Si l’Union européenne s’est choisie l’Ode à la joie pour hymne ou les étoiles d’or sur fond bleu pour drapeau, c’est avant tout par référence aux valeurs universalistes véhiculées par la 9e Symphonie de Beethoven et la vague symbolique rassembleuse du chiffre douze. Ces choix résultent de la difficile interaction entre le champ des forces tendant à l’unité et à l’uniformité européenne, avec celui des forces créatrices de division et de diversité entre les États membres. Ces tensions rendent difficile l’élaboration d’un récit commun capable de donner une place dans l’histoire à l’ensemble européen, et lui substituent souvent l’illusion d’un récit universel.

À travers l’Union, ses États membres ont pourtant mis sur pied une forme politique proprement originale plutôt qu’universelle. Cette originalité tient à l’organisation d’une vie politique commune au-delà des frontières de l’État-nation, c’est-à-dire en dehors du cadre dans lequel la démocratie a été originellement conçue et voulue au tournant de la modernité. Si les modalités institutionnelles de cette originalité peinent parfois à faire émerger l’expérience d’une européanité commune au quotidien, les événements et les crises, « les ruptures inattendues dans le cours de choses »1, nous en rappellent les manifestations concrètes. Elles forcent l’émergence de la conscience croissante d’un intérêt commun qui ne se limite pas à la somme des intérêts particuliers de chaque État.     

Cette conscience n’a rien d’évident ni de linéaire. Elle peut ainsi difficilement être concrétisée par le vocable habituel relatif à l’intégration ou à la construction européenne, ni s’insérer aisément dans la dichotomie supranationale ou intergouvernementale. Cette dualité supposément caractéristique de l’action de l’Union est notamment de moins en moins évidente, les périmètres se chevauchant au gré des événements et du développement croissant des compétences de l’Union.

Dans cet article, nous analyserons en dix points les grandes dynamiques qui ont caractérisé l’émergence d’un dialogue européen nouveau, improvisé à l’aune de la crise du Covid-19, autour notamment du moment clé du Conseil qui vient seulement de s’achever.

Face à l’imprévu : repli, conflictualité, maturité

Face aux bouleversements du monde, les premiers réflexes sont rarement européens. Chacun garde en mémoire l’humiliation grecque pendant la crise de la zone euro et les barbelés du sud de la Hongrie lors de la crise migratoire. La crise du Covid-19 n’a pas fait exception à cette règle. Les États membres ont ainsi cherché à défendre leurs intérêts respectifs immédiats avant tout et selon une grammaire largement nationale. Dans une sorte de retour du Léviathan, les premières semaines de la crise ont donné le sentiment d’une véritable cacophonie communautaire qui a fait surgir un réflexe de retranchement irrésistible.

Sous la pression des événements qui faisaient passer l’Europe de spectateur passif à épicentre de l’épidémie, les pays européens ont entrepris des actions unilatérales et souvent contradictoires. Fermeture de frontières arbitraires, stratégies de dépistage hétérogènes, confinements désynchronisés, interdictions d’exportation de matériel de protection, la coordination européenne a cédé sous le poids de la panique, confirmant le principe qui veut que l’Union se fasse inlassablement prendre au dépourvu par tout choc imprévu. Les premiers éléments d’action commune relevant de la solidarité se sont manifestés à l’échelle régionale, autour des zones parmi les plus touchées du territoire européen, en mesure de dernier recours avant l’effondrement des capacités de prises en charge hospitalières

À mesure que l’impact des événements européens sur les politiques nationales s’accroît, un espace politique proprement européen se forge en internalisant les débats dans un cadre de référence qui dépasse celui de la politique nationale ou de la seule diplomatie bilatérale.

Sébastien Lumet

Une fois passé le temps de la stupéfaction, aidés par l’intervention aussi considérable qu’indispensable de la BCE, les États membres sont entrés en scène. Face aux menaces pesant sur l’intégrité de l’Union et à l’ampleur de la réponse commune à donner, le tumulte de la scène européenne a repris presque exactement autour des lignes de division enfouies depuis la crise de la zone euro. Centrifuge, parfois exaspérante, cette dramatisation est pourtant le propre du politique, en cela qu’elle permet à la confrontation légitime et à l’opposition polémique de s’exprimer dans un espace conflictuel situé à l’intérieur du système décisionnel européen plutôt que de l’y cantonner au dehors. Si « l’Union, plus agitée et plus bruyante, théâtre de plus de drames et de plus de luttes »2 permet d’accroître la lisibilité de la vie politique européenne, n’est-ce pas là un remarquable pas en avant politique pour l’Europe ? Souvenons-nous des dynamiques qui présidaient aux discussions lors de la crise de la zone euro et du poids écrasant du discours dominant de l’orthodoxie budgétaire défendue par les tenants de l’austérité. Cette époque ne semble-t-elle pas révolue ? 

La question de cette crise n’a pas été de savoir si l’Union devait ou pouvait apporter une réponse, mais plutôt quelles devaient en être les modalités. Ce constat, si sommaire soit-il pour le moment, doit nous interpeller sur le changement de paradigme que les crises européennes engendrent progressivement. À mesure que l’impact des événements européens sur les politiques nationales s’accroît, un espace politique proprement européen se forge en internalisant les débats dans un cadre de référence qui dépasse celui de la politique nationale ou de la seule diplomatie bilatérale. Cette «  politisation de l’espace européen » est parfois d’une violence extrême, cette crise l’a encore démontré, mais elle est une étape importante pour la maturité du système européen. Elle permet aux dissensions de ne pas se transformer en désunions. Si cela était plus aisé à six, neuf ou même douze membres, cette capacité à vingt-sept relève du tour de force.

Géopolitique interne d’un espace politique européen

Comme l’ont révélé les crises précédentes, le Covid-19 confirme un paradoxe : si la plupart des initiatives institutionnelles menées pour intéresser l’opinion publique à l’Europe se sont heurtées à l’indifférence générale, voire au rejet d’une Europe qui serait déconnectée de la réalité des citoyens, les peuples prennent conscience de leur européanité à mesure que les événements exacerbent les tensions nationales (c’est notamment vrai du côté des souverainistes)3. À la nationalisation habituelle de la politique européenne, la crise substitue une véritable européanisation de la politique nationale qui fait progressivement émerger une opinion publique, sinon continentale, tout le moins transnationale.

