Bruxelles/Francfort. Le changement radical dans la direction de l’Union européenne aura lieu en novembre, Ursula von der Leyen et Christine Lagarde prenant effectivement leurs fonctions dans leurs salles de commandement respectives. L’espoir est que les nouveaux sommets de l’Union relancent le projet d’intégration européenne autour des questions importantes. Parmi les points à l’ordre du jour, il y a celui d’entamer un débat sérieux sur un potentiel actif sûr (safe asset) européen.

Un actif sûr européen est un titre (libellé en euros) qui se présente une réserve de valeur, surtout en cas de chocs économiques négatifs. Idéalement, son introduction aurait un triple objectif :

  1. agir comme instrument de garantie sur le marché interbancaire, en partie pour respecter les limites imposées par la réglementation sur le contrôle des risques ;
  2. diversifier les portefeuilles des institutions financières nationales afin qu’elles ne soient pas trop exposées au risque souverain, comme c’est le cas aujourd’hui ;
  3. éviter que les événements de panique n’alimentent les asymétries entre les pays membres (par exemple, en période de crise, les investisseurs se réfugient dans les obligations d’État allemandes, ce qui fait exploser l’écart avec d’autres États, notamment l’Italie, avec des conséquences négatives supplémentaires).

D’autre part, de nombreuses initiatives d’intégration européenne sont bloquées face à la dichotomie séculaire entre les pays du Nord et les pays méditerranéens. Les premiers, comme on le sait, s’opposent au partage du risque souverain parce qu’ils craignent qu’il ne se transforme en un transfert net de ressources du Nord vers le Sud. Les partenaires méditerranéens, quant à eux, ont besoin de politiques plus partagées pour la gestion du risque économique, car ils sont plus exposés aux turbulences d’une crise potentielle. Ainsi, la question d’un actif européen sûr n’est apparemment pas à l’abri du binôme « aléa moral – manque de solidarité ».

Une solution toute prête ?

Soutenue à plusieurs reprises par la Commission européenne (en 20171 et 20182), la création de Sovereign Bond-backed securities (SBBS) semble être une solution facile. Il s’agirait de titres adossés à des obligations d’État émis par une institution dont le rendement correspondrait au rendement global des obligations souveraines de la zone euro, avec cependant des priorités de paiement et donc des profils de risque différents. Les dettes publiques n’augmenteraient pas, puisqu’il s’agirait d’une troisième institution qui émettrait ces produits en utilisant les obligations souveraines des États membres, achetées précédemment, comme garantie. Il appartiendrait toujours à cette institution, dans le respect des règles et limites imposées par les autorités européennes, de différencier ces titres en fonction de leur profil de risque. Selon les partisans, ces produits financiers dérivés pourraient dans quelques années constituer un actif européen sûr qui soutienne nos systèmes bancaires, réduisant leur exposition au risque et augmentant leur résilience. Cela se fait au prix modeste d’un ajustement des règles bancaires et d’un investissement initial modeste, sans tensions entre le Nord et le Sud. Mais procédons dans l’ordre, suite à l’étude menée à ce sujet par la task force du Comité européen du risque systémique (CERS).3

À la base de la SBBS se trouve une institution financière – publique ou privée – qui s’occupe de l’achat de titres souverains de la zone euro et crée un portefeuille de ceux-ci, dans lequel chaque pays est représenté par rapport à sa contribution au PIB de la zone euro. À ce stade, le portefeuille est divisé en plusieurs parties où les proportions de la composition du portefeuille restent inchangées mais la priorité des paiements change ; selon l’étude, 70 % du portefeuille constitueraient la tranche senior (priorité élevée), 20 % la mezzanine et 10 % la tranche junior (faible priorité).

L’institution procéderait alors à l’émission sur le marché de titres adossés à des obligations d’État, dont le type de titres sous-jacents serait différent. En cas de défaillance d’un pays, les investisseurs de SBBS senior seraient payés en priorité, ce qui exposerait les mezzanines et surtout les petits porteurs à des pertes. Le senior serait un titre presque sans risque, représentatif de l’économie de la zone euro dans son ensemble. Les investisseurs pourraient alors investir directement dans l’économie de la zone euro, et non dans des pays individuels. L’introduction de la SBBS semble gratuite, mais en réalité, elle nécessite un investissement initial modeste pour financer l’entité responsable de leur émission.

Avec une réforme adéquate de la réglementation bancaire et une offre suffisante (et réglementée) de SBBS, les systèmes bancaires de la zone euro pourraient se libérer du risque de leur dette souveraine et avoir des bilans plus sûrs et plus résistants grâce à la nouvelle obligation européenne sans risque, la senior. En vertu des nouvelles règles, les banques seraient incitées à remplacer les obligations d’État par des obligations de premier rang SBBS dans leur bilan. Dans des conditions stressantes, l’économie réelle souffrirait moins. Il semblerait que les trois critères de l’actif sûr idéal – que nous avons décrits dans l’article – soient remplis :

  1. Les banques européennes, ayant placé dans leurs bilans des quantités suffisantes de titres de premier rang, pourraient les utiliser à la fois comme garanties sur le marché interbancaire et comme sécurité pour se conformer aux règles prudentielles ;
  2. Les SBBS permettraient aux institutions financières de se libérer d’une exposition excessive à leurs risques souverains grâce à leur portefeuille différencié ;
  3. En situation de crise, les investisseurs pourraient se réfugier chez les personnes âgées, ce qui atténuerait l’augmentation inévitable de l’écart.

