Effet de l’européanisation du politique, en Italie on a cru voir arriver Le Pen et on aura très probablement Macron. Comment le Movimento Cinque Stelle s’est normalisé et, sous son écorce populiste, se prépare à mettre en œuvre un agenda technocratique.

Depuis sa création en 2009, le Movimento Cinque Stelle de Beppe Grillo est devenu un élément incontournable du paysage politique italien. Pour certains il représente un espoir de renouveau de la classe politique à travers la lutte contre la corruption ; pour d’autres il ne s’agit que d’une secte populiste, anti-scientifique et anti-européenne. En effet, non seulement le langage tenu par Beppe Grillo sur son blog a pu évoquer des analogies avec le fascisme, mais ses députés et sénateurs (des inconnus au bataillon rentrés “par miracle” au Parlement en 2013) se sont souvent fait remarquer par leur manque d’expérience, attention euphémisme : l’un qui dénonça un projet d’implantation de puces sous-cutanées pour contrôler la population, une autre qui affirma l’existence des sirènes, et beaucoup d’autres encore pour dénoncer des complots visionnaires.

S’il est vrai que l’Italie est effectivement un pays corrompu et qu’il est effectivement au centre de jeux d’influences géopolitiques en raison de sa position stratégique de porte-avion de la Méditerranée, s’il est vrai qu’effectivement les dynamiques du capitalisme produisent aujourd’hui plus que jamais des dysfonctionnements majeurs, jamais le Movimento n’a semblé réussir à produire un discours cohérent pour interpréter ces phénomènes ; il a cependant réussi à canaliser le ressentiment d’une partie de la population italienne, en particulier des jeunes. Canaliser, d’accord, mais dans quoi ? Et pour le compte de qui ? Telle est la question.

En 2012 Beppe Grillo affirma avec une certaine lucidité que c’est grâce à son mouvement qu’en Italie il n’y a pas de parti comme l’Aube Dorée en Grèce ; il a cependant été partiellement contredit en 2018 par le succès de la Lega de Matteo Salvini (qui propose une déportation massive des immigrés clandestins) et l’augmentation de la violence xénophobe sur le territoire.

La nouvelle d’un sénégalais tué à Florence par un italien dépressif au lendemain des résultats des élections, tout droit sortie de L’Etranger de Camus, n’a fait que peu de remous dans l’opinion publique d’un pays où certains considèrent Grillo “de gauche” bien qu’il ait défendu en 2007 l’idée d’une “sacralité des frontières”. Mais entre-temps Beppe Grillo s’est désinvesti et le Movimento a bien changé : pour se présenter aux élections législatives du 4 mars 2018, non seulement il a choisi une image plus rassurante — celle de Luigi Di Maio, un activiste de 31 ans de Naples, candidat premier ministre — mais a aussi présenté un programme et une liste de ministres composées de techniciens proches du centre-gauche. Le Movimento sera donc à la fois le parti des anti-vaccins et celui du culte des experts : contradiction centrale qui n’en est pas forcément une. Face à la narration de la presse étrangère, comme le New York Times affirmant que l’Italie a fait le choix du “chaos illibéral”, nous voudrions proposer une lecture tout à fait opposée. Mais pas forcément moins inquiétante.

De quoi le Movimento Cinque Stelle est-il le nom ?

Après une campagne électorale qui a vu la grande presse plutôt indulgente avec lui, M. Di Maio a remporté 32 % des voix. Le Movimento est donc désormais le premier parti d’Italie mais la coalition des trois partis de droite et extrême-droite est devant lui avec un total de 37 %. Puisque ce score ne leur suffit pas pour gouverner sauf coups de théâtre (il faut rappeler qu’en 2008 Berlusconi “acheta” des sénateurs…) la question est désormais de comprendre si M. Di Maio penchera vers la droite ou vers la gauche ; s’il est plus proche de populistes anti-européens de la Lega — comme le croient beaucoup de ses ennemis et surtout beaucoup de ses électeurs — ou si finalement le parti a accompli son parcours de normalisation. Tous les indices pointent vers cette seconde hypothèse, et c’est la raison pour laquelle on pourrait résumer la parabole du Movimento en une formule que les lecteurs français comprendront facilement : on a cru voir arriver Le Pen, on aura Macron.

