Bruxelles. Alors que la banque centrale européenne (BCE) s’est résolue à sortir l’artillerie lourde la semaine dernière avec son plan d’urgence de 750 milliards d’euros, les chefs d’État et de gouvernement s’entretiendront aujourd’hui par visioconférence lors d’un Sommet européen qui s’annonce particulièrement tendu.

Comme un avant-goût de ces tensions, le 24 mars 2020, lors d’un Eurogroupe entièrement dédié à la lutte contre l’impact économique de la crise du Covid-19, les ministres des Finances ont eu beaucoup de mal à définir une ligne directrice commune pour faire face aux retombées économiques de l’épidémie.1

Le « large soutien » exprimé par Mario Centeno, président de l’Eurogroupe, pour un recours au Mécanisme européen de stabilité (MES) semblait ainsi être l’arbre qui cache la forêt des divergences de vues sur la nécessité d’une solidarité économique européenne renforcée. En effet, alors que l’accès à une hypothétique ligne de crédit assortie de conditions renforcées (ECCL) du MES reste encore largement indéfini, la pertinence même du recours à cet instrument face à la situation actuelle semble faire l’objet d’un très vif débat entre les États membres. 

Principale pierre d’achoppement de ces discussions, le niveau de solidarité dont les européens sont disposés à faire preuve face aux conséquences économiques de cette crise. Pour certains pays, au premier rang desquels les Pays-Bas et l’Allemagne, l’effet de garantie qui émanerait de la création d’une ligne de crédit spécifique dans le cadre du MES – assortie de conditions encore indéterminées – est actuellement suffisant face à des retombées dont la magnitude reste aujourd’hui difficile à anticiper. 

Inversement, une coalition composée des dirigeants de la Belgique, la France, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, le Portugal, la Slovénie et l’Espagne, a adressé une lettre à Charles Michel, président du Conseil européen, dans laquelle ils plaident en faveur de la mise en place « d’un instrument de dette commun émis par une institution européenne pour lever des fonds sur le marché, sur la même base et au bénéfice de tous les États membres, assurant ainsi un financement à long terme stable des mesures requises pour faire face aux dégâts causés par cette pandémie ». Cet instrument prendrait le nom de « coronabond » (obligations « corona »). Estimant que les mécanismes conçus pendant la crise de la zone euro ne sont pas appropriés à la situation actuelle, ils justifient notamment cette nécessité d’une nouvelle réponse commune sans précédent par le fait que « nous faisons tous face à un choc extérieur symétrique dont aucun pays ne porte la responsabilité mais dont tous subissent les effets négatifs. »

L’émission d’euro-obligations, garanties par la capacité fiscale commune des États membres de la zone euro, est une solution envisagée afin de circonscrire le risque d’une crise financière liée à une spéculation agressive à l’encontre des pays les plus affectés économiquement par les effets du virus. Elle doit permettre d’apporter une réponse budgétaire massive et coordonnée des pays de la zone euro, notamment par le biais d’outils de financement européens spécifiques en plus des paquets nationaux déjà adoptés.

En d’autres termes, en émettant massivement ces titres de dette mutualisée, qui se présenteraient comme des actifs « sûrs »2, la confiance des investisseurs européens et internationaux serait assurée par un taux d’intérêt commun à ces actifs communs, alors que les actifs émis par les États membres individuellement présentent des taux d’intérêt différents. La mise en oeuvre de ce dispositif repousserait durablement le scénario cauchemardesque d’une nouvelle crise de la zone euro qui pourrait survenir en plein milieu de la crise sanitaire actuelle. Pour espérer voir le jour, ces coronabonds devront toutefois être spécifiquement dédiés aux dépenses liées à la lutte contre les conséquences économiques du coronavirus et leur émission devra être limitée dans le temps.

La question des euro-obligations ravive néanmoins un des plus épineux débats sur l’intégration économique européenne, celui de la mutualisation des dettes souveraines des pays de la zone euro et de l’aléa moral qui pourrait en résulter – malgré le peu de validité de ce critère d’appréciation dans l’hypothèse d’euro-obligations spécifiquement déployées pour faire face à la crise actuelle.3

Très largement dominé par ces questions complexes, le Sommet européen s’annonce donc particulièrement divisé autour de positions très proches de celles de la crise de la zone euro, il y a dix ans. Cette fois encore, la capacité des États membres à concrétiser des initiatives fortes permettant de garantir la cohésion de la zone euro s’apprête à être rudement mise à l’épreuve.

Dans une tribune parue le 25 mars au soir dans le Financial Times4, Mario Draghi sortait de sa réserve afin d’alerter sur l’urgence d’une action suffisamment forte et rapide pour empêcher que la récession ne se transforme en une dépression prolongée qui serait synonyme de dégâts irréversibles. Cette action, prévenait-il, passera inévitablement par une augmentation significative de la dette publique.

Mario Draghi mettait notamment les dirigeants européens en garde : « face à des circonstances imprévues, un changement de mentalité est aussi nécessaire dans cette crise qu’il le serait en temps de guerre. Le choc auquel nous sommes confrontés n’est pas cyclique. La perte de revenus n’est la faute d’aucun de ceux qui en souffrent. Le coût de l’hésitation peut être irréversible. » Avant de conclure sur un appel à « se soutenir mutuellement dans la poursuite de ce qui est, de toute évidence, une cause commune ».

Mise à jour à l’issue de la réunion du Conseil : Derrière le langage officiel de la déclaration commune post-Conseil, l’extrême prudence des formules utilisées et l’absence totale de référence aux corona bonds ou au Mécanisme européen de stabilité semblaient témoigner d’une cristallisation des divisions.5 Renvoyant la balle à l’Eurogroupe, mais aussi à Ursula von der Leyen et Charles Michel en les chargeant de travailler sur un plan d’action et une feuille de route, les dirigeants européens ont laissé paraître leurs antagonismes lors des déclarations individuelles à l’issue du Sommet virtuel.

Mark Rutte, Angela Merkel mais aussi Sanna Marin et Sebastian Kurz ont ainsi fait front commun en indiquant clairement leur opposition à la création d’eurobonds. A l’inverse, Giuseppe Conte et Pedro Sánchez ont vivement défendu le réexamen rapide de mesures plus fortes, notamment en insistant pour que la déclaration commune laisse la porte ouverte à une poursuite des discussions. Lors de sa conférence de presse6, le Premier ministre portugais António Costa a laissé exploser sa frustration en condamnant très fermement la position des Pays-Bas, notamment celle exprimée récemment par le ministre des Finances, Wopke Hoekstra, qui suggérait à la Commission d’enquêter sur le manque de marge budgétaire de certains États pour lutter contre les effets du covid-19.