TikTok attaque le gouvernement des États-Unis. Les créateurs de contenu et des millions d’Américains soutiennent le réseau social chinois. Biden en a besoin pour faire campagne. Trump est soutenu financièrement par ses actionnaires. Comment en est-on arrivés à ce niveau d’intrication ? Chaque mercredi, nous étudions le point nodal de la géopolitique contemporaine, l’affrontement entre la Chine et les États-Unis, en fonction de la capacité politique des deux systèmes de diriger, transformer, développer l’innovation, l’industrie, les technologies numériques et les sciences. De Giuliano da Empoli et sa thèse structurante – le Parti communiste et la Silicon Valley travaillent à un avenir post-humain – en passant par Adam Tooze, Chris Miller jusqu’à la nouvelle doctrine du « changement radical » signée Mario Draghi.
Dramatis personae
Le trio TikTok
- Zhang Yiming, cofondateur de ByteDance
- Alex Zhu, cofondateur de Musical.ly
- Neil Shen, le roi Midas du capital-risque chinois
Le nouveau complexe militaro-technologique américain
- Peter Thiel, investisseur et idéologue de la fusion militaro-technologique
- Tom Cotton, appât à clics anti-chinois
- Mike Gallagher, faucon efficace
Le grand gagnant provisoire
- Mark Zuckerberg, fondateur et PDG de Meta
L’écharde imprévisible
- Donald Trump, ancien président des États-Unis, candidat à la Maison Blanche
Parties directes et indirectes aux événements judiciaires
- La gestion instable de TikTok
- Les investisseurs américains de ByteDance
- Les créateurs de contenu qui dénoncent le gouvernement américain
- Les juges américains.
TikTok. C’est le nom de la saga technico-politique la plus intense et la plus intéressante de notre ère d’affrontement des capitalismes politiques. Parce qu’il met en évidence un nouvel équilibre houleux entre les exigences de la sécurité nationale et celles des marchés mondiaux, son cas mérite d’être étudié.
Du fait de son essor et des conflits qu’il charrie, TikTok incarne parfaitement les nœuds de tension entre Pékin et Washington : la relation étroite d’interconnexion et d’enrichissement mutuel s’est transformée en un divorce sous haute tension. Entre ces deux extrêmes, un long jeu de miroirs s’étend, de Shanghai à Palo Alto — fait de méfiances et de contrastes, tant politiques que judiciaires.
Cette dynamique complexe s’est amplifiée au fil du temps avec le succès de l’application, son emprise sur la jeunesse, et a fini par faire d’une colossale base de données de courtes vidéos l’envers des guerres de l’opium.
Entrepreneurs et investisseurs sur la route sino-américaine
Pour comprendre la saga TikTok, il faut partir de ses trois principaux protagonistes : Zhang Yiming, Alex Zhu et Neil Shen.
Sur la chaîne YouTube de ByteDance, on trouve encore la vidéo de 2019 dans laquelle Zhang Yiming, né en 1983, retourne triomphalement dans l’appartement anonyme de Pékin où il a fondé son grand groupe en 2012 avec son ami et colocataire Liang Rubo1. Nous sommes au début des années 2010 — la folle décade technologique chinoise. L’expansion digitale en Chine suscite des attentes immenses dans un écosystème numérique lui-même en constant élargissement. Zhang Yiming, qui a travaillé pour Kuxun et Microsoft, se souvient du slogan qu’il a appris sur un chantier de construction à Pékin : « Petit endroit, grand rêve ». Cette phrase l’inspirera au fil des années. Dès ses débuts, avec le site d’informations Toutiao, ByteDance réussit à exploiter les opportunités du marché chinois, avant de lancer une application de vidéos courtes, Douyin, en 2016. Durant ces « années folles », l’investissement dans le numérique a profité de la présence essentielle de ressources américaines grâce aux plus grands noms de la Silicon Valley, désireux de saisir toutes les opportunités du marché chinois. Avec l’investissement annoncé le 3 juin 2014, ByteDance dispose déjà d’une valorisation de 400 millions de dollars. Son investisseur principal est Sequoia Capital China, la branche chinoise de l’un des principaux fonds de capital-risque de la Silicon Valley — que nous étudierons bientôt dans cette série.
Alors que Zhang Yiming pose les premières briques de son empire en Chine, des dizaines de milliers d’ingénieurs, de chercheurs et de startupers chinois travaillent aux États-Unis.
Parmi eux, Alex Zhu. Il est arrivé dans la Silicon Valley en tant qu’employé de la société allemande SAP. La légende raconte qu’un jour, alors qu’il se trouve dans le train entre San Francisco et Mountain View avec son ami et associé Luyu Yang, Alex Zhu aperçoit un groupe de jeunes garçons qui s’amusent en écoutant de la musique sur leur smartphone : certains prennent des vidéos de la scène, d’autres fredonnent et miment des expressions tirées des chansons. C’est l’illumination. Elle conduit le technologue chinois en quête de fortune à développer une application axée sur la synchronisation des lèvres dans des vidéos de 15 secondes.
C’est ainsi qu’en 2014, alors que ByteDance encaisse l’argent de Sequoia et d’autres investisseurs, Musical.ly voit le jour — quelque part entre San Francisco et Shanghai. Le succès est au rendez-vous, l’application atteignant rapidement le sommet de l’appstore, et suscite l’intérêt d’un autre protagoniste de cette histoire : Mark Zuckerberg.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Facebook avait déjà acquis Instagram en 2012. Entre 2013 et 2014, en réponse aux investissements de Google, il a considérablement renforcé ses activités sur l’intelligence artificielle, notamment grâce à Yann Le Cun, l’un des scientifiques les plus en vue dans le domaine alors connu sous le nom de deep learning. Malgré plusieurs discussions, Facebook n’achètera pas Musical.ly — qui est alors, rappelons-le, une entreprise américaine fondée par des Chinois. C’est ByteDance, l’entreprise de Zhang Yiming, qui finira par l’acheter, et l’opération sera finalisée entre 2017 et 2018.