Les peuples prennent conscience de leur européanité à mesure que les événements exacerbent les tensions nationales

Sébastien Lumet

S’il serait grossier de prétendre que la politique née des conflits entre dirigeants européens façonne à elle seule une démocratie ou une république européenne, l’improvisation commune des responsables de l’échelon démocratique national le plus élevé ne participe pas moins à la construction de récits européens dont l’émergence est rendue possible par les événements et les actions qui les précèdent. La chaise vide du général de Gaulle, le « I want my money back » de Margaret Thatcher, comme la poignée de main entre Mitterrand et Kohl devant l’ossuaire de Douaumont, sont autant de récits, positifs et négatifs, qui participent à l’avènement progressif d’une communauté politique européenne. Une communauté politique est une communauté de récits selon Hannah Arendt, et cette nouvelle séquence l’a confirmé4.

La comparaison avec la vie politique nationale est, à ce titre, particulièrement significative. Elle devrait nous conduire à nous demander si l’Union n’est en réalité pas plus ‘normale’ qu’elle n’y paraît, dans la mesure où les querelles, si elles ne sont pas vouées à perdre en intensité, tendent à se fondre dans un cadre de référence commun, comme autant de tensions qui traversent, finalement, tout système politique. 

Aujourd’hui, les passes d’armes entre Mark Rutte et Giuseppe Conte, les interpellations directes dans les médias d’autres pays, les tribunes paraissant simultanément aux quatre coins du continent sont autant de signaux qui disent : l’Europe regarde. Les responsables européens en sont de plus en plus conscients. Devant la logique comptable qui préside à leur manque de solidarité, les autoproclamés « frugaux » doivent désormais s’attendre à être mis face à la contradiction de leurs blocages compte tenu des bénéfices qu’ils retirent du marché unique. Les questions européennes ne sont dès lors plus uniquement l’instrument d’enjeux nationaux envisagés par les dirigeants uniquement vis-à-vis de leur propres opinions publiques nationales, mais des questions politiques existentielles, dont ils doivent désormais rendre compte devant une opinion exponentiellement transverse. L’Allemagne semble avoir compris ce changement de paradigme lors de cette crise. Ce phénomène d’européanisation des opinions publiques nationales reste largement à analyser. Il a néanmoins indéniablement renforcé l’expérience de dynamiques propres à l’émergence d’une scène politique à l’échelle continentale. 

On aurait ainsi tort de résumer la vie politique européenne à ce qui se passerait uniquement au sein du Parlement ou de la Commission ou encore simplement aux interactions entre ces deux dernières institutions.

Sébastien Lumet

La géopolitique du fonds de relance : des positionnements stratégiques en constante évolution pour aboutir à une avancée historique

Dans cette crise, tabous et lignes rouges ont été transgressés jusqu’à faire émerger, non sans mal, un nouvel équilibre. Analyser cette séquence permet de comprendre dans quelle mesure la géopolitique de l’Union est en perpétuelle évolution.

Ouverte par la Lettre des neuf adressée le 25 mars à Charles Michel par les États membres favorables au déploiement d’un instrument de dette commun, la séquence du fonds de relance n’a cessé d’offrir de rebondissements autour de lignes géopolitiques en constante évolution. Des premières confrontations, on retiendra toutefois la cristallisation des débats sur une ligne de division Nord/Sud, illustrée au plus fort de la crise sanitaire par l’explosion de colère du Premier ministre portugais António Costa suite aux déclarations maladroites du ministre des Finances des Pays-Bas5. Le spectre des confrontations héritées de la crise de la zone euro planait alors au-dessus d’une Europe dont l’étendue des divisions semblait prendre le pas sur la conviction de l’unité.

La deuxième étape de cette séquence a toutefois été plus constructive. Proposant un fonds de relance européen de grande envergure pouvant atteindre 1 500 milliards d’euros6, le non-papier espagnol du 19 avril a probablement été la contribution la plus audacieuse à ce débat. Si ce document a permis de faire bouger les lignes, le coup de théâtre de l’initiative franco-allemande du 18 mai a été le véritable tournant politique de cette séquence.

Loin d’être spontanée, cette proposition a été le fruit d’un dialogue difficile, tant au niveau des chefs d’État et de gouvernement qu’à celui de l’Eurogroupe, dont les deux polarités ont été incarnées par l’Italie et l’Espagne d’un côté, face aux Pays-Bas et à l’Autriche de l’autre. Au-delà des crispations et des postures, il est utile de rappeler que chacun, parfois sous la pression d’une partie de l’opinion publique nationale7, a mis de l’eau dans son vin par rapport aux termes du débat initial. Les uns renonçant aux euro-obligations, les autres finissant par accepter le principe d’un endettement commun distribué sous forme de subventions. Aussi divertissantes qu’elles soient, les caricatures font souvent peu honneur à la réalité des choses. Le temps est aussi un facteur incompressible de la convergence des esprits et des intérêts.

L’Allemagne semble avoir compris le changement de paradigme de la crise du Covid-19.

Sébastien lumet

Lors de cette étape, le franco-allemand n’a non seulement pas occupé le devant de la scène, mais a même eu beaucoup de mal à maintenir une unité de façade. L’Allemagne s’est ainsi d’abord réfugiée derrière l’opiniâtreté confortable du Premier ministre néerlandais, là où la France s’est mise en retrait bienveillant et solidaire des positions âprement défendues par l’Italie et l’Espagne. Cette confrontation des pôles a été très vive. Mais elle a permis de mettre l’ensemble des antagonismes sur la table, créant les conditions d’une position d’équilibre présentée au moment juste par le couple franco-allemand, sans qu’il ait essoré son capital politique trop tôt sur une entente en trompe-l’oeil. Lorsque les quatre frugaux ont à leur tour présenté un non-papier largement dépourvu d’ambition le 23 mai, la partie était déjà jouée et le principe d’un fonds de relance doté de moyens importants, octroyés sous forme de dotations budgétaires directes à partir d’un endettement commun, était irréversible.