V for Vaffanculo


La force de l’habitude nous distrait de l’observation des détails, mais il en est un sur le symbole même du parti de Beppe Grillo qui mérite d’être analysé : le grand V rouge qui casse l’orthographe du mot “moVimento”. Il évoque le premier fait d’armes du mouvement, le Vaffanculo Day du 8 mai 2007, un grand rassemblement populaire pour crier le ras-le-bol (littéralement : “allez vous faire foutre”) d’une partie de la population italienne face à la corruption. Beppe Grillo se proposait ainsi comme l’héritier radical du culte du pouvoir judiciaire que la gauche italienne, en mal d’arguments économiques plus convaincants, avait opposé à Silvio Berlusconi pendant quinze ans. Une narration simpliste qui évacuait le problème principal de la justice en Italie : soit que le problème de la corruption justement touchait aussi le pouvoir judiciaire, qui est tout sauf un pouvoir neutre.

La question est désormais de comprendre si M. Di Maio penchera vers la droite ou vers la gauche

raffaele alberto ventura

Le grand V de Vaffanculo, pourtant, cachait une autre référence, dans sa typographie : il s’agissait aussi du V de V for Vendetta, film américain sorti l’année auparavant et depuis devenu un véritable symbole politique. Tiré d’une bande dessinée d’inspiration anarchiste signée par Alan Moore et David Lloyd, il raconte les péripéties d’un superhéros dans un monde totalitaire qui ressemble beaucoup au nôtre : son masque, inspiré du terroriste catholique Guy Fawkes, est depuis devenu le symbole des révoltes des indignés de tous bords, des hackers d’Anonymous aux Printemps arabes… Une série de mouvements qui ont pu exciter la Gauche pendant quelque temps mais qui ont tous fini par la décevoir, voire l’embarrasser, le temps de se rendre compte que les uns étaient peut-être des espions à la solde du Kremlin et les autres des instruments de déstabilisation politique qui ne servirent finalement qu’à faire monter au pouvoir des extrémistes religieux. Mais ce n’est sûrement qu’une coïncidence.

Grillo, qu’on y croie ou pas, fut le premier à récupérer V for Vendetta dans un contexte politique. Le film se termine par une spectaculaire explosion du Palais de Westminster à Londres et cette image était la métaphore parfaite de ce que comptait faire Beppe Grillo au Parlement italien. Peu avant la victoire du Movimento en 2012 il déclara qu’il fallait “ouvrir le Parlement comme une boîte de thon” et certains y lirent des échos d’une déclaration semblable de Benito Mussolini en 1922. Mais ce qui est le plus intéressant c’est de remarquer comment la rhétorique spectaculaire d’un film hollywoodien a pu filtrer dans la réalité politique, en allant nourrir une certain vision véritablement post-idéologique du pouvoir et du contre-pouvoir. Un pur mythe politique façonné par l’industrie culturelle américaine.

Deux ans après le succès du premier Vaffanculo Day, le Movimento Cinque Stelle naît. C’est l’invention d’un comique de la télévision, Beppe Grillo, et du gourou d’une entreprise de conseil informatique, Gianroberto Casaleggio : un mouvement, si l’on veut, mais aussi un gigantesque projet de manipulation du consensus ainsi qu’une véritable machine à clics à travers un réseau de blogs gorgés d’annonces publicitaires. Derrière le mythe, une vision quasi-religieuse de la technologie qui devrait finalement servir à réaliser le rêve d’une véritable démocratie directe : une vidéo inquiétante intitulée “Gaia – The future of politics” fait la synthèse de cette vision, bien que celle-ci soit aujourd’hui présentée comme “aucunement représentative des intentions du Movimento Cinque Stelle” et qui n’est pas sans rappeler certaines visions eschatologiques bannoniennes.