L’année 2018 établira sans équivoque la dimension chinoise de ByteDance — une entreprise qui devra désormais opérer selon les règles du système chinois. Après l’apparition de contenus inappropriés dans Toutiao, Zhang Yiming écrit une lettre publique le 11 avril 20182 « d’excuses et de réflexion », dans laquelle il demande pardon pour s’être éloigné des « valeurs socialistes », remercie le soutien du gouvernement au développement technologique et regrette en même temps l’importance excessive qu’il a accordée au rôle de la technologie, se déclarant prêt à renforcer le travail de « construction du Parti » et les principes et valeurs défendues par Xi Jinping, y compris en augmentant le nombre de modérateurs de contenu, qui passe de 6 000 à 10 000.
Entre-temps, la mise en œuvre du capitalisme politique chinois s’est déjà accélérée3. En 2015, la présentation du plan Made in China 2025 explicite les objectifs de Pékin de dominer certaines chaînes technologiques numériques et énergétiques, dont les semi-conducteurs et les batteries. Huawei renforce ses positions dans les standards de télécommunications et fournit les pays occidentaux. En 2016, Barack Obama empêche par un décret le rachat d’Aixtron, une entreprise allemande du secteur des semi-conducteurs, par des investisseurs chinois4.
Dès 2007, Niall Ferguson et Moritz Schularick avaient utilisé l’adjectif « chimérique » pour qualifier la relation problématique entre Washington et Pékin5. Ferguson et Schularick partaient de la crise financière, dont ils faisaient un point de bascule possible des déséquilibres de cette relation économique « monstrueuse » — chimérique. Pourtant, le développement numérique chinois consécutif à la crise financière a renforcé les liens entre Pékin et Washington — ou, pour être plus exact, entre Pékin (ou Shenzhen) et Menlo Park.
Le principal protagoniste de ce rapprochement est sans conteste Neil Shen, figure emblématique des activités de Sequoia Capital en Chine depuis 2005.
Sequoia est un symbole du capital-risque américain et mondial : depuis les années 1970, cette société a investi dans des entreprises telles qu’Apple, Google, YouTube, Airbnb ou WhatsApp — pour ne citer que les plus connues. Dans les années 1980 et 1990, son légendaire fondateur, Don Valentine, a notamment supervisé l’investissement dans LSI Logic, la société de semi-conducteurs où travaillait Jensen Huang lorsqu’il a fondé NVIDIA — dans laquelle Sequoia Capital a investi très tôt, incluant son partenaire Mark Stevens dès 1993 au conseil d’administration de NVIDIA, dont il est toujours membre. À la suite de Valentine, les nouveaux dirigeants de Sequoia au milieu des années 1990, Doug Leone et Michael Moritz, lancent la société dans une ambitieuse expansion internationale, en se concentrant sur la Chine et l’Inde. En Chine, la figure clef sera Neil Shen, né en 1967.
Au moment où il lance Sequoia Capital China, Neil Shen a déjà vécu trois autres vies. La première est celle d’un étudiant modèle en Chine, qui a ensuite poursuivi ses études de gestion aux États-Unis. La deuxième, celle d’un banquier d’affaires qui a saisi les nouvelles opportunités du marché chinois dans les années 1990. La troisième, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, est celle d’un entrepreneur, qui fonde notamment le conglomérat touristique Ctrip.com. Dans sa quatrième vie, Neil Shen devient le plus grand investisseur en capital-risque de l’histoire du développement numérique chinois, contribuant — surtout dans les années 2010 — à la croissance d’entreprises telles qu’Alibaba, Meituan, JD.com, Pinduoduo, mais aussi le champion des drones DJI et, comme nous l’avons vu, ByteDance. Les rendements des investissements et la croissance des actifs sous gestion témoignent des capacités exceptionnelles de Neil Shen — qui briguera également un temps la direction mondiale de Sequoia mais, finalement écarté, il envisagera son rôle de manière de plus en plus indépendante.
Après la vente de Musical.ly à ByteDance, Alex Zhu décide de passer quelques mois à Shanghai — surtout pour écouter du jazz — avant de prendre la direction de TikTok, où il quitte ses fonctions opérationnelles en 2020. En 2021, Zhang Yiming lui-même quitte la présidence de ByteDance, au conseil duquel siège toujours Neil Shen, qui dirige en 2024 un fonds formellement séparé de Sequoia Capital, baptisé HongShan — traduction de Sequoia en chinois.
Pendant ce temps, TikTok, dont la croissance est stipulée par un algorithme ultra puissant dans lequel le contenu n’est pas transmis sur la base d’un réseau de contacts préexistant, se retrouve de plus en plus au centre de l’embrasement mondial.
Comprendre la logique de la contre-attaque de Zuckerberg
Le 17 octobre 2019, à l’université de Georgetown6, Mark Zuckerberg est préoccupé. Devant un parterre d’étudiants, il s’inquiète de la stratégie chinoise en matière d’Internet et de son succès :
La Chine construit son propre internet sur la base de valeurs très différentes et exporte cette vision dans d’autres pays. Jusqu’à récemment, Internet dans presque tous les autres pays en dehors de la Chine était défini par des plateformes américaines avec des valeurs fortes de liberté d’expression. Rien ne garantit que ces valeurs l’emporteront. Il y a dix ans, presque toutes les grandes plateformes d’Internet étaient américaines. Aujourd’hui, six des dix premières sont chinoises.