Si le revirement de l’Allemagne a indéniablement été le point de bascule géopolitique de cette séquence, la Commission, en élaborant une synthèse à la fois audacieuse et équilibrée des différentes positions à partir de ce principe irrévocable, a permis de dégager une perspective d’accord concrète et techniquement viable.

Il est ainsi essentiel de rappeler le rôle fondamental joué par la Commission européenne ces dernières semaines. Sa présidente est non seulement un membre à part entière du Conseil, mais elle seule possède la maîtrise technique des débats lui permettant de faire le lien entre la conception et l’exécution. L’initiative franco-allemande a donné une âme au plan de relance, la proposition présentée dans la foulée par la Commission lui a donné corps.

La dernière séquence s’est alors portée presque exclusivement sur le volume des montants ou les modalités d’encadrement des dépenses, et non plus sur la philosophie du dispositif. Dans la tourmente, les lignes bougent et l’impensable devient réalité. L’Union absorbe tant bien que mal la multitude des chocs culturels, stratégiques et politiques révélés par l’urgence et sort profondément renouvelée de ces mises à l’épreuve. Si le poids des tensions ne rend pas cette transformation immédiatement évidente, elle n’en est pas moins bien réelle.

De la proposition Michel au dénouement : des compromis entre la lettre et l’esprit

Si l’esprit du compromis pouvait difficilement être remis en cause, le marathon de la dernière chance a sérieusement éprouvé la lettre. Nul doute que le sommet qui s’est tenu du 17 au 21 juillet restera dans l’histoire européenne, ne serait-ce que par sa durée8. Alors que l’optimisme prudent dominait les discussions de la première journée, les perspectives d’un accord rapide se sont rapidement estompées à mesure que les échanges se heurtaient à l’imperturbable intransigeance du groupe des autoproclamés « frugaux  », le Premier ministre néerlandais en tête. Vendredi soir, les dirigeants européens retournaient à leurs hôtels respectifs dans l’impasse. Mark Rutte reconnaissait lui-même avoir suscité l’irritation de ses collègues.

Principaux points d’achoppement à ce stade, la gouvernance de la facilité de résilience et de reprise (RRF), le principal instrument du fonds de relance, et le volume des montants du fonds, notamment la répartition des 750 milliards d’euros entre prêts et subventions. La question du conditionnement de l’accès au respect de l’État de droit faisait également débat.

Volume et rubriques du fonds de relance

La question du volume global et de la répartition des rubriques du fonds de relance a occupé une très grande place dans les débats. Dans la proposition de négociation présentée initialement par Charles Michel, les montants envisagés pour le fonds demeuraient cohérents avec la proposition de la Commission, soit un volume global de 750 milliards d’euros répartis en 500 milliards de subventions et 250 milliards de prêts. Cet équilibre a toutefois été vivement rejeté par les frugaux.

Malgré plusieurs propositions présentées samedi et dimanche par Charles Michel9, les échanges à ce propos ont été extrêmement vifs jusqu’au terme des discussions mardi matin. Le groupe mené par la France et l’Allemagne défendait le maintien d’un volume de dépenses directes significatif et cohérent avec l’initiative du 18 mai. Leur ligne rouge était fixée à 400 milliards d’euros. En face, les frugaux faisaient pression pour réduire ce montant à 350 milliards d’euros ou moins. Ces positions semblaient indépassables jusqu’à dimanche soir et ont donné lieu à d’intenses tractations toute la journée de lundi. En définitive, la position d’équilibre s’est faite sur 390 milliards d’euros de subventions et 360 milliards de prêts.

Principal instrument du fonds de relance, le RRF sera doté à hauteur de 672.5 milliards d’euros, dont 312.5 milliards d’euros de dépenses directes et 360 milliards de prêts. Afin de maintenir un niveau de subventions élevé pour ce dispositif, d’importantes coupes ont été opérées sur les compléments de financement que le fonds de relance apporte aux programmes du CFP10.

Modalités de gouvernance du RRF

Erreur stratégique ou excès d’optimisme, le Président du Conseil aurait ouvert les discussions par la question technique et profondément clivante des modalités de gouvernance du RRF, au lieu de focaliser les premiers échanges sur les volumes de dépenses. Pour l’approbation des programmes nationaux de reprise et de résilience, préalable nécessaire à l’accès aux fonds du RRF, la proposition de négociation présentée initialement par Charles Michel envisageait que les États membres gardent la main. Les programmes nationaux seraient ainsi approuvés par le Conseil à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission. Si cette modalité réduit les risques de blocages par rapport à la règle de l’unanimité, elle pose de sérieuses questions quant à l’efficacité de la gouvernance du RRF11 et de son contrôle démocratique12, notamment dans la mesure où le Parlement européen est purement et simplement exclu du processus13.

Le Premier ministre néerlandais insistait toutefois pour que l’approbation des programmes de reconstruction nationaux se fasse à l’unanimité de tous les gouvernements, conférant de fait à un seul État membre la possibilité d’opposer son veto. Ce strict droit de regard était un élément inenvisageable pour la majorité des autres dirigeants14 et a fait l’objet d’importantes frictions au premier soir du sommet. Dans une deuxième proposition de négociation, Charles Michel envisageait un mécanisme de compromis qui permettrait d’interrompre le processus uniquement en cas d’absence de consensus entre les États membres, sans spécifier le nombre requis pour former une minorité de blocage. Toujours insuffisant. En définitive, si ce point a été très contesté tout au long du processus, l’évaluation des programmes sera approuvée par le Conseil à la majorité qualifiée, sur proposition de la Commission.

