les deux leaders actuellement au gouvernement à Rome, Luigi di Maio pour le Mouvement 5 Étoiles (M5S) et Matteo Salvini pour la Ligue, ont tenu des propos de soutien aux Gilets Jaunes. « Gilets Jaunes, ne faiblissez pas ! » a écrit sur le blog de son parti Luigi di Maio, en proposant de mettre à disposition des contestataires français les techniques et le savoir-faire du M5S, notamment la plate-forme Rousseau (voir à ce sujet l’article du Grand Continent paru la semaine dernière) (5).

Au même moment, Matteo Salvini tenait lui aussi des propos de soutien au mouvement français, accompagnés d’une violente attaque du président Macron : « Plus vite il rentrera chez lui, mieux ça vaudra ! », a déclaré le ministre de l’Intérieur. À quelques mois des élections européennes, le président français est le bouc émissaire parfait pour le dirigeant d’extrême-droite italien. Il fait office « d’ennemi » idéologique sur les questions européennes, et d’antagoniste idéal sur les différends franco-italiens, notamment sur la question migratoire, pour mieux détourner l’attention du public italien des divisions au sein du gouvernement Di Maio-Salvini (4).

Après un moment d’hésitation, certaines voix emblématiques du mouvement des Gilets Jaunes ont décliné l’invitation de manière relativement sèche. Dans un premier temps, Jacline Mouraud représentante de la frange modérée désireuse de créer une structure politique baptisée « Les Émergents », a refusé « l’ingérence de Di Maio » : « l’Italie est l’Italie et la France est la France : nous ne sommes pas les mêmes personnes, je pense que votre vice-Premier ministre fait de l’ingérence dans les affaires intérieures de notre pays ».

Vendredi 11 janvier, Éric Drouet, animateur de la très suivie page Facebook « La France en colère ! ! ! » et figure plus radicale du mouvement très courtisée par La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, a semblé plus hésitant, en déclarant dans un premier temps qu’une rencontre avec Luigi di Maio était « faisable ». Avant de refermer la porte en affirmant qu’il n’y aurait pas d’axe Gilets Jaunes franco-italien (1). Il refuse toute « aide politique », qualifiant même le mouvement « d’apolitique ».

La tentation de prendre exemple sur le M5S qui, d’un mouvement « anti-caste » est parvenu à se structurer en parti politique jusqu’à conquérir le pouvoir, est donc bien présente, même si tout accord serait aujourd’hui vécu par une partie importante des militants qui descendent chaque samedi sur les ronds-points comme une trahison de la volonté initiale de ne pas rentrer dans le jeu politique. Sur le blog Les #GiletsJaunesCitoyens, la porte est d’ailleurs loin d’être totalement refermée. Après avoir repoussé l’invitation lancée par Luigi Di Maio, une possible rencontre reste au programme, à une date encore à définir. Avec pour objectif non pas la demande d’une « aide politique mais simplement à un échange et à un dialogue » afin de donner un « second élan » au mouvement avec un écho international. Et un avertissement à la clef : « cette rencontre n’est nullement une caution morale aux idées politique du vice-ministre et au parti 5 étoiles (…) Nous précisons que cette même demande est envoyée à tous les dirigeants européens…. ! ! ! ! » (3).

Le Mouvement 5 Etoiles a mis plusieurs années à transformer la colère initiale du Vaffa**** Day de 2007 en organisation politique. Les Gilets Jaunes ne sont dans la rue, après tout, que depuis neuf semaines.

Sources :

  1. CLAVEL Geoffroy, Gilets jaunes : Éric Drouet rejette l’aide de Luigi di Maio, Huffpost, 11 janvier 2019.
  2. FEMIA Filippo, Di Maio corteggia i gilet gialli : “Siamo con voi”, La Stampa, 8 janvier 2019.
  3. Blog des Gilets Jaunes Citoyens.
  4. LACROIX Alexis, Italie : « Di Maio cherche des alliés en France », L’Express, 11 janvier 2019.
  5. Marketing cinq étoiles, Le Grand Continent, 8 janvier 2019.
  6. Zygmunt Bauman, le théoricien de la « modernité liquide », est mort, Nouvel Observateur, 10 janvier 2015.
  7. PUCCIARELLI Matteo, Podemos, gli eredi degli Indignados diventati partito, La Repubblica, 25 mai 2015.

Vera Marchand