Le fondateur de Facebook voit poindre un danger pour les réseaux sociaux et pointe directement son adversaire :
Alors que nos services, tels que WhatsApp, sont utilisés partout par les manifestants et les militants en raison de leur cryptage et de leur protection de la vie privée, sur TikTok, l’application chinoise en plein essor, les mentions de ces manifestations sont censurées, même aux États-Unis.
L’expérience chinoise de Facebook, comme celle d’autres géants américains de la technologie, est une succession d’essais, d’erreurs et de conflits. Dans les années 2010, Zuckerberg lui-même s’est souvent rendu en Chine pour trouver un accord politique avec le Parti communiste chinois sur les activités de l’entreprise. Dans son discours de Georgetown, il reconnaît l’échec de ces négociations :
J’ai travaillé dur pour introduire nos services en Chine. Mais nous n’avons jamais pu nous mettre d’accord sur ce qui était nécessaire pour que nous puissions opérer là-bas, et ils n’ont pas voulu nous laisser entrer.
Toujours en 2019, Sheryl Sandberg, directrice exécutive de longue date de Facebook, répond à la montée des arguments de ce que l’on appellera plus tard le mouvement antitrust neo-Brandeis — dont fait partie Lina Khan, présidente de la Commission fédérale du commerce nommée par l’administration Biden — en utilisant l’épouvantail de la puissance des entreprises chinoises non soumises à la réglementation7. La logique de cet argument est assez simple : les géants américains ne devraient pas être réglementés parce que ce sont « nos géants » et que leur puissance n’est pas une question de « pouvoir de marché » mais bien une question de sécurité nationale et de défense des valeurs américaines.
En octobre 2019 à Washington, Zuckerberg témoigne devant le Congrès des États-Unis au sujet de Libra, son projet finalement avorté de monnaie numérique. Il profite de sa venue à Washington pour rencontrer Donald Trump, président à l’époque, son gendre Jared Kushner, et le conseiller et financier de Trump ainsi que le cofondateur de PayPal et Palantir — et premier investisseur extérieur de Facebook, membre du conseil d’administration de Facebook/Meta de 2005 à 2022 : Peter Thiel.
Les reconstitutions sur les sujets de discussion de cette réunion sont discordantes d’une version à l’autre. Le biographe de Thiel, Max Chafkin — qui cite également un passage du discours de Georgetown dans lequel Zuckerberg déclare qu’il n’est pas juste qu’une entreprise privée censure les hommes politiques dans une démocratie — affirme que le fondateur de Facebook aurait promis à Trump qu’il n’y aurait pas de vérification des faits dans les discours politiques en échange d’une approche souple de la réglementation. D’autres reconstitutions, comme celle du Wall Street Journal8, affirment que Zuckerberg aurait directement parlé à Trump de son opposition à TikTok.
En tout état de cause, ces réunions s’inscrivent dans une tendance de marché et dans une tendance politique.
La tendance du marché concerne, entre 2018 et début 2020, la capacité croissante de TikTok à attirer des utilisateurs sur de nouveaux segments. Pour la première fois de l’histoire, l’application contrôlée par un conglomérat chinois qui rivalise avec les géants américains viole une règle non écrite essentielle : la séparation de l’écosystème chinois du reste de l’Internet mondial — respectée jusqu’ici par des applications à succès telles que WeChat. Ce n’est pas seulement l’influence des entreprises américaines aux États-Unis et en Europe qui se trouve menacée, mais aussi celle de marchés tels que le Brésil, l’Inde et l’Asie du Sud-Est en général.
La tendance politique est à la guerre technologique entre les États-Unis et la Chine. C’est le piège dans lequel les dirigeants de TikTok savent qu’il ne faut pas tomber, car l’approche de Washington sur la question est et restera bipartisane. Le mouvement est déjà enclenché.
Toujours en octobre 2019, le démocrate Chuck Schumer et le républicain Tom Cotton écrivent une lettre à Joseph Maguire, directeur par intérim du renseignement national, contre TikTok. Ils demandent une évaluation par les services de renseignement des risques pour la sécurité nationale posés par l’application et d’autres plateformes basées en Chine et opérant aux États-Unis.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Tim Wu, professeur de droit à Columbia qui travaillera plus tard avec l’administration Biden, écrit dès 20209 que les États-Unis doivent se réveiller une fois pour toutes et abandonner l’idéalisme des années 1990 sur le cosmopolitisme numérique, un fantasme auquel plus personne ne croit. L’idéal d’un internet ouvert nécessite précisément selon lui une approche réaliste face à la Chine, car c’est elle qui refuse de suivre les règles d’un réseau ouvert. Sur la question chinoise, une profonde convergence entre deux visions très différentes de la concurrence dans la technologie se fait jour : celle de Wu et celle de Peter Thiel, l’influent investisseur qui pense que « la concurrence est boiteuse » et que, dans une version de Schumpeter sous stéroïdes, l’innovation est alimentée par la recherche et l’exploitation des monopoles.
L’étrange alignement de 2020 : l’art trumpien du deal, la technique judiciaire et la stratégie d’Instagram en Inde
En 2020, toutes ces hypothèses conduisent à une accélération des mesures de contre-attaque autour de TikTok.
Le gouvernement américain a le droit d’intervenir dans l’affaire parce que l’histoire de TikTok, comme nous l’avons vu, est liée à Musical.ly. TikTok, dans sa forme actuelle, existe parce qu’il a acquis une propriété intellectuelle américaine, bien que développée par les Chinois. Le Comité sur l’investissement étranger aux États-Unis (CFIUS) peut techniquement intervenir rétroactivement — de manière similaire à ce qu’il a déjà fait dans le cas de l’acquisition de Grindr par les Chinois, sur la base des nouveaux pouvoirs de la loi adoptée en 2018, le Foreign Investment Risk Review Modernization Act (FIRRMA).