Le diable est toutefois dans les détails. L’accord final retient que, si exceptionnellement, un ou plusieurs États membres estiment qu’il y a des écarts importants par rapport à la réalisation satisfaisante des objectifs intermédiaires et finaux correspondants aux programmes nationaux de réforme15, il est possible de demander au président du Conseil européen de soumettre la question à un « examen exhaustif » par les États membres lors du Conseil européen suivant. Ce processus ne doit toutefois pas excéder trois mois. Il reviendra ensuite à la Commission de prendre une décision au regard de ces échanges. Si l’approbation des programmes de réforme à l’unanimité a été écartée, ce dispositif complexe de « frein d’urgence », permettant à un pays de faire part de ses préoccupations quant au non-respect par un autre pays de ses promesses de réforme économique, est une importante concession faite à Mark Rutte.

Clé de répartition du RRF

Sur le front spécifique du RRF, la question de la clé de répartition avait suscité de nombreuses controverses depuis l’annonce de la Commission, notamment concernant la prise en compte du taux de chômage moyen pour la période 2015-2019 comme critère d’appréciation. La proposition initiale de Charles Michel maintenait la clé de répartition proposée par la Commission pour l’allocation de 70 % des fonds en 2021 et 2022, mais la modifiait pour l’allocation des 30 % restant en 2023 afin de mieux refléter la perte réelle de PIB causée par le Covid-19. Si cette modification avait le mérite d’ajuster une partie de l’allocation en établissant un lien plus direct avec le choc provoqué par la pandémie, elle repoussait le calcul et la distribution d’une part non négligeable des fonds dans le temps, créant par là-même plus d’incertitude autour du total des sommes perçues par les bénéficiaires. Certains pays craignaient par ailleurs que l’ajustement du calcul pour l’année 2023 ne les pénalise s’ils connaissent une forte reprise en 2021. L’accord final retient la formule de la Commission pour 2021-2022 et la formule suivante pour l’année 2023 :   le critère de chômage 2015-2019 est remplacé, en proportions égales, par la perte de PIB réel observée en 2020 et par la perte cumulée de PIB réel observée sur la période 2020-2021, qui devront être calculées au plus tard le 30 juin 2022.

Conditionnement de l’accès aux fonds au respect de l’État de droit

En amont du sommet, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán avait quant à lui annoncé son intention de bloquer tout conditionnement de l’accès aux fonds au respect de l’État de droit. La proposition initiale de Charles Michel reprenait largement les dispositions laxistes de mise en oeuvre de ce dispositif déjà envisagées au mois de février. En effet, dans la mesure où l’acte d’exécution devrait être approuvé par le Conseil à la majorité qualifiée, la constitution d’une minorité de blocage s’en trouvait facilitée16. La mise en place d’un dialogue annuel plus élaboré sur l’État de droit au sein du Conseil semblait être un bien maigre palliatif au renoncement sur ce point. Cette disposition semble d’ailleurs  avoir été retirée de l’accord final. Malgré cela, Budapest et Varsovie ont exigé l’unanimité de tous les gouvernements pour toute sanction éventuelle visant à suspendre les paiements, conférant, là encore, un droit de véto à chaque État membre. L’accord final a rejeté ce principe d’unanimité, privilégiant le maintien d’une procédure de vote à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission européenne en cas de manquement constaté. Toutefois, les modalités précises de ce régime de conditionnalité n’ont pas été précisées, repoussant sa mise en place jusqu’à nouvel ordre.

Autres éléments

Parmi les plus importantes concessions, la proposition de Charles Michel envisageait notamment d’accélérer le remboursement de la dette contractée par la Commission européenne dans le cadre du plan de relance17, sans que cela ne soit justifié par un impératif économique. En fixant une échéance éloignée, la Commission avait pourtant habilement repoussé la question au-delà du CFP 2021-2027. Il conviendra désormais de remettre ce sujet sur la table plus tôt que prévu, avec pour conséquence de rouvrir le débat sensible des nouvelles ressources propres du budget européen dans un délai court. L’accord final précise que le produit des nouvelles ressources propres introduites après 2021 sera utilisé pour le remboursement anticipé des emprunts contractés dans le cadre du fonds de relance, sans toutefois fixer ce remboursement dans un horizon antérieur au 31 décembre 2058. Ce point n’a donc pas été tranché et devrait faire l’objet d’âpres débats à l’avenir.

La question du maintien des rabais octroyés à certains contributeurs nets au budget de l’UE18 a également été un point de discussion difficile. Dans sa proposition initiale, la Commission envisageait de remettre en cause ces rabais en conséquence du départ du Royaume-Uni de l’UE. Toutefois, en guise de concession, Charles Michel avait retenu dans sa proposition initiale de maintenir les corrections en place pour le Danemark, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Autriche et la Suède. La version finale du compromis va en définitive beaucoup plus loin et augmente de façon significative les rabais, particulièrement ceux octroyés à l’Autriche et aux Pays-Bas19. La logique du juste retour, que la Commission avait pour objectif initial d’abolir, aura une fois de plus triomphé dans ce nouveau CFP. 

Fonds de relance et cadre financier pluriannuel (CFP), deux temporalités distinctes liées par une échéance commune

A chaque nouveau CFP, la séquence communautaire suit rigoureusement la même dynamique institutionnelle20. Si l’opportunité unique de refonte du budget européen offerte par la perspective du Brexit n’a pas été saisie en février dernier, les manquements du compromis final ne sauraient pas non plus être exclusivement imputables à la mise en place du fonds de relance en parallèle. Ces affrontements font aussi partie du théâtre européen. Parce qu’il relève de l’unanimité, le spectacle du CFP impose une codification stricte des échanges. Chacun doit pouvoir se présenter face aux caméras et rentrer chez soi en vainqueur déclaré d’une bataille budgétaire acharnée. Cet élément peut toutefois avoir été exacerbé cette fois-ci par la coïncidence des négociations du CFP et du fonds de relance, dont il sera difficile de revendiquer équitablement la parenté pour chaque dirigeant. Le choix de cette coïncidence a forcé le compromis politique à vingt-sept21 dans un délai court, mais présentait également le risque d’en réduire la portée. À ce titre, la décision de créer un fonds de relance dans le cadre de la structure complexe et très réglementée du CFP était un choix politique risqué mais courageux, dont il conviendra toutefois d’analyser les effets économiques à terme. 