Tout cela sans encourir de problèmes d’aléa moral et de solidarité entre les pays membres. L’institution responsable de l’émission achèterait les titres au prix du marché et serait alors seule responsable de la rémunération des investisseurs de la SBBS. Les finances publiques des États membres ne seraient en aucun cas modifiées.

Une question plus complexe

Pourtant, cette proposition est sur la table depuis 20114. Pourquoi les titres adossés à des obligations d’État n’ont-ils pas encore été adoptés ? Une analyse de Bruegel examine les différentes questions critiques du projet5. Tout d’abord, il y a un problème sur la quantité que les SBBS doivent atteindre pour être efficaces : le portefeuille diversifié représente une limite. Si l’on prend l’exemple de l’Allemagne et de l’Italie, la première devrait être plus représentée dans le portefeuille, avec un PIB plus élevé, mais la dette publique allemande est inférieure à la nôtre : les Bunds sont trop peu nombreux (ou les Bots trop nombreux) et empêchent le volume des SBBS d’augmenter correctement.

L’architecture de ces actifs sûrs potentiels est encore plus vulnérable à une crise de la dette souveraine. Si l’un des pays de la zone euro devait perdre son accès au marché, ses titres ne seraient plus inclus dans le portefeuille. Cela créerait plusieurs classes de titres, chacune fondée sur un portefeuille différent : un très mauvais résultat pour un produit déjà trop complexe. En fait, on craint qu’en tout état de cause, face à un choc négatif, les investisseurs ne choisissent des titres plus simples comme refuge, revenant toujours au Bund. Enfin, on peut se demander si l’introduction de cet instrument pourrait modifier les incitations pour les États en cas de faillite, maintenant que leurs systèmes bancaires souffriraient moins d’un tel événement.

Les SBBS, aussi efficaces soient-ils, ne sont donc pas une solution sans limites et sans défauts. Que pouvons-nous faire ? La nécessité de résoudre les problèmes sous-jacents demeure : l’Europe doit rendre les différents systèmes bancaires plus sûrs et plus résistants, en les libérant du risque souverain spécifique. Nous ne pouvons pas ne pas être préparés à la prochaine récession. Il existe de nombreuses propositions alternatives pour créer une sécurité sans risque, mais elles impliquent toutes un certain partage des risques et un transfert des ressources, ce qui est politiquement irréalisable à court terme. Un autre atout potentiellement convaincant est l’E-bond.[6] Il s’agit d’un produit financier plus simple, pas trop différent du dérivé analysé ci-dessus, qui élimine le passage de la division en plusieurs tranches. Berlin et Paris, cependant, se retrouveraient à transférer des ressources (bien que d’un montant très modeste) pour son adoption : ainsi, cette proposition a elle-même été bloquée pendant des années.

En réalité, ce qui est encore plus crucial, c’est de persévérer dans l’attentisme des années passées. Les chancelleries européennes semblent ignorer cette étape. Il est vrai qu’à ce jour, le débat sur la sécurité des actifs est resté essentiellement confiné à la recherche, qui est arrivée aux tables de la Commission, mais où elle a échoué. Attendre la prochaine récession pour mettre en œuvre des solutions d’urgence n’est pas une voie recommandable pour aller de l’avant.

Il est temps qu’un débat sérieux, au sein des parlements européen et nationaux et dans le débat public, émerge sur ces questions. Elle ne va pas entraîner immédiatement des changements radicaux, tels que la mutualisation de la dette, mais elle pourrait passer par des concessions réciproques et progressives – sous la forme d’une plus grande discipline fiscale pour les pays méditerranéens et de solidarité accrue des pays nordiques. À une époque peu suspecte (en 2011), von der Leyen avait déclaré que son objectif était d’atteindre « les États-Unis d’Europe ».6 Il est temps de passer des paroles aux actes.

Perspectives :

  • 3 octobre : Audition au Parlement européen de Paolo Gentiloni, Commissaire européen désigné à l’Économie
  • 8 octobre : Audition au Parlement européen, Vice-président exécutif de la Commission européenne désigné pour « une économie qui fonctionne pour les personnes »
  • 1 novembre : Début officiel du mandat de la Commission von der Leyen et de Christine Lagarde a la tête de la BCE

Le Grand Continent débute une collaboration régulière avec Tortuga Economics, un think tank économique né en 2015 à Milan, à l’Université Bocconi. Cet article a été publié originellement en italien sur Le Sole 24 Ore avec le titre “La finanza con i safe asset e Von der Leyen faranno davvero l’Europa ?”.

Sources
  1. European Commission, Communication on Completing the Banking Union, COM(2017)592, 11 octobre 2017
  2. European Commission, Frequently asked questions : Enabling framework for sovereign bond-backed securities, 24 mai 2018
  3. ESRB High-Level Task Force on Safe Assets, Sovereign bond-backed securities : a feasibility study, janvier 2018
  4. Euro-nomics Group, European Safe Bonds (ESBies), London School of Economics, 30 septembre 2011
  5. CLAEYS Grégory, Are SBBS really the safe asset the euro area is looking for ?, Bruegel, 28 mai 2018
  6. Von der Leyen fordert die Vereinigten Staaten von Europa, Der Spiegel, 27 aout 2019