Malgré ce culte d’Internet, tous les systèmes informatiques réalisés par l’entreprise de Casaleggio au cours des années pour permettre de choisir directement depuis son ordinateur les candidats et les options politiques se sont révélés des échecs : choix manipulés par les “propriétaires” du mouvement, problèmes informatiques, infiltrations et surtout une démocratie fortement limitée par les choix du leader charismatique… Aucun des choix stratégiques n’est laissé aux activistes, mais toujours imposé du haut. La démocratie directe est le véritable MacGuffin du Movimento Cinque Stelle, cet élément narratif “vide de contenu” qui selon Hitchcock servait à faire tourner un bon thriller.

Plusieurs fois, au cours des années, les observateurs ont pu avoir l’impression que le parti de Grillo n’était qu’une grosse blague. L’indice le plus évident, ou si l’on veut le plus inquiétant, est une vidéo postée le 12 avril 2012 où Grillo explique de façon particulièrement décousue une technologie pour combattre la corruption développée par Casaleggio du nom de “SWG4 zip war Airganon”, évidemment inventée. Le comique, qui semble pourtant toujours sur le point d’éclater à rire, accompagne cette vidéo d’un texte totalement sérieux. Un an plus tard, lors des élections législatives de 2013, son parti entre au Parlement avec 25 % des voix. Plutôt énorme comme blague.

Dix parfums aux prix d’un

Une métaphore efficace pour définir le Movimento Cinque Stelle est celle du Bombastium. Relisez vos classiques, à savoir l’histoire de Picsou Une affaire de glace, signée par Carl Barks en 1957. Elle raconte comment le canard multimilliardaire entra en possession d’une boule de Bombastium, un élément mystérieux convoité par les services secrets de la Brutopie, c’est à dire l’Union Soviétique. Au cours de ses péripéties, de Donaldville jusqu’au Pôle Nord, Picsou et ses petits neveux découvrent que le Bombastium est une sorte de boule de glace aux propriétés extraordinaires : chaque fois qu’on y goûte, elle a un parfum différent. Avant de comprendre cela, les neveux perdront un temps fou à se chamailler à propos du véritable goût de cette glace : Fraise ? Chocolat ? Vanille ?

Il en va de même pour le Movimento Cinque Stelle. Ses supporters et ses ennemis goûtent à son programme contradictoire, “ni de droite ni de gauche” bien sûr, et en tirent les conclusions les plus disparates : Beppe Grillo est communiste ! Beppe Grillo est nazi ! Beppe Grillo est pour la décroissance, donc logiquement pour l’austérité ! Beppe Grillo est keynésien, puisqu’il s’inspire du prix Nobel Joseph Stiglitz ! Beppe Grillo est contre l’Europe, puisqu’il s’est associé avec Nigel Farage ! Non, il est pour l’Europe, depuis qu’il a effacé de son programme certains éléments radicaux : la preuve, il a essayé de s’associer au Parlement européen avec les libéraux de Guy Verhofstadt ! Qui a raison, qui a tort ? Tous. Car l’idéologie de Grillo est comme le Bombastium, son parfum dépend des points de vue.