Chacun doit pouvoir se présenter face aux caméras et rentrer chez soi en vainqueur déclaré d’une bataille budgétaire acharnée.

Sébastien Lumet

La proposition de négociation présentée par Charles Michel vendredi 10 juillet était moins ambitieuse sur la partie CFP que celle de la Commission22. Ce manque d’ambition pouvait sembler en décalage avec l’importance du moment mais n’était pas surprenant dans la mesure où les chefs d’État et de gouvernement n’étaient pas parvenus à s’accorder sur un CFP déjà très édulcoré par le président du Conseil avant la crise du Covid-1923. Si la pandémie a créé un indéniable momentum en faveur de la mise en place d’un instrument spécifique, les crispations relatives au budget général étaient restées figées. D’importantes coupes étaient ainsi envisagées avant même le début du sommet24.

En définitive, l’accord final envisage un CFP 2021-2027 à hauteur de 1074 milliards d’euros. Cette somme représente 26 milliards de moins que la dernière proposition de la Commission européenne. Le plafond des ressources propres pour couvrir les crédits annuels de paiements est fixé à 1,40 % du RNB de tous les États membres, augmenté temporairement de 0,6 point de pourcentage afin de couvrir les besoins de financement spécifiques du fonds de relance. Dans le détail de la répartition entre les différentes rubriques et les programmes du CFP, on constate que la volonté de modernisation et de réorientation du budget européen vers de nouvelles priorités politiques a largement fait les frais de ces négociations25. Les dépenses historiques de la politique agricole commune et de la politique de cohésion demeurent, à ce titre, des totems intouchables.

Les déceptions quant aux insuffisances du compromis final sont légitimes. L’ampleur de la tâche qui attendait les dirigeants était bien plus grande que le traditionnel marchandage sur le budget de l’UE, mais les dynamiques spécifiques à la négociation du CFP, mère de toutes les batailles européennes, préexistaient à la séquence marquée par l’avènement du Covid-19. Le Parlement européen a désormais un rôle non-négligeable à jouer dans cette lutte interinstitutionnelle. S’il est vrai que les eurodéputés sont marginalisés dans la procédure décisionnelle du CFP26, le Parlement a historiquement fondé son pouvoir politique sur sa capacité à s’imposer en tant qu’institution à part entière dans une procédure budgétaire dont il était à l’origine exclu. Il est donc important que les parlementaires se saisissent fermement des sujets sur lesquels l’institution doit jouer un rôle essentiel, comme les ressources propres, la gouvernance du RRF ou l’État de droit. Si ses marges de manoeuvre politiques sont restreintes, car il est difficilement envisageable que le Parlement puisse prendre le risque politique de retarder significativement le déploiement du nouveau CFP, il devrait néanmoins monnayer fermement son approbation sur la défense d’un nombre restreint de points clés.

Les déceptions quant aux insuffisances du compromis final sont légitimes. L’ampleur de la tâche qui attendait les dirigeants était bien plus grande que le traditionnel marchandage sur le budget de l’Union.

Sébastien lumet

Par delà les multiples insuffisances de ce compromis, en habilitant la Commission à emprunter des sommes inédites destinées au financement de dépenses directes en réponse à une crise27, l’accord du 21 juillet 2020 crée un précédent historique qui ouvre des perspectives communautaires encore inenvisageables seulement quelques mois auparavant. Cela ne va pas nécessairement de soi, mais le mouvement d’ensemble compte ici plus que le niveau d’ambition spécifique. Si l’immédiateté des résultats déçoit, l’Europe renforce bel et bien ses instruments d’action collective. Là réside l’essentiel de cette séquence.

La mise en scène du pouvoir européen

Les lignes politiques ont beaucoup bougé pendant cette séquence et particulièrement ces dernières semaines, alors que les rencontres bilatérales se sont multipliées à l’approche du sommet28. Dîners complices, visites controversées29, mises au point collectives, rencontres bilatérales musclées. En amont du conciliabule décisif, le rapport de force politique s’est très largement mis en scène. Du bal des arrivées aux conférences de presse en passant par les innombrables bruits de couloir qui ont circulé sur Twitter pendant les 4 jours de négociation, les sommets aussi sont des laboratoires à récits. On aurait tort de croire que le Conseil est une boîte noire qui se limite au secret des huis clos du bâtiment Europa.

Ces dynamiques sont l’occasion de constater que le Conseil est une sphère intermédiaire, ni tout à fait communauté du projet européen, ni tout à fait diplomatie du concert européen, au sein de laquelle se joue une partition sur laquelle les dirigeants sont condamnés à s’entendre : « Aussi insaisissable que le mercure, à la fois lourde et maniable »30 cet espace ne relève « ni du script du traité, ni de la sphère du chacun-pour-soi »31. Ici, les rencontres personnelles sont essentielles, tapes sur l’épaule comme échanges musclés étant constitutifs de l’improvisation européenne. A ce titre, la séquence particulière du Covid-19, menée presque entièrement par visioconférence, a souligné que présence et confiance étaient indissociables et que l’action commune ne pouvait faire l’économie d’une prise de conscience partagée dans le blanc des yeux, difficilement accessible à distance.

Le Conseil est une sphère intermédiaire, ni tout à fait communauté du projet européen, ni tout à fait diplomatie du concert européen, au sein de laquelle se joue une partition sur laquelle les dirigeants sont condamnés à s’entendre

Sébastien Lumet

Tout au long du sommet, les confrontations, coups de bluff et revirements n’ont cessé d’être rapportés à la presse, notamment sur Twitter, comme autant de dramatisations, réelles et fantasmées, d’une séquence politique européenne sans précédent. Les anecdotes n’ont pas manqué. Emmanuel Macron préparant son avion pour le départ samedi soir ou s’agaçant du comportement du chancelier autrichien, les échanges houleux32 et interpellations directes sur Twitter, le discours ému de Charles Michel dimanche soir, appelant les dirigeants à ne pas «  montrer le visage d’une Europe faible, minée par la méfiance  » : qui peut encore dire que l’Europe n’est pas politique ou la réduire à une bureaucratie sans visage ?