Dans le cas de Grindr, une application très utilisée par la communauté LGBTQ+, le CFIUS a d’abord forcé la vente, puis était intervenu dans le processus de vente, approuvant entre autres offres celle d’un véhicule d’investissement appelé San Vicente et créé en 2020, l’année même de l’acquisition de Grindr. L’entreprise chinoise Kunlun, qui avait acheté Grindr en 2018, en est sortie avec un bénéfice.
Le cas de TikTok est à une toute autre échelle : pour Grindr, on parle d’une valorisation qui s’élève à des centaines de millions ; pour TikTok, des dizaines de milliards. Même lorsque les instruments du capitalisme politique américain, tels que le CFIUS, interviennent, il y a des coûts à prendre en compte ainsi que des implications judiciaires. C’est sous cet angle qu’il faut envisager les événements de 2020.
En 2020, alors que TikTok atteignait environ 100 millions d’utilisateurs, l’administration Trump a agi contre l’entreprise par deux moyens : le premier, basé sur la déclaration de l’urgence nationale en matière de télécommunications dans l’ordre exécutif du 15 mai 2019, est l’ordre exécutif du 6 août 2020 ; le second, basé sur la question habituelle de l’acquisition de Musical.ly par ByteDance, est l’ordre exécutif du 14 août 2020. Trump revendique publiquement l’impact économique du rôle politique du gouvernement et affirme que, grâce à son action, « les États-Unis devraient avoir un grand pourcentage » de l’accord10.
Au cours de l’été 2020, l’approbation de ces décrets se traduit dans les médias et sur la scène publique par « l’interdiction » de TikTok qui serait sur le point d’entrer en vigueur et, sur le plan économique, par une négociation pour la vente de TikTok aux États-Unis. Sur ce dernier point, trois entreprises américaines travaillent sur le deal : Microsoft, Oracle et Walmart. Un an après un accord historique signé avec OpenAI dont l’importance n’apparaîtra que plus tard, Satya Nadella, PDG de Microsoft, est à deux doigts d’investir dans TikTok11. Selon son témoignage, c’est TikTok qui serait venu chercher Microsoft et l’affaire aurait été pour lui « la chose la plus étrange sur laquelle il m’ait jamais été donné de travailler ». Nadella se retire. Le 19 septembre 2020, Oracle et Walmart publient les détails d’un accord par lequel ils acquerront conjointement 20 % d’une nouvelle entité, TikTok Global12, « pour fournir des services aux utilisateurs aux États-Unis et dans une grande partie du reste du monde ». L’accord prévoit qu’Oracle sera le fournisseur exclusif de services de cloud, que TikTok Global aura son siège aux États-Unis et que quatre Américains seront membres d’un conseil d’administration de cinq personnes. TikTok Global sera cotée en bourse aux États-Unis en moins d’un an. Quant à Walmart, si l’on peut s’étonner de voir une chaîne de supermarchés s’intéresser à TikTok, c’est en réalité l’une des dimensions les moins absurdes de cette histoire : Walmart a en effet toujours été une entreprise très innovante en matière de technologie et d’utilisation du numérique. Dès le milieu des années 1980, elle avait déjà achevé son propre réseau satellite privé.
Derrière cette démonstration de l’art des affaires de Trump, se cache une technique judiciaire. L’application de pouvoirs discrétionnaires présidentiels très larges pour déclarer l’urgence nationale fondée sur les dangers pour la sécurité des communications américaines d’une plateforme détenue par des Chinois, peut être contestée sur le fond d’un point de vue judiciaire.
C’est ce que fera TikTok directement, mais aussi les utilisateurs de TikTok — c’est-à-dire les créateurs de contenu, qui poursuivent le gouvernement américain. À l’automne 2020, les juges Wendy Beetlestone (Pennsylvanie) et Carl Nichols (Washington), nommés par des administrations de différentes tendances politiques, se prononcent contre le gouvernement américain, indiquant qu’il a agi en dehors de son autorité légale. Comme l’ont noté des chercheurs tels qu’Angela Zhang et Anu Bradford, l’affaire TikTok s’inscrit dans un enchevêtrement politico-économico-juridique entre les systèmes chinois et américain. Le système chinois assume une utilisation politique du droit de la concurrence, qui a eu diverses applications et qui est basée sur le pouvoir au sein d’un marché en expansion, où les acteurs étrangers veulent entrer. À l’inverse, TikTok peut utiliser le système juridique américain et ses garanties spécifiques pour se protéger : c’est ce qui s’est passé en 2023, lorsque l’État du Montana a adopté une interdiction de TikTok, annulée pour inconstitutionnalité par le juge Donald Molloy.
En 2020, alors que les États-Unis sont aux prises avec la première phase de cet enchevêtrement, l’élection présidentielle conduit à la victoire de Biden que Trump ne reconnaît pas. Des vidéos du Capitole deviennent virales sur TikTok. L’accord potentiel sur TikTok entre Oracle, Walmart et ByteDance est suspendu13, l’administration Biden procédant à une réévaluation des problèmes de sécurité.
Été 2020. Une partie du monde croit revivre, sortie du premier confinement. Deux autres dates vont marquer l’histoire TikTok, qui nous amènent à l’autre point central : la stratégie d’Instagram en Inde.
Le 29 juin 2020, le gouvernement indien interdit 59 applications chinoises sur TikTok qui sont « engagées dans des activités qui portent atteinte à la souveraineté et à l’intégrité de l’Inde, à la défense de l’Inde, à la sécurité de l’État et à l’ordre public ». Cette décision intervient peu après des affrontements entre soldats indiens et chinois dans l’est du Ladakh. TikTok comptait près de 200 millions d’utilisateurs, une base construite en moins de trois ans. Les créateurs de contenu protestent, le gouvernement indien reçoit poliment les doléances des applications interdites, puis réitère l’interdiction.
