Rome. Deux semaines après l’intervention spectaculaire de la Chine dans l’urgence médicale de l’Italie, la Russie a rejoint le jeu. Du personnel en uniforme, y compris des médecins et des infirmières, des unités mobiles pour le confinement des menaces bactériologiques et la décontamination des sols, et 100 « techniciens » (c’est-à-dire, des soldats) ont débarqué de l’avion de transport militaire russe IL76, dans une opération que Vladimir Poutine a appelée « Bons baisers de Russie »1. Selon certaines sources gouvernementales italiennes, le nombre de « techniciens » serait nettement plus élevé.

Un convoi de véhicules blindés aux drapeaux russes soufflant au vent s’est dirigé sur la route de la Pontina de Rome à Pratica di Mare, une petite ville où, en 2001, grâce à la médiation du Premier ministre italien de l’époque, Silvio Berlusconi, une rencontre historique a eu lieu entre Poutine et le président américain de l’époque, George Bush. Ils se sont ensuite rendus à Bergame, l’une des villes italiennes les plus touchées par la pandémie.

« Nous ne parlons pas ici de conditions, de calculs ou d’espoirs », a déclaré Dmitri Peskov, le porte-parole du ministère des affaires étrangères. « Il n’y a pas d’incompatibilité entre générosité et intérêt », a déclaré Stefano Stefanini, ancien ambassadeur italien auprès de l’Union européenne et conseiller diplomatique du Président de la République ; « Nous acceptons [cette aide] et nous en sommes reconnaissants ; si les rôles étaient inversés, nous ferions la même chose mais sans nous lier les mains sur d’autres questions telles que les sanctions »2.

Mais, comme pour la Chine, nombreux sont ceux qui supposent que tout cela sera facturé plus tard. « Dans une situation d’urgence comme celle que nous traversons, tout soutien est le bienvenu », a déclaré le général (à la retraite) Vincenzo Camporini, ancien chef d’état-major de la Défense, aujourd’hui membre du parti politique Azione. « Mais il ne fait aucun doute que l’opération a une grande valeur stratégique et médiatique, et qu’elle sera largement exploitée par la Russie ». Lia Quartapelle, députée du parti démocrate et membre de la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants, a ainsi mis en garde : « L’Italie est reconnaissante pour l’aide reçue – cependant, nous ne devons pas confondre gratitude et changements massifs de notre politique étrangère ».3

Une photo sur le site du ministère russe de la Défense résume les inquiétudes4. Le général Sergey Kikot, Commandant adjoint du département de défense contre les radiations, (les produits chimiques et biologiques de l’armée russe), y paraît debout, au ministère de la Défense à Rome, pointant du doigt une carte de l’Italie. L’image est une iconographie militaire classique. Il se pourrait bien, néanmoins, que le raisonnement qui sous-tend l’opération soit plus moderne.

Le général Kikot a joué un rôle de premier plan dans le conflit syrien, notamment en dirigeant l’effort de propagande russe visant à exonérer le régime d’Assad de l’accusation d’avoir utilisé des armes chimiques. L’aspect le plus controversé concerne le nombre de soldats russes impliqués, qui n’a pas été rendu public. La Stampa a cité des sources de haut niveau qui affirment que même le gouvernement italien a exprimé certaines inquiétudes quant à l’utilité de l’aide russe – par exemple, pour la décontamination des sols, ou l’inefficacité d’autres équipements fournis5. Les accusations de la presse ont été accueillies avec agacement et avec des menaces voilées dans les derniers jours par Igor Konachenkov, général de division et représentant officiel du ministère russe de la Défense. La phrase suivante de la lettre de Konachenkov a suscité une inquiétude particulière : « Qui fodit foveam, incidet in eam. (« celui qui creuse une tombe y tombera » ). Ou, encore plus clairement : Bad penny always comes back »6.

Annexion de la Crimée, la Russie conserve une image négative en Europe

Le président Poutine a plaidé en faveur de ce déploiement lors d’un long appel téléphonique avec le premier ministre Giuseppe Conte le 21 mars. Il est vrai que le chef du gouvernement italien est aux prises avec une urgence sans précédent. Mais la décision d’accepter l’offre russe ne semble pas avoir été bien communiquée aux ministères de la défense et des affaires étrangères. Le Kremlin, en revanche, semble avoir su exactement ce qu’il faisait. Le site web de la Présidence de la République, par exemple, a immédiatement publié la lecture de l’appel indiquant qu’il envoyait également des véhicules et du personnel militaire, alors que Palazzo Chigi (siège du gouvernement italien) ne l’a pas fait7.

La question est maintenant de savoir comment la Russie exploite son stratagème, jusqu’ici couronné de succès, en Italie. Au niveau national, elle détourne l’attention du public de la propagation du coronavirus en Russie. Poutine apparaît à la fois comme un bon samaritain et comme un leader international décisif. Sur le plan géopolitique, l’objectif peut être de semer la discorde dans l’opinion publique et les institutions italiennes, ainsi qu’au sein de l’Union européenne et de l’OTAN. Spoutnik Italie a commenté l’arrivée de l’aide dans le pays : « La Russie est là. Et l’Union ? ». Dans une lettre à La Stampa, l’ambassadeur russe Sergey Razov a déclaré : « Nous offrons aux lecteurs la possibilité de juger par eux-mêmes qui viendra en aide au peuple italien dans les moments difficiles, et comment. En Russie, nous avons ce dicton : «  On peut voir de vrais amis en cas de besoin » »8.

Ce récit trouve un large public en Italie, sur un terrain déjà préparé par la propagande chinoise et par des gaffes administratives et politiques internes. La Russie et la Chine se disputent l’influence géopolitique en Italie. On ne sait peut-être pas qui sera le gagnant, mais il est facile de voir qui sera le perdant.

Cet article a été publié à l’origine en anglais sur le site web du CEPA (Center for European Policy Analysis) sous le titre « Russian Dressing » et est reproduit ici en exclusivité dans sa traduction française.

Crédits
Cet article fait partie de Common Crisis, une série analytique du CEPA sur les implications de COVID-19 pour la relation transatlantique.