Relisez vos classiques ! L’idéologie de Grillo est comme le Bombastium

Raffaele alberto ventura

Ceci explique son succès aux urnes. Un peu de suspension de l’incrédulité suffit pour trouver dans le discours du Movimento Cinque Stelle ce que l’on veut y trouver. Le libéral y trouvera une dénonciation des gaspillages du pouvoir public et une critique d’un système fiscal vexatoire. Fraise ! Le fasciste savoure une critique radicale du parlementarisme ainsi qu’un chef charismatique qui fait des moues pittoresques comme ce bon vieux Mussolini. Chocolat ! L’homme de gauche se laisse tenter par le revenu de citoyenneté. Vanille ! Le conspirationniste trouvera tous les complots dont il rêve. Pistache ! Et l’homme de la rue espère juste que le succès de cette force nouvelle puisse produire un choc qui résoudra, comme par magie, les problèmes de l’Italie. Ce Bombastium est véritablement extraordinaire : le 25 % de 2012 et le 32 % du parti de Grillo est le produit de l’agrégation de demandes politiques très différentes, des demandes en apparences inconciliables et contradictoires. Et si toute ces contradictions sont naturellements portées à fondre, comme de la glace, à l’épreuve d’une responsabilité politique, il est néanmoins extraordinaire qu’elles aient pu tenir dans un même discours politique. Pour ceux qui chercheraient une référence un peu plus élevée qu’une vieille bande dessiné, il ne nous reste que de citer Baudouin de Forde, archevêque de Cantorbéry de 1185 à 1190, parlant du Christ :

Chacun goûte en lui une saveur différente… Car il n’a pas la même saveur pour le pénitent et le commençant, pour celui qui avance et celui qui touche au but. Il n’a pas le même goût dans la vie active et dans la vie contemplative, ni pour celui qui use de ce monde et pour celui qui n’en use pas, pour le célibataire et l’homme marié, pour celui qui jeûne et fait une distinction entre les jours et pour celui qui les estime tous semblables (Rm 14,5)… Cette manne a une douce saveur parce qu’elle délivre des soucis, guérit les maladies, adoucit les épreuves, seconde les efforts et affermit l’espérance… Ceux qui l’ont goûté « ont encore faim » (Eccl 24,29) ; ceux qui ont faim seront rassasiés. (Le Sacrement de l’autel III, 2 ; PL 204, 768-769 ; trad. Orval ; cf SC 94, p.565)

Il y a donc une sorte de théologie politique dans le discours de Beppe Grillo, et aujourd’hui dans celui de ses héritiers : ils se partagent entre les militants “de lutte” (comme Alessandro di Battista, la bête de scène) et ceux “de gouvernement” (comme Luigi Di Maio, le politicien paisible). Le Movimento Cinque Stelle a toujours joué avec adresse sur l’ambiguïté de son message, l’adapte en fonction des contextes et des interlocuteurs, en basculant du registre de l’ironie à celui du premier degré, et laissant de côté au fur et à mesure les prises de position les plus embarrassantes. Grillo a donc pu défendre, au cours des vingt dernières années, des hypothèses conspirationnistes sur le SIDA, des méthodes pour guérir le cancer, des petites astuces ménagères pour laver le linge sans savon (et ne pas enrichir les multinationales), ainsi qu’une extravagante théorie monétaire qui a eu ses heures de gloire.

Or bien sûr le langage politique est toujours vague, c’est sa nature comme l’a bien montré Ernesto Laclau en étudiant la “raison populiste” qui sert à agréger des demandes politiques différentes, donc des groupes sociaux et des intérêts de classe différents. Car si on voulait départager notre boule de Bombastium parmi ceux qui préfèrent la fraise et ceux qui préfèrent la pistache, nous n’aurions plus aucune boule. Mais si nous nous adressons de façon plus vague à tous ceux qui aiment la “bonne glace”, sans faire de distinctions parmi les fruits et les crèmes, nous pourrions satisfaire tout le monde. Qui n’aime pas la bonne glace ? Juste les politiciens corrompus, assurément.