Le 5 août 2020, Instagram introduit les reels, des vidéos de 15 secondes avec du son et des effets visuels engageants. C’est une étape clef dans la tik-tokisation du réseau social de la galaxie Zuckerberg. Elle arrivera plus tard sur Facebook également avec Watch. La concurrence en matière de vidéo et la course à l’intelligence artificielle sont de fait une seule et même chose : ce que nous appelons aujourd’hui « intelligence artificielle », c’est à la fois et en même temps la prédiction de la structure tridimensionnelle des protéines par AlphaFold de Google DeepMind et l’optimisation des recommandations de YouTube — réalisée par la même société (Alphabet). YouTube génère du trafic, des revenus et des profits.
Il en va pour le reel — ou short sur Youtube — dans lequel Florence Pugh nous explique qu’elle a toujours du tabasco dans son sac à main comme pour le reel donnant le secret pour une parfaite mantecatura de pâtes à la bisque de crevettes que l’on cuisine lorsqu’on parvient à échapper à la voix de Florence Pugh — tandis qu’on réfléchit à l’ajout d’une touche de tabasco. Une vidéo, deux vidéos, trois vidéos — à l’infini. Tout cela revient au fond à une seule et même chose : toujours plus de trafic pour Zuckerberg. L’intelligence artificielle, pour les réseaux sociaux, consiste en des systèmes de recommandations mathématiques pour nous faire passer plus de temps dans une application. C’est ce que TikTok et Instagram se disputent dans une course également déterminée par l’infrastructure informatique où ByteDance, comme les autres grandes entreprises chinoises, devra s’approvisionner en cartes graphiques NVIDIA en raison des contrôles américains à l’exportation, alors que Meta n’a pas de telles contraintes14.
Si Zuckerberg est d’abord critiqué pour avoir copié son concurrent, puis moqué pour avoir parlé de « métavers » — parmi d’autres excentricités — son pari sera finalement le bon. Meta fait de très gros achats de cartes graphiques NVIDIA parce qu’il travaille sur les reels15. Et c’est Instagram qui profite plus que tout autre du vide laissé par TikTok en Inde, avec une croissance très importante16.
C’est cet arrière-plan qu’il faut avoir en tête en regardant la saynète dans laquelle le fondateur de Facebook et sa femme admirent la montre très chère d’Anant Ambani : le nombre d’utilisateurs d’Instagram augmente, Meta a un fort pouvoir de marché en Inde et se prépare déjà à l’accroissement de la richesse qui permettra aux consommateurs indiens de dépenser davantage.
La vaine résistance au capitalisme politique — et ByteDance comme chimère
En s’engageant dans le grand tournant de 2019 à 2020, TikTok n’a pas de direction claire et stable en matière de gestion, contrairement à d’autres géants technologiques où les fondateurs sont aux commandes comme NVIDIA et Tencent, ou encore à ceux où la succession de la direction détermine de nouvelles orientations fructueuses comme chez Microsoft. Comme nous l’avons vu, Alex Zhu et Zhang Yiming quittent leurs fonctions opérationnelles. Ce dernier n’aime pas les projecteurs, et on ne le verra jamais danser déguisé en Michael Jackson — comme Jack Ma, le PDG d’Alibaba, dans les grandes années. Précisément après la « purge » de ce dernier17, Zhang Yiming n’a pas l’intention de faire des faux pas et d’attirer l’attention sur lui.
Au printemps 2020, TikTok annonce la nomination de Kevin Mayer, ancien cadre chez Disney, au poste de PDG : cette décision semble s’inscrire dans une stratégie de plus en plus ambitieuse visant à défier les géants américains des médias. Mayer se retire quelques mois plus tard, laissant comme PDG intérimaire Vanessa Pappas, une directrice des opérations forte d’une expérience considérable à la tête de YouTube. Le nouveau PDG, le Singapourien Shou Zi Chew, sera nommé en mai 2021. Pappas, la figure la plus stable, restera à la direction opérationnelle de l’entreprise jusqu’en 2023.
Entre 2021 et 2023, les dirigeants de TikTok vivent dans les limbes : l’enquête CFIUS est toujours ouverte et s’étale dans le temps. En anticipation d’une décision négative, ils élaborent un plan de sécurité des données aux États-Unis en collaboration avec Oracle, appelé Project Texas18, dans lequel ils investissent environ 1,5 milliard de dollars. Dans le meilleur des mondes possibles pour TikTok, le projet Texas serait accepté par le CFIUS et considéré comme l’ultime mesure d’atténuation permettant à TikTok d’opérer aux États-Unis.
Shou Zi Chew revendique les 170 millions d’utilisateurs atteints aux États-Unis, s’appuie sur la sympathie du tiktokeur le plus populaire au monde — l’Italien d’origine sénégalaise Khaby Lame — et vante les succès des restaurateurs et des propriétaires de petites entreprises qui utilisent la plateforme pour amplifier leurs messages, ainsi que le rôle de TikTok dans la promotion des sciences. Mais dans le même temps, il doit affronter frontalement la position du Congrès selon laquelle, avec un certain retard, TikTok — après le Chips & Science Act et l’Inflation Reduction Act de 2022 — s’inscrit également dans le grand contexte de la rivalité avec la Chine. L’échange au Congrès entre le sénateur Tom Cotton et le PDG de TikTok le 31 janvier 2024 est révélateur du pic de tensions :
Tom Cotton, Sénateur de l’Arkansas (R.)
Avez-vous déjà été membre du Parti communiste chinois ?
Shou Zi Chew, PDG de TikTok
Sénateur, je suis singapourien. Non.
Tom Cotton, Sénateur de l’Arkansas (R.)
Avez-vous déjà été associé ou affilié au Parti communiste chinois ?
Shou Zi Chew, PDG de TikTok
Non, Monsieur le Sénateur. Encore une fois, je suis singapourien.
