Idlib. La région d’Idlib, ultime bastion de l’opposition syrienne, est aujourd’hui au cœur d’un jeu géopolitique complexe qui cristallise les divergences d’agenda entre Moscou et Ankara. Comme l’illustre l’accord turco-russe du 5 mars dernier1, les deux puissances sont certes des partenaires stratégiques mais poursuivent des objectifs distincts.

Les autorités turques font face à un double impératif stratégique. D’une part, elles veulent empêcher les forces kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD) – émanation syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) – d’acquérir une trop grande autonomie le long de sa frontière. Une telle situation permettrait inévitablement au PKK de profiter d’une profondeur stratégique dans le Rojava (Kurdistan syrien) et, par conséquent, d’alimenter le conflit interne qui dure depuis 1984.  D’autre part, elles entendent limiter l’afflux de réfugiés syrien sur le territoire turc. Selon le Bureau de coordination des affaires humanitaires (OCHA) des Nations unies, la région d’Idlib compte en mars 2020 une population de 2,6 millions d’individus susceptibles de fuir en cas d’avancée de l’armée syrienne. Ainsi, dans le but de restreindre les entrées de réfugiés sur son territoire et non de soutenir une opposition syrienne à bout de souffle, désormais majoritairement dominée par les combattants djihadistes du groupe Hayat Tahrir Al-Cham2, la Turquie a déployé 9000 hommes autour d’Idlib en mars 2020 dans le cadre de l’opération « Bouclier de printemps ».

Face à ce double impératif, le président turc, Recep Tayyip Erdoğan ambitionne d’établir une « ceinture arabe » le long de la frontière turque côté syrien. Concrètement, la Turquie veut reloger les réfugiés syriens présents en Turquie ainsi que les populations de la province d’Idlib, majoritairement arabes et sunnites, dans le nord de la Syrie, jusqu’alors majoritairement kurde, afin d’y limiter l’emprise du PYD3. C’est pour amorcer cet ambitieux projet que la Turquie a délogé les Forces démocratiques syriennes (FDS), parmi lesquelles les membres du PYD sont majoritaires, d’une bande de terrain longue de 120 kilomètres et profonde de 30 kilomètres dans la région de Tal Abyad et de Ras’ al Ayn lors de l’opération « Source de paix » en octobre 20194. Néanmoins, pour Ankara, la ville kurde de Kobané, lien naturel entre les cantons kurdes d’Afrin et de la Djézireh, est indispensable pour la mise en œuvre de ce projet. Or la ville symbole de la résistance kurde à Daech est actuellement aux mains du régime syrien appuyé par des troupes russes rendant impensable sa prise par la force pour l’armée turque.

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Dans ce contexte, Moscou fait office de maître du jeu et dispose de plusieurs atouts considérables. Afin d’asseoir la victoire tactique du régime sur le terrain, la reprise de la région d’Idlib, et notamment de son autoroute M4 reliant Alep, capitale commerciale, à Lattaquié, fief alaouite, est une priorité dans la reconstruction économique et politique de la Syrie du clan Assad. Pour faire plier Ankara sur ce dossier, le Kremlin négocie discrètement avec les forces kurdes du PYD. L’enjeu est double pour Moscou. Il s’agit de convaincre les forces kurdes d’intégrer progressivement l’appareil sécuritaire syrien et de briser la fragile alliance qu’elles entretiennent avec les Etats-Unis5. En face, le PYD espère arracher plusieurs concessions à Moscou sur le devenir du nord-est syrien. Le parti kurde aspire notamment à conserver sa force armée et à préserver son système d’organisation administratif mis en place au Rojava sur un modèle qui semble se rapprocher du Kurdistan irakien.

Ces négociations sont déterminantes dans la future attitude que Moscou observera à l’égard de la Turquie. Pour autant, même si les négociateurs du PYD se montrent conciliant vis-à-vis des exigences russes, on imagine mal comment le réalisme de Poutine le détournerait de son partenariat stratégique avec Ankara. Le président russe, qui souhaite que le nord-est de la Syrie reste un territoire tronçonné, ne facilitera néanmoins pas la tâche aux Turcs. Le retrait des forces russes et pro-régime dans le nord-est de la Syrie se feront au prix de concessions de la part du gouvernement turc à Idlib. La reprise de la ville par le régime risque de repousser les populations civiles et les groupes djihadistes sur un espace de plus en plus étroit le long de la frontière. Cette concentration de groupes armées et de populations déplacées laisse présager, selon certains observateurs, l’émergence d’une nouvelle « bande de Gaza » sur un espace de moins de 1000 kilomètres carrés à la frontière turco-syrienne6.

Sources
  1. JEGO Marie, VITKINE Benoit, Le fragile cessez-le-feu à Idlib, un revers pour Erdogan, Le Monde, 6 mars 2020
  2. BARTHE Benjamin, En Syrie, les promesses ambiguës des djihadistes d’Idlib, Le Monde, 10 mars 2020
  3. BONZON Ariane, La guerre russo-turque n’aura pas lieu, Slate.fr, 5 mars 2020
  4. LASJAUINIAS Aude, A qui profite l’opération militaire turque en Syrie  ?, Le Monde, 24 octobre 2019
  5. AYTON Matthew, Amid US uncertainty in Syria, Kurdish YPG eyes bolstering ties with Russia, Atlantic Council, 23 mars 2020
  6. BALANCHE Fabrice, Idlib May Become the Next Gaza Strip, The Washington Institute, 26 mars 2020