Comme le fit à son époque l’abbé Sieyès avec son idée de “Nation”, Grillo a ainsi construit dans le langage une nouvelle classe sociale, qu’il appelle “Peuple”, composée par tous ceux qui se sentent victimes d’une injustice. Et ils sont nombreux en Italie ! Il a donc su tenir dans un seul symbole, au cri de Vaffanculo, un univers très complexe. Il est évident qu’il ne pourra pas satisfaire tout le monde. Au fur et à mesure que cette ambiguité se précisera, sa base d’électeurs fondra aussi. Précisément comme le Bombastium dans les mains de Picsou. Bienvenue Mister Di Maio

Cette métaphore ne doit pas être complètement saugrenue puisque le comique a déclaré, au lendemain des élections de mars 2018, que “le Movimento peut s’adapter à tout”. Cela est d’une certaine façon rassurant, car on lit entre les lignes une volonté de dépasser le populisme qui a fait le succès du mouvement, mais au fond profondément inquiétant car on comprend que Grillo nous parle d’un contenant sans véritable contenu. D’autant plus que le fonctionnement du parti est très opaque : la “marque” est la propriété d’une entreprise privée, la Casaleggio Associati, qui décide en tout et pour tout la ligne politique à tenir par ses membres. Comme l’ont montré les reportages de Luciano Capone sur Il Foglio, organe du centre libéral aujourd’hui proche de l’ancien premier ministre Matteo Renzi, cette opacité n’est pas loin de présenter un vice d’inconstitutionnalité — un détail qui ne scandalise pas trop dans le pays de Silvio Berlusconi, qui s’est présenté aux élections sous le poids d’une condamnation qui le rend inéligible.

Le Movimento Cinque Stelle a passé les mois avant les élections à rassurer la bourgeoisie (ainsi que les investisseurs étrangers) sur sa capacité de gouverner le pays. On a donc vu des journalistes chevronnés — notamment au Corriere della Sera, le grand quotidien centriste qui a toujours su s’accoutumer au pouvoir, de Mussolini à Berlusconi — prendre au sérieux leur programme et les traiter avec une certaine indulgence, en prévision d’une probable victoire. Car c’est biens les anciens pouvoirs consolidés, les “Poteri Forti” comme l’on dit en Italie, qui ont accompagné l’ascension du Movimento.

Le fonctionnement du parti est très opaque : la “marque” est la propriété d’une entreprise privée, la Casaleggio Associati, qui décide en tout et pour tout la ligne politique à tenir par ses membres

raffaele alberto ventura

À l’issue des résultats des élections, et si l’on exclut une coalition “populiste” avec la Lega qui ferait vaciller l’Euro, la solution la plus naturelle semble donc celle d’un gouvernement avec le Parti Démocratique de centre-gauche. C’est à ça que semblerait œuvrer le président de la République, M. Mattarella ; et c’est ça que préparait M. Di Maio avec sa liste de ministres, envoyée au président une semaine avant la victoire, de façon très peu institutionnelle. Des commentateurs historiques de la gauche, comme le fondateur du quotidien La Repubblica Eugenio Scalfari, ont changé leur position sur le mouvement et déclarent maintenant qu’il est possible d’envisager une alliance : “Le Movimento Cinque Stelle est désormais le grand parti de la gauche moderne”. Les industriels se sont aussi prononcés à la faveur de cette union : “Un parti démocratique qui ne nous fait pas peur”. Le plus difficile reste de faire accepter cette humiliation à Matteo Renzi et à son Parti Démocratique, qui a déjà lourdement payé ses années au gouvernement en coalition avec le centre droit. Mais l’alternative, c’est à dire laisser gouverner l’extrême droite, est lourde en responsabilités. Ce dilemme déchirant pourrait bien porter à une scission de la gauche italienne, voire à son autodestruction. Le Movimento Cinque Stelle se voit déjà prêt à la remplacer.

Finalement le Movimento Cinque Stelle aujourd’hui n’est ni un parti d’extrême gauche ni un parti d’extrême droite comme il a pu le faire croire : il est, d’une certaine façon, l’héritier de la Démocratie Chrétienne à l’âge d’Internet.