L’engagement politique, un élément constitutif de l’accord final

En termes d’engagement politique, c’est sans aucun doute possible la chancelière Merkel qui a fait basculer le rapport de force politique. De son revirement spectaculaire, ayant conduit au coup de théâtre de l’initiative franco-allemande, à son activisme depuis le début de la présidence allemande du Conseil de l’UE, Angela Merkel semble avoir pris la ferme résolution de terminer son dernier mandat sur un «  Wir schaffen das  » européen. Au moment où les juges de la Bundesverfassungsgericht remettent l’intégrité de la zone euro en question, la chancelière renouvelle l’engagement de l’Allemagne envers l’Europe. A l’issue du sommet, sa déclaration a notamment bien souligné le caractère historique de cet accord : «  Nous avons parcouru une distance importante pendant laquelle l’Europe a montré qu’elle était prête à explorer de nouvelles voies dans une situation très particulière. […] Les événements extraordinaires […] exigent également de nouvelles méthodes extraordinaires.  »

Ainsi, lors des dernières tractations avant la réunion du Conseil, la chancelière a reçu un à un les principaux protagonistes33 et engagé tout son poids politique national et européen en portant un message sans ambiguïté. Lors de sa rencontre avec Giuseppe Conte, Angela Merkel avait ainsi réitéré son engagement en faveur d’un accord massif et suffisamment flexible pour que les sommes soient engagées rapidement. Devenue femme de liaison entre les lignes, elle est passée du statut de frein à celui de moteur en essayant de construire un pont entre le Nord et le Sud de l’Europe. Retenant les leçons du précédent de Meseberg34, la France et l’Allemagne se sont également largement appropriées leur initiative commune et ont fait front commun pendant la totalité des négociations pour rallier les pays les plus sceptiques et atteindre un compromis acceptable par tous.

Tirer les leçons de l’histoire récente pour mieux appréhender les dynamiques actuelles

La situation provoquée par la crise du Covid-19 n’est en rien comparable à celle de la crise de la zone euro. Pourtant, des enseignements sont à tirer des dynamiques géopolitiques et institutionnelles de chaque crise. Une fois encore, la dichotomie entre solidarité et responsabilité a prévalu. Si cette tension est en partie rhétorique, sa résolution au travers d’un point d’équilibre n’en est pas moins une condition sine qua non de l’émergence d’une réponse politique commune. Lors de la crise de la zone euro, il a fallu attendre près de deux ans pour que les contours d’une Union bancaire se dessinent. Recapitalisation et supervision étaient alors les deux traductions concrètes, par un acte politique unique péniblement obtenu, des impératifs de solidarité et de responsabilité qui ont lié les États membres dans un langage commun. Cette fois-ci, le résultat a été obtenu avec une rapidité sans précédent et en brisant plusieurs tabous. «  En deux mois, nous avons réussi à bâtir un consensus pour que ce plan de relance inédit devienne une réalité  » a rappelé Emmanuel Macron lors de la conférence de presse post-sommet qu’il a tenu conjointement avec Angela Merkel.

Lors de la crise de la zone euro, il a fallu attendre près de deux ans pour que les contours d’une Union bancaire se dessinent.

Sébastien Lumet

Souvenons-nous ici du précédent de Deauville, lorsque Nicolas Sarkozy et Angela Merkel avaient déclenché l’ire de leurs partenaires européens en annonçant une déclaration commune sur la zone euro au plus fort de la crise. Mal préparée, menée sur une base bilatérale, cette déclaration était une reconnaissance des vues respectives de la France et de l’Allemagne, pas une véritable convergence des esprits et des intérêts permettant d’envisager une action commune. Présentée trop tôt, cette séquence n’avait fait que braquer les autres partenaires européens. Si la tactique a cette fois évolué sur le fond comme sur la forme, l’effigie d’un couple franco-allemand désireux d’imposer sa volonté aux autres est autant un facteur de réussite que de résistance, les forces d’opposition qui se sont illustrées pendant ce sommet ne l’ont pas oublié. Elles n’ont pas non plus oublié combien les équilibres politiques nationaux avaient été bouleversés par la pression politique européenne lors de la crise de la zone euro, et ont coûté la tête d’une multitude de responsables politiques. Giórgos Papandréou et Iveta Radičová s’en souviennent aussi : il n’y a qu’une manière de faire de la politique, celle qui tient compte des rapports de force.

Comprendre le cas Rutte

Partagés entre une sensibilité doctrinale proche des britanniques et une interdépendance économique et commerciale forte vis-à-vis de l’Allemagne, les Pays-Bas se sont longtemps trouvés face à un dilemme stratégique qui les a conduits à privilégier un positionnement très pragmatique vis-à-vis du projet européen. Le départ du Royaume-Uni de l’Union remet cet équilibre en question. Mark Rutte, le chef de file des autoproclamés frugaux, a compris lors de cette séquence que l’Union allait sortir profondément transformée en entérinant le principe de mutualisation de la dette, si embryonnaire et spécifique soit-elle. Plus qu’une simple vision restreinte de la solidarité européenne animée par un calcul de politique nationale35, c’est dans la perspective de ce changement de paradigme et de la difficulté à «  réconcilier le rêve transatlantique avec la réalité européenne  » que réside le véritable fondement de son intransigeance.

À mesure que Mark Rutte a pris conscience de la réduction de ses marges de manoeuvre pour défendre sa position, notamment suite à l’initiative franco-allemande, vécue comme une trahison, il a privilégié la voie du blocage.

