Rome. La coalition gouvernementale est dans la tourmente. Le Président du Conseil Giuseppe Conte a été contraint de donner des explications sur la position du gouvernement italien dans les négociations autour de la réforme du mécanisme européen de stabilité (MES)1, dans un cadre particulièrement tendu avec le risque de fragilisation d’une coalition déjà fragmentée. Les craintes de Bruxelles portent sur l’allongement potentiel des négociations et le risque d’un échec de la ratification.
Le MES en trois points
1. La crise de la dette comme point de départ
- Des causes structurelles : on cite généralement les divergences institutionnelles, économiques et politiques entre les pays de la zone euro. L’augmentation de la divergence est accentuée par la concentration industrielle dans les mêmes régions économiques (2). La libération des capitaux participe à cette divergence – son maintien et son agrandissement. On mentionne aussi l’endettement excessif des pays périphériques vis-à-vis de l’extérieur de la zone, les flux de capitaux des pays riches de la zone vers les pays périphériques avec des investissements dans des secteurs non-commerciaux et structurellement incapables de rembourser du fait de leur fragilité ou de leur volatilité (santé, logement…). Les solidarités minimales dues à des divergences politiques et stratégiques (au sein du “couple” franco-allemand notamment) ont achevé de rendre non-optimale la zone euro2
- Des causes conjoncturelles : il s’agit de la perte de confiance du secteur bancaire dans les acteurs potentiellement fragiles ainsi que de l’absence d’appréciation des risques contenus dans les prêts accordés – du fait de la composition de ces prêts, révélé avec la crise des subprimes de 2007-2008. La croissance faible post-2008 a participé à augmenter la charge de la dette, avec un effet cumulatif dû à des anticipations de baisse continue du taux de croissance.3
La Grèce a été le pays le plus durement touché. Elle suit jusqu’à mi-2008 la tendance de l’Italie, de l’Allemagne et de la zone euro avant de décrocher complètement sous l’effet de la fuite des capitaux du fait d’une perte de confiance massive des investisseurs dans la capacité de la Grèce à honorer ses paiements.
Après la crise de l’euro, la priorité est donc mise sur la réforme des mécanismes de renflouement des États, en donnant une suite juridique aux ajustements conjoncturels pilotés par le FMI et l’Union européenne. L’accord est trouvé le 11 mars 2011, avec une modification du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, permettant de mettre en place un mécanisme permanent.4
2. Fonctionnement du MES
Le MES est constitué en organisation intergouvernementale, siégeant à Luxembourg. Celui-ci est doté d’un conseil des gouverneurs (ministre des Finances de chaque État membre), d’un conseil d’administration nommé par les gouverneurs, d’un directeur général nommé pour cinq ans et d’un capital fixé à 700 milliards d’euros.
Les prêts du MES bénéficient du statut de « créance privilégiée », statut comparable à celui du FMI. Le MES peut racheter la dette des Etats contractée auprès des banques sous réserve d’un accord unanime des membres et accorder des prêts.
3. Débat autour du MES
Les voix sont partagées, s’inquiétant notamment du poids de la France et de l’Allemagne du fait de leurs cotisations (possibilité ou quasi-possibilité de veto). Jürgen Stark, ancien économiste en chef de la Banque centrale européenne, y voyait une ouverture vers la création d’un ministère européen des Finances. En Allemagne, on craignait que l’économie allemande se porte de facto garante des dettes des autres pays, avec un risque de ralentissement de la croissance. De manière générale, les critiques se portaient sur une nouvelle « perte » de souveraineté budgétaire pour les États membres et sur l’asymétrie dans le partage du risque entre les États membres.
La contestation italienne
En juin 2019, les ministres des Finances des membres la zone euro trouvent un accord sur un projet de réforme du MES. L’objectif affiché est de renforcer l’organisation pour répondre de la manière la plus efficace à une nouvelle crise bancaire, et notamment à la faillite d’une des 119 banques européennes “systémiques” – c’est-à-dire celles dont la chute aurait des conséquences macroéconomiques importantes sur le secteur financier et l’économie européenne. Pour l’instant, existe le “fonds de résolution unique”, doté à l’horizon 2024 de 60 milliards d’euros. Cependant, cette somme est largement insuffisante compte tenu de la taille des établissements concernés et des volumes de crédits engagés. La réforme devrait permettre au MES de prêter au fonds de résolution unique jusqu’à 60 milliards d’euros, ce qui reviendrait à doubler ses moyens.