RAFFAELE ALBERTO VENTURA

Par des chemins différents, il est arrivé en Italie la même chose qu’en France : les deux forces majoritaires de droite et de gauche ont explosé en vol, et désormais les pays se retrouvent avec d’un côté une nouvelle droite néonationaliste et de l’autre un parti qui se veut “ni de droite, ni de gauche” et assure pouvoir conduire des réformes pour moderniser le pays. Le Movimento Cinque Stelle s’est retrouvé dans ce rôle, plutôt surprenant vues ses origines, en glissant là où il a trouvé un vide à occuper pour se vendre au plus offrant. C’est bien la caractéristique du Bombastium.

Reste à savoir s’il ne s’agit pas là de l’énième déguisement de ce mouvement ambigu dont on ignore trop pour ne pas percevoir le risque majeur que représente son succès. Derrière le sourire rassurant de M. Di Maio et derrière ses monologues appris par cœur, on devine le travail de l’équipe de communicants de Casaleggio, guidée par un ancien concurrent du Loft Story italien. Le créateur de “mèmes” Logo Comune a ainsi suggéré par un montage vidéo l’analogie entre l’homme politique napolitain et le protagoniste du film Bienvenue Mister Chance (Being There, 1979), interprété par Peter Sellers, un ingénu qui sur un malentendu fera une brillante carrière politique.

Car sous son écorce populiste le Movimento semble tout simplement se préparer à mettre en œuvre un agenda technocratique qui puisse s’intégrer de façon élastique dans une plus ample gouvernance ordolibérale de l’espace européen. Le premier objectif de Grillo a toujours été de couper radicalement les dépenses publiques. Quant à sa position sur la question de l’Euro, elle n’a fait que changer au cours des années ; et pourtant on pourrait avoir envie de prendre au sérieux cette déclaration de 2014 selon laquelle l’échelle nationale serait obsolète et l’Italie devrait être “découpée en macro-régions” comme le prônait Gianfranco Miglio. Il faut aussi faire attention à la façon dont ont étés présentés à la presse les ministres potentiels d’un gouvernement potentiel, comme par exemple l‘économiste Andrea Roventini : “Andrea a un record de publications qui le positionne dans le top 10 % mondial des économistes et dans le top 5 % national. Avec lui nous présentons au ministère de l’Economie tout ce que nous avons toujours désiré : jeunesse, mérite, excellence scientifique et indépendance politique”. Un discours post-idéologique, donc tout à fait idéologique.

On peut aussi voir comment M. Di Maio conçoit ce qu’il appelle le “revenu de citoyenneté”. Cette mesure, qui a pu séduire des rescapés de la gauche ainsi que les dévots de l’Etat-Providence, surtout dans l’Italie du Sud au taux de chômage considérable, n’est dans la version du Movimento Cinque Stelle qu’une sorte d’allocation de chômage qui prévoit des conditions très strictes et notamment l’obligation pour le demandeur d’emploi d’accepter le troisième poste qui lui est proposé, partout en Italie puisque la base de recherche d’emploi sera nationale. Le miracle politique de M. Di Maio serait de réussir à imposer une telle réforme, en ligne avec la législation européenne souvent critiquée par les partis de gauche (Hartz IV, réforme Macron, donc flexsecurity ou workfare), sous l’apparence d’une mesure populaire et populiste. Voire de démanteler le service public sous prétexte de le remplacer par le revenu universel — “Notre objectif de long terme et de dépasser le système actuel de sécurité sociale” — comme dans la vision de Milton Friedman. Chapeau !

Par des chemins différents, il est arrivé en Italie la même chose qu’en France : les deux forces majoritaires de droite et de gauche ont explosé en vol, et désormais les pays se retrouvent avec d’un côté une nouvelle droite néonationaliste et de l’autre un parti qui se veut “ni de droite, ni de gauche” et assure pouvoir conduire des réformes pour moderniser le pays