Sébastien Lumet

Fervent libéral, sa doctrine de coopération européenne est fortement ancrée dans un intergouvernementalisme hérité du thatchérisme et fondé sur la réalisation du marché commun dans le cadre d’une stricte coopération européenne. Plus qu’un héritier philosophique de cette doctrine, il se considère comme son principal défenseur politique depuis le départ du Royaume-Uni de l’Union européenne. L’intention affichée par la Commission européenne quelques jours avant la réunion du Conseil de «  rénover le code de conduite  » relatif à la fiscalité des États membres suite à la décision de la CJUE du 15 juillet a certainement contribué à crisper son positionnement. En ralliant à lui un groupe de dirigeants partageant historiquement une sensibilité doctrinale européenne axée sur les principes du libéralisme et du libre-échange, le Premier ministre néerlandais a maintenu une force d’opposition dont la magnitude a surpris jusqu’à l’Allemagne. À mesure que Mark Rutte a pris conscience de la réduction de ses marges de manoeuvre pour défendre sa position, notamment suite à l’initiative franco-allemande, vécue comme une trahison, il a privilégié la voie du blocage.

Ce positionnement a beaucoup été comparé à celui de David Cameron, alors Premier ministre du Royaume-Uni, lors des discussions visant à renégocier les conditions d’appartenance des britanniques à l’UE et qui ont, en définitive, mené au Brexit. Toutefois, la stratégie de Mark Rutte est bien plus proche de celle de Margaret Thatcher qui, lors du Conseil de Fontainebleau de 1984, était parvenue à négocier un statut budgétaire particulier au terme d’un interminable bras de fer qui avait poussé ses partenaires européens à l’exaspération. Le compromis de Fontainebleau est notamment à l’origine des rabais dont bénéficient aujourd’hui certains États membres, dont les Pays-Bas, l’Autriche et la Suède qui ont négocié très durement pour leur maintien, et même leur augmentation, malgré le départ des britanniques et l’obsolescence de ces mécanismes aujourd’hui. Si l’on souhaite comprendre la stratégie Rutte et l’origine de la logique dite du ‘juste retour’ dans le financement des activités de l’UE, c’est vers cette référence-ci qu’il faut se tourner. Notons que cette logique ignore largement les multiples bénéfices de l’appartenance à l’Union, qui peuvent difficilement faire l’objet d’une stricte quantification comptable36

Les crises sont des moments tragiques qui forcent l’Union à faire des choix politiques dont les conséquences ont des ramifications plurifactorielles : européennes, diplomatiques, nationales. A 27, la lutte et l’émotion qui dominent en pareilles circonstances réduisent la distance qui sépare l’improvisation réussie de l’échec cuisant. Cette fois-ci, l’espace public européen s’est approprié comme jamais les tensions de la scène politique européenne. L’intransigeance des frugaux aura des conséquences, elles restent encore largement à déterminer et il serait prématuré d’en dresser un bilan hâtif. 

Et maintenant ?

Au-delà du compromis final, force est de constater que si l’Union renforce progressivement sa capacité d’action commune à mesure que les crises la secouent, elle éprouve deux difficultés auxquelles il est impératif de remédier. Tout d’abord, l’Union doit cesser de se laisser porter par le flot incessant des crises et accepter la dynamique imprévisible de l’Histoire plutôt que la subir. Elle doit apprendre à faire face aux imprévus et rompre avec l’état d’urgence permanent qui sape sa crédibilité auprès des citoyens et ne la pousse à agir que lorsque qu’elle se trouve au bord du précipice. Se surprendre perpétuellement d’avoir résisté à l’effondrement n’est pas un horizon politique et stratégique dont les européens peuvent se satisfaire. Pis, la cacophonie de gestion de crise alimente le sentiment de vulnérabilité du continent, alors même que l’Europe accroît ses capacités de résilience. Voilà de quoi alimenter l’euroscepticisme pendant encore longtemps.

L’unanimité devient une formidable source d’indignation lorsqu’une minorité d’Etats membres, ici représentant moins de 11 % de la population totale de l’Union, décide d’en user afin de prendre en otage la volonté du plus grand nombre.

Sébastien Lumet

Pour définir les termes d’une pareille souveraineté, il est aussi impératif de revoir les modalités qui doivent permettre à l’Union de déployer une capacité d’action. Ici, on constate que la lourdeur des procédures décisionnelles européennes peuvent conduire à des blocages qui ne sauraient être acceptables pour «  l’Europe qui regarde ». La loi d’airain de l’unanimité est en ce sens une contradiction terrible. Fruit du difficile exercice consistant à faire respecter la souveraineté des États dans le découpage décisionnel entre eux et les institutions communautaires, elle doit permettre une large appropriation politique des plus hauts enjeux européens par les vingt-sept. Grace à l’unanimité, les uns ne peuvent pas refuser de jouer le jeu qui leur aurait été imposé par les autres. Toutefois, l’unanimité devient une formidable source d’indignation lorsqu’une minorité d’Etats membres, ici représentant moins de 11 % de la population totale de l’Union, décide d’en user afin de prendre en otage la volonté du plus grand nombre. Il s’agit là d’un remarquable obstacle à l’émergence d’une véritable opinion publique européenne et d’une volonté politique commune37. Ce sommet a donné l’amère démonstration de cette réalité qui fait de la concordance d’une poignée d’égoïsmes nationaux, réduisant la solidarité budgétaire européenne à une donnée comptable dépourvue de logique macroéconomique, un blocage du renforcement de l’Union.

Les deux dernières décennies de crises qui ont bouleversé l’Europe sont autant de rappels que l’Union change radicalement sous nos yeux. Les négociations qui se sont déroulées lors de ce sommet, aussi exaspérantes et épuisantes qu’elles aient pu être pour toutes les parties concernées, sont en définitive un signe de succès et une preuve tangible de volonté partagée, de prise de responsabilité commune imposée par la pression des événements. De nombreux éléments restent à déterminer et une multitude d’obstacles se dressent encore sur le chemin de la solidarité européenne, mais la séquence politique que l’Europe vient de traverser est historique. De futuris contingentibus non est determinata veritas !