À cette période, le gouvernement italien (alors que la Lega était encore aux affaires) se montre plutôt satisfait, et le parlement adopte le texte. En effet, la troisième économie européenne compte plusieurs de ses établissements financiers, situés entre autres à Milan, parmi les 119 “systémiques”.
L’inquiétude vient alors des pays du nord de l’Europe, qui se montrent frileux quant à l’idée d’une mutualisation du risque financier entre les pays de la zone euro. La contrepartie posée est l’exigence d’une simplification des règles et procédures d’une restructuration de la dette d’un État d’ici 2022. L’idée est notamment de mettre à contribution les investisseurs privés ayant souscrit à des obligations d’Etat, limitant mécaniquement les frais pour les contribuables européens.
C’est ici que se situe le point nodal de la controverse :
- Matteo Salvini accuse Giuseppe Conte de “haute trahison”, cette clause déplaçant le risque financier, ce qui aurait pour conséquence de détourner les investisseurs des obligations italiennes, provoquant une augmentation des taux d’intérêts et un ralentissement de la croissance. L’économie italienne ayant évité une nouvelle récession et comptant sur un retour de la confiance pour attirer les investisseurs, elle n’a en effet pas intérêt à se retrouver de nouveau dans le viseur.
- D’autres voix proches des décideurs européens soutiennent que ces mesures visent à empêcher des fonds de bloquer les politiques de restructuration (comme ce fut le cas en Argentine) ou de racheter les titres de dettes quand ils sont au plus bas avant de se les faire rembourser au prix facial par la BCE ou le fonds de la MES.
La réalité politique italienne répond aujourd’hui de la chute dans les sondages de M5S, et d’une Lega écartée du pouvoir mais très populaire dans les intentions de vote. De plus, le parti de Salvini est renforcé par sa victoire (34.26 %) à l’élection régionale en Ombrie5 le 27 octobre dernier. Le M5S affaibli électoralement – et discrédité certainement par son alliance avec le Partito democratico (PD) – va être de moins en moins enclin à prendre position, et il semble donc qu’il ne reste que le PD (l’acteur le moins crédible électoralement) pour soutenir cette réforme dans le gouvernement actuel, faisant craindre un allongement des négociations et un report de la ratification du texte.
Du côté de l’Union, on se prépare ainsi à retarder la mise en œuvre de la réforme, et on cherche à apporter des garanties à l’Italie, dont la dette publique s’élève à 138 % du PIB, celle-ci redoutant une augmentation supplémentaire du service à la dette. Lundi 2 décembre, un responsable européen rapportait que « a signature de la réforme du traité du MES n’est pas nécessaire en décembre ». Coincés, on joue le temps à Bruxelles.
Conte, de son côté, tente de calmer le jeu en rappelant que cette réforme doit s’inscrire dans un projet plus large de réforme du mécanisme européen de garantie des dépôts et un programme commun d’indemnisation des chômeurs.
Le mois de décembre sera décisif dans la suite des négociations. Le président du conseil italien, qui s’impose peu à peu bien au-delà de son image d’homme « de paille » des débuts, tentera de convaincre ses partenaires et l’opposition. L’Europe se prépare à une nouvelle crise et les instances bruxelloises cherchent à éviter une dispersion des alliés stratégiques ; la deuxième puissance industrielle européenne est une variable stratégique qu’on ne peut se permettre de marginaliser.
Sources
- VALLÉE Shahin, Il faut reporter la réforme du MES, Le Grand Continent, 30 novembre 2019
- Une zone monétaire optimale pour Mundell doit répondre à trois caractéristiques : Intégration économique des membres ; réactions relativement uniformes aux chocs économiques ; mécanismes aptes à remédier aux divergences existantes.
- La crise de la dette souveraine, Groupe Société Générale
- PISANI-FERRY Jean, Le réveil des démons (La crise de l’euro et comment nous en sortir), Fayard, 2011
- GAUTHERET Jérôme, En Italie, la ligue de Matteo Salvini triomphe à l’élection régionale en Ombrie, Le Monde, 29 octobre 2019