RAFFAELE ALBERTO VENTURA

Assistons-nous à une macronisation de Beppe Grillo ? Finalement le Movimento Cinque Stelle aujourd’hui n’est ni un parti d’extrême gauche ni un parti d’extrême droite comme il a pu le faire croire : il est, d’une certaine façon, l’héritier de la Démocratie Chrétienne à l’âge d’Internet. M. Di Maio l’a encore répété au lendemain des élections : « Nous ne sommes ni de droite, ni de gauche ». Le journaliste Gianni Riotta a observé que l’un des mentors de Beppe Grillo serait l’ancien ministre Enzo Scotti, connu pour son agilité dans l’art du repositionnement à l’intérieur de l’ancienne DC, et que le Movimento subirait l’influence de lobbies associées à ce parti politique qui a gouverné pendant cinquante ans le pays en adoptant parfois des positions de droite et parfois des positions de gauche, fasciste si nécessaire e socialiste quant il s’agissait de faire passer toutes les réformes qui ont fait de l’Italie une social-démocratie accomplie, parfois technocratique et parfois populiste.

Si M. Di Maio réussit a trouver un accord avec le Parti Démocratique et si les dirigeants (pardon, les propriétaires) du mouvement réussissent à faire taire les voix les plus radicales, la macronisation sera complète. Et le Movimento Cinque Stelle, ni vu ni connu, réussira peut-être, pour citer un leitmotiv récurrent dans le débat italien, à faire passer “les réformes que l’Italie attend depuis des années”. C’est du moins le pari qui tente la bourgeoise italienne, désormais convaincue que le Movimento partage ses propres intérêts à travers la médiation de quelque Deus ex machina providentiel travaillant dans l’ombre de la Casaleggio Associati. C’est un pari risqué, mais pas totalement absurde.

Si M. Di Maio réussit a trouver un accord avec le Parti Démocratique et si les dirigeants (ou, plutôt, les propriétaires) du mouvement réussissent à faire taire les voix les plus radicales, la macronisation sera complète

RAFFAELE ALBERTO VENTURA

Le problème du populisme, lui, ne sera pas résolu : il se déplacera ailleurs, et après avoir subi une telle inflation du langage, risque de revenir encore plus puissant. Les quelques demandes parvenues aux administrations fiscales pour réclamer le revenu de citoyenneté dès le lendemain des élections, bien qu’anecdotiques, annoncent l’amère désillusion qui viendra. C’est là que la Lega de Matteo Salvini pourrait obtenir des scores encore plus importants et paradoxalement transformer le Movimento dans le parti du “vote utile” des modérés. De façon plus générale, les erreurs du parti conservateur anglais qui ont emmené au Brexit devraient mettre en garde quiconque croirait savoir ménager le feu du ressentiment sans en subir tôt ou tard les conséquences. Une morale

L’Histoire ressemble à la tragédie d’Oedipe, où ce qui devait arriver finit par arriver justement parce qu’on œuvre afin que ça n’arrive pas. En 1774, le roi Louis XVI nomma Robert Jacques Turgot ministre des finances en le missionnant de réaliser les réformes nécessaires pour réanimer l’économie française. Le ministre libéralisa le commerce des graines mais la récolte fut tellement mauvaise cette année qu’au lieu de faire baisser le prix ceci provoqua une forte spéculation et des pénuries localisées. Le peuple se révolta et on eut ce que dans les livres on appelle la Guerre des farines.

La réforme fut retirée. Au cours des années, plusieurs théories conspirationnistes fleurirent autour de cette tentative de réforme et sur ses objectifs inavoués, et c’est sur ce même tissu paranoïaque, alimenté par l’aristocratie contre le pouvoir des “technocrates” parisiens, qu’une quinzaine d’années plus tard — en 1789 — le peuple se révolta nouvellement suite à une autre pénurie : et c’est ainsi que le peuple affamé porta au pouvoir une classe politique qui réalisa justement les voeux des technocrates, c’est à dire une vaste politique de réformes. La première mesure adopté par ces “populistes”, un mois après la prise de la Bastille, fut précisément de libéraliser le marché des graines. Par un chemin ou par l’autre, l’Histoire suivit donc son cours. Chacun en tirera la morale qu’il préfère.