Sources
  1. Luuk van Middelaar, (2012). Le passage à l’Europe : Histoire d’un commencement. Gallimard.
  2. Luuk van Middelaar, (2018). Quand l’Europe improvise. Gallimard.
  3. Luuk van Middelaar, O. (2012), Op. cit.
  4. Hannah Arendt. Condition De L’homme Moderne. Agora.
  5. Republica Portuguesa, Declarações do Primeiro Ministro – Reunião do Conselho Europeu, 26 de março de 2020
  6. Financé par l’UE en émettant des obligations perpétuelles et distribué sur deux ou trois ans par le biais de dépenses directes
  7. Au plus fort des oppositions entre les Pays-Bas et l’Italie, un collectif de 60 économistes néerlandais a signé une tribune appelant à un positionnement européen plus solidaire de la part des Pays-Bas
  8. Le plus long reste Nice 2000, lors duquel les conditions de l’élargissement de l’UE et la modification du traité ont été débattus
  9. Charles Michel a notamment souhaité focaliser le fonds sur le RRF en augmentant son volume à 625 milliards d’euros contre 560 précédemment ainsi qu’en réduisant certains programmes et en supprimant d’autres instruments comme le Solvency Support Instrument
  10. Le complément destiné à React-EU perd ainsi 2,5 milliards entre la proposition de la Commission et l’accord final. Celui destiné à Horizon europe subit une coupe massive de 8,5 milliards d’euros, tout comme la partie développement rural qui perd 7,5 milliards. Le fonds pour une transition juste passe de 30 à 10 milliards d’euros. Certains instruments ont été purement et simplement supprimés comme EU4Health qui n’est plus financé par le fonds de relance alors que 7,7 milliards étaient initialement prévus pour cette initiative ou le Solvency Support Instrument qui devait garantir 26 milliards d’euros
  11. La proposition de la Commission envisageait de faire reposer la décision sur la Commission elle-même selon des critères techniques permettant une action rapide mais dont on peut douter qu’ils soient suffisant pour la prise d’une décision hautement politique.
  12. Faire reposer l’approbation des mesures de chaque État membre sur un processus d’examen par les pairs en réduit l’efficacité dans la mesure où l’approbation mutuelle neutralise la vigilance du contrôle.
  13. How to spend it right : A more democratic governance for the EU Recovery and Resilience Facility Hertie School – Lucas Guttenberg & Thu Nguyen, Jacques Delors Centre, Bertelsmann Stiftung, June 2020
  14. Notamment dans la mesure où une surveillance de ce type ferait ressurgir le spectre, même symbolique, des conditions qui avaient été imposées aux pays en difficulté lors de la crise de la dette souveraine de la zone euro
  15. Le feu vert pour les demandes de paiement sera subordonné au respect satisfaisant de ces objectifs intermédiaires et finaux inscrits dans les programmes nationaux
  16. Dans la proposition initiale de la Commission (2018), l’acte d’exécution d’une suspension de paiement aurait été considéré comme adopté à moins que le Conseil ne décide, à la majorité qualifiée, de rejeter la proposition dans un délai d’un mois.
  17. Les modalités de financement envisagées s’appuieraient sur une taxation des grandes entreprises technologiques, et la mise en place d’une taxe carbone aux frontières
  18. Originellement conçus pour compenser la correction accordée au Royaume-Uni depuis 1984
  19. Le rabais autrichien serait doublé par rapport aux précédentes propositions tandis que celui du Pays-Bas serait augmenté de 350 millions d’euros. Le Danemark et la Suède verraient leurs rabais augmenter également. L’Allemagne conserverait son rabais initial sans augmentation.
  20. Régie par l’unanimité du Conseil requise pour l’adoption du règlement fixant le CFP
  21. Les négociations sur le prochain CFP ayant déjà pris un important retard, il devenait impératif de trouver un accord pour assurer le financement de l’UE à partir de 2021.
  22. 26 milliards de moins que la proposition de la Commission (2020)
  23. 40 milliards de moins que la proposition de la Commission (2018)
  24. 20 milliards de moins que la negotiating box du mois de février 2020.
  25. Pour le seul CFP, le financement du programme Horizon europe serait ainsi amputé de 5 milliards d’euros et le programme pour une Europe numérique perd 1,5 milliards par rapport à la proposition de la Commission européenne
  26. Pour la procédure d’adoption du budget annuel, le Parlement et le Conseil de l’Union européenne sont sur un pied d’égalité. En revanche, le CFP est adopté à l’unanimité par le Conseil de l’UE après approbation par le Parlement européen.
  27. Mais aussi, par exemple, en ancrant le débat sensible des nouvelles ressources propres dans un horizon temporel et budgétaire concret.
  28. Mark Rutte a ainsi reçu tour à tour Emmanuel Macron, Giuseppe Conte, Pedro Sanchez et Antonio Costa pour des échanges bilatéraux.
  29. Le Premier ministre portugais a notamment rendu une visite controversée à Viktor Orban – https://twitter.com/antoniocostapm/status/1283368085035069440
  30. Luuk van Middelaar, O. (2012), Op. cit.
  31. Ibid.
  32. Notamment entre Mark Rutte et Boïko Borisov qui accusait son homologue néerlandais de vouloir être le «  policier de l’Europe  »
  33. Angela Merkel a ainsi reçu Emmanuel Macron, Pedro Sanchez et Mark Rutte en amont du Conseil européen.
  34. Le précédent de Meseberg fait référence à la déclaration franco-allemande du 19 juin 2018. Cette déclaration avait posé les bonnes questions mais sa mise en oeuvre  s’est heurtée à une multitudes de résistances, notamment du fait des divergences d’appréciation franco-allemande de fond, réduisant l’exercice à une synthèse prudente difficilement capable d’avoir une portée politique concrète.
  35. Tout à fait réel au demeurant, voir https://twitter.com/CatherineDVries/status/1284426720968347649
  36. La Commission européenne estimait notamment en 2018 que les bénéfices directs du marché unique en termes d’emploi et de croissance sont estimés à environ 10 fois la contribution des États membres au budget de l’UE.
  37. Si elle a permis de lancer de nouvelles politiques, la seule intégration différenciée n’est pas en mesure de résoudre cette problématique. Elle s’apparente même plutôt à un renoncement. Voir – https://legrandcontinent.eu/fr/2020/06/16/crise-et-reforme-de-lunion-europeenne-lintegration-differenciee-est-elle-la-reponse/