Au-delà de ce dialogue à la Ionesco, Cotton est en quelque sorte un champion politique de l’appât à clics anti-chinois. En 2020, il a suggéré que les étudiants chinois aux États-Unis étudient les Federalist Papers et Shakespeare et ne s’approchent pas trop des matières scientifiques, car « ils ne devraient pas apprendre l’informatique quantique et l’intelligence artificielle de l’Amérique ». Il est difficile de nier que, depuis 2020, avec la pandémie et la radicalisation de la concurrence avec la Chine, un sentiment anti-chinois a émergé aux États-Unis qui, dans certaines classes dirigeantes, présente de nombreuses similitudes avec l’époque du maccarthysme. Au-delà du racisme au grand jour à l’égard de personnes originaires de la République populaire de Chine, une relative méconnaissance du reste du monde — bien ancrée même parmi certaines classes dirigeantes américaines — conduit à discriminer de nombreux peuples asiatiques parce qu’ils « ont l’air chinois ». Tout cela a un effet sur les étudiants et les professionnels chinois et asiatiques aux États-Unis. Ces tensions coexistent avec une force croissante de l’appareil technologique américain alimenté d’en bas et d’en haut par le capital humain de l’Asie que le grand aimant américain continue d’attirer.
Mais la stratégie démagogue de Tom Cotton ne s’arrête pas là. Tout d’abord, dans la perspective des services de renseignement américains, la simple déclaration « je suis de Singapour » n’est pas en soi une assurance définitive — et de nombreuses preuves vont dans ce sens. Le développement technologique et financier de Singapour, son rôle de plaque tournante des centres de données en Asie, ont longtemps suscité des inquiétudes quant à sa position dans l’opposition entre Washington et Pékin. Dans plusieurs domaines, Singapour peut être considéré par l’appareil sécuritaire américain comme une zone grise dans ses relations avec Pékin.
Par ailleurs, le fait que le PDG de TikTok soit singapourien ou d’une autre nationalité ne change ni la structure capitalistique, ni la nature idéologique de ByteDance. Dans son témoignage devant le Congrès le 23 mars 202319, Shou Zi Chew a voulu « affirmer sans équivoque que ByteDance n’est pas un agent de la Chine ou d’un autre pays ». Pourtant, il ne peut pas prouver définitivement que le parti communiste chinois n’exerce aucune influence sur ByteDance, tant que ByteDance opère en Chine en tant que conglomérat technologique actif dans un secteur sensible, parce qu’on parle ici d’expression de la pensée. Au-delà des cas individuels, et outre l’apologie de Zhang Yiming, il faut considérer que Douyin, la version chinoise de TikTok, a fait l’objet de la variante chinoise de la golden share (à l’origine britannique) ou de l’action spécifique (dans la version française), à savoir qu’un droit de veto est laissé à l’État chinois dans le capital de l’entreprise.
En 2021, un fonds d’État chinois a obtenu une part de 1 % dans la principale structure chinoise de ByteDance, Beijing Douyin Information Service Co. et un siège au conseil d’administration : il est clair qu’à travers ces droits spéciaux, le Parti communiste chinois exerce un pouvoir asymétrique au sein de la partie chinoise de ByteDance. La tactique des dirigeants de TikTok, dans ce schéma, tend et tendra toujours à souligner la séparation avec l’entité chinoise. Mais dans un schéma idéologique où les deux identités sont incompatibles, la séparation ne peut être sanctionnée que de manière claire et nette.
Les événements de 2024, qui ont abouti à l’approbation bipartisane d’une nouvelle loi prévoyant la vente forcée de TikTok ou son interdiction d’opérer aux États-Unis dans le cadre de la structure de propriété actuelle contrôlée par ByteDance, reflètent une situation de plus en plus précaire entre les deux blocs du réseau social, sans que la direction ne se rende vraiment compte de la gravité de la situation. Cette myopie a été mise en évidence par la tactique contre-productive adoptée par TikTok en mars 2024, qui a invité ses utilisateurs à contacter leurs représentants au Congrès pour protester contre une éventuelle interdiction : cette réaction a renforcé l’opposition politique à l’application, précisément parce qu’elle affichait son « pouvoir de convocation » potentiellement utilisable à des fins malveillantes.
La direction de TikTok, avec une campagne publique à coup d’interviews du PDG dans les médias grand public, n’a pas pris conscience que, depuis le début de l’année 2023, le « piège » s’est refermé, à cause d’au moins deux éléments entrelacés d’une importance considérable : premièrement, le débat interne croissant sur la « génération anxieuse », pour reprendre l’expression du best-seller controversé dans lequel le psychologue Jonathan Haidt analyse les effets des smartphones et des réseaux sociaux sur la santé mentale des jeunes ; deuxièmement, la poursuite de la politique bipartisane sur la Chine, avec des enquêtes et des auditions d’organismes dédiés à la question au Congrès.
Le personnage qui incarne cette accélération du capitalisme politique est Mike Gallagher, le républicain du Wisconsin ayant une expérience du renseignement militaire qui, lors de sa nomination en tant que président de la nouvelle Commission travaillant sur le Parti communiste chinois au Congrès américain début de 2023, qualifie TikTok de « fentanyl numérique », reliant le paradigme de la « génération anxieuse » à un projet précis des dirigeants chinois visant à affaiblir et à détruire la jeunesse américaine. Cette vision est souvent reprise dans ses discours publics par Peter Thiel, cofondateur de Palantir. Dans leur gestion du capitalisme politique, les États-Unis renforcent leur version spécifique de la fusion militaro-civile — le complexe militaro-industriel pour paraphraser Eisenhower — laquelle n’est pas occultée mais fièrement affichée par des entreprises comme Palantir qui fournit des logiciels de défense et de sécurité. Le complexe militaro-industriel a pour but de devenir le fournisseur d’une partie du monde pour les besoins de sécurité nationale, et de renforcer ainsi les capacités technologiques d’un « arsenal de la démocratie » contre ses adversaires — le plus puissant étant le Parti communiste chinois.
Sur cette base, la Commission sur le Parti communiste chinois renforce son action. Ses figures centrales en termes de direction et d’opérations, tels que Gallagher et Jacob Helberg — auteur du livre The Wires of War —, adhèrent à la thèse de Palantir quand ils ne travaillent pas directement pour l’entreprise, et produisent à travers leurs auditions des documents qui renforcent les positions exprimées de longue date par la Commission d’examen de l’économie et de la sécurité États-Unis-Chine.
Les préoccupations de sécurité nationale concernant la Chine ont déjà eu un effet en 2023, par exemple avec décret de Biden du 9 août 2023 sur les investissements étrangers20. Cette mesure, qui doit encore être pleinement mise en œuvre par le département du Trésor, crée de nouvelles contraintes sur les investissements dans les semi-conducteurs, les technologies quantiques et l’intelligence artificielle gérés par des fonds américains à destination d’un seul pays : la République populaire de Chine. Il s’agit d’une mesure attendue depuis longtemps mais particulièrement compréhensible si on la relie à un rapport de la commission21 présidée par Mike Gallagher, publié en février 2024 et intitulé avec éloquence Les investisseurs du Parti communiste chinois. Comment le capital-risque américain alimente les violations militaires et des droits de l’homme de la République populaire de Chine.
Parmi les différents fonds mentionnés, le principal acteur est Sequoia Capital China. Le nom de Neil Shen y est cité quatre fois et on se souvient également de lui comme délégué en 2022 aux conférences du Parti communiste chinois — qu’il semble avoir quitté en 2023. Selon un scoop du site The Information en 202222, Sequoia Capital China aurait également eu comme employée pendant quatre ans la fille de Wang Yang, membre du Comité permanent du Politburo de 2017 à 2022. Le rapport de la commission édité par Gallagher estime l’investissement de Sequoia Capital China dans ByteDance à plus de 1,4 milliard.
Aujourd’hui, la valorisation de ByteDance dépasse les 200 milliards et ses actionnaires, à ce stade de l’histoire, en font toujours une parfaite « chimère ». Outre Sequoia Capital, le cas le plus impressionnant est celui de Susquehanna, une société d’investissement basée en Pennsylvanie qui, selon certaines estimations, détient 15 % de ByteDance : le cofondateur et directeur général de Susquehanna, Arthur Dantchik, est l’un des cinq membres du conseil d’administration de ByteDance, et un autre cofondateur de Susquehanna, Jeffrey Yass — l’homme le plus riche de Pennsylvanie — est l’un des financiers non seulement du Parti républicain, mais aussi de Truth Social, la société de Donald Trump qui, a radicalement changé de position sur TikTok en 2024, s’opposant à l’interdiction du réseau et concentrant ses efforts contre Mark Zuckerberg. Telles sont les ambiguïtés extrêmes d’un système dans lequel l’argent est un discours, selon le postulat énoncé par la Cour suprême en 2010 dans l’affaire Citizens United v. Federal Election Commission.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. William Ford, qui dirige le fonds General Atlantic, siège également au conseil d’administration de ByteDance, tout comme Philippe Laffont de Coatue Management. Les trois investisseurs américains, même en excluant Neil Shen, constituent la majorité des cinq administrateurs de ByteDance qui compte également parmi ses investisseurs d’autres géants financiers américains tels que Carlyle et KKR. Tous ces acteurs ont intérêt à monétiser leur investissement tôt ou tard et ont beaucoup à perdre de l’incertitude et des interdictions. Tous sont contraints d’apprendre le langage de la sécurité nationale dans lequel ils ne sont pas à l’aise. Alors que Neil Shen, avec son HongShan, gère plus de 50 milliards d’actifs, et que l’agenda législatif occidental s’accélère, il regarde du côté des start-ups chinoises engagées dans les défis globaux de la chaîne d’approvisionnement en énergie, des semi-conducteurs et de la robotique. Mais même le roi Midas de la technologie chinoise — qui ne retournera plus à Stanford comme il l’avait fait en 2015 pour dire aux entrepreneurs en herbe de « suivre leur cœur »23 — doit naviguer dans une ère politique bien plus houleuse que celle qui a fait sa fortune.
Hautes clôtures, petits jardins et procès inquiétants : la tiktokisation permanente du monde
Cette saga pourrait un jour devenir une série télévisée. En attendant, on peut tenter de deviner la suite des événements.
Après l’adoption de la loi contre TikTok, nous assisterons à un scénario judiciaire similaire à celui de 2020. Certes, une nouvelle loi est en vigueur, mais on ne peut que s’attendre à de nouveaux litiges de la part de TikTok et de ses « créateurs ».
Dans ce contexte, l’action en justice intentée par ByteDance et TikTok le 7 mai 2024 contre Merrick Garland en sa qualité de procureur général des États-Unis et qui soulève la question de la constitutionnalité de la loi, arrive à point nommé. En plus de contester les actions du gouvernement américain sur plusieurs points, elle apporte un éclairage sur la longue confrontation de ByteDance et TikTok avec le CFIUS, de 2019 à aujourd’hui. Rappelons que le CFIUS, l’un des véhicules clefs du capitalisme politique aux États-Unis, ne fonctionne pas sous un régime de transparence mais à travers un système de secret inhérent à la sécurité nationale qui est protégé par les tribunaux américains. Certaines dimensions de son travail peuvent toutefois être connues, à travers notamment les informations que les entreprises doivent fournir au marché et aux régulateurs ou lorsqu’éclatent des contentieux. TikTok et ByteDance décrivent leur confrontation avec le CFIUS entre janvier 2021 et août 2022 par des communications régulières. Le ton change lorsque le CFIUS impose comme unique solution possible une séparation sous la forme d’une vente que TikTok et ByteDance considèrent quant à eux comme « commercialement, technologiquement et juridiquement irréalisable ».
Selon l’entreprise, l’accord intérimaire de sécurité nationale que l’appareil américain a rejeté, aurait donné au CFIUS une « option de fermeture » pour suspendre TikTok aux États-Unis en cas de non-respect de toutes les garanties requises. En termes théoriques, selon ByteDance, le CFIUS a opposé à un dialogue et à une confrontation obligatoires et constants — l’offre substantielle de l’application, au-delà des aspects économiques du projet Texas mentionnée plus haut — quelque chose de différent en termes qualitatifs, une sorte d’affirmation d’un « privilège exorbitant de la sécurité nationale » — pour reprendre la célèbre expression de Valéry Giscard d’Estaing à propos du dollar. Sur le plan théorique, TikTok nous conduit donc au cœur du capitalisme politique américain et met au jour le fonctionnement du « privilège de sécurité nationale ». En regard, l’argument de l’impossible séparation de ses opérations par TikTok repose sur une forme d’hypocrisie : il est avancé par un groupe qui ne peut de facto pas se séparer de la puissance — la Chine — où l’Internet « séparé » du reste du monde a été conçu et mis en œuvre.
En termes opérationnels, le point essentiel de la bataille que TikTok mène concerne la relation entre la nouvelle loi américaine et les principes fondamentaux de la liberté d’expression. Avec un paradoxe compréhensible dans l’interaction entre l’argent et la liberté d’expression : lors de l’élection présidentielle qui n’aura lieu que dans quelques mois, ceux-là mêmes qui ont voté pour l’interdiction de TikTok l’utiliseront probablement pour faire campagne — peut-être financés directement ou indirectement par des individus ayant des intérêts dans ByteDance. Ou bien ils reprendront en silence la préoccupation exprimée en 2023 par Gina Raimondo24 : « la femme politique en moi pense que nous allons perdre tous les votes des moins de 35 ans, pour toujours ».
Dans les mois à venir, nous pourrions assister à de nouveaux rebondissements, dont certains pourraient concerner les informations diffusées par la communauté du renseignement. Avril Haines et d’autres officiers du renseignement américain n’ont pour l’instant jamais fait état d’un risque spécifique lié à TikTok dans leurs discours publics, si ce n’est au conditionnel. Mais il n’est pas exclu que cette position change compte tenu également de la politique de « déclassification tactique » menée par les services de renseignement américains depuis 2022, à l’ère de la guerre étendue.
Les décisions concrètes concernant la mise en œuvre de l’interdiction et les évaluations économiques seront presque certainement reportées à la nouvelle (et en tout cas à l’ancienne) administration, également en raison de ce litige. Trump — qui est financé par ceux qui s’enrichissent grâce à ByteDance — temporise et concentre pour l’instant ses attaques contre Zuckerberg. Mais il n’est pas exclu qu’il change à nouveau d’avis. Elon Musk s’exprime en faveur d’un concept absolu de liberté d’expression, qui, selon lui, serait garanti par sa plateforme, X. La Chine, quant à elle, n’attendra pas passivement. Elle ne consentira pas à une vente sans un bras de fer intense. La raison en est simple : en l’état du droit chinois, dans la vision purement politique du droit de la concurrence que Pékin a déjà fait valoir, la vente de TikTok représenterait une exportation irrégulière de technologie. Dans leurs déclarations publiques, les représentants chinois défendent TikTok en invoquant le « respect des principes de l’économie de marché »25 — ironiquement, cette expression se retrouve souvent au centre des rhétoriques dans les conflits entre Washington et Pékin.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Quoi qu’il en soit, le succès et l’embourbement de TikTok sont le fruit de l’interrègne qui suit l’âge où l’interconnexion et la croissance entre la Chine et les États-Unis ont été possibles, notamment en raison de la courbe de croissance du marché numérique chinois au cours des deux premières décennies de ce siècle. Aujourd’hui, nous sommes dans une ère très différente. Les personnalités qui profitent le plus de l’interconnexion entre Pékin et Washington ne peuvent plus émerger. Un nouveau Neil Shen ne peut exister, car personne ne pourra revivre les deux décennies de croissance et d’investissement que la Chine a vécu de 1999 à 2019, les pieds dans les deux étriers, jusqu’à l’inévitable épreuve de force.
Dans cette nouvelle configuration, chaque acteur a un prix à payer.
ByteDance doit payer pour ses « projets ». Il s’agit notamment de l’initiative européenne appelée Project Clover, centrée sur l’Irlande, lieu d’implantation des centres de données européens lancés et annoncés par TikTok avec la Norvège, mais c’est également le lieu où se concentre la grande majorité des effectifs de TikTok en Europe (environ 3 000 personnes à Dublin) et où les premières suppressions ont déjà eu lieu26, tandis que la Commission européenne enquête sur les abus de la plateforme en vertu du règlement sur les services numériques (Digital Services Act) et Ursula von der Leyen n’a pas exclu un appel d’offres européen.
Dans le compte de résultat de ByteDance, la partie rentable est clairement la partie chinoise — mais le conglomérat ne pourrait se passer des autres marchés, sous peine de voir ses ambitions fortement réduites. La « double circulation » ne peut pas devenir un repli sur la sphère intérieure chinoise. Pourtant, personne ne veut dérouler le tapis rouge à TikTok. Et s’il revendique son indépendance vis-à-vis du Parti communiste chinois, quelques cas individuels servent de démenti.
L’avenir du nationalisme technologique promet d’être encore plus désordonné que l’interrègne dans lequel nous vivons. Peut-on concevoir que l’Inde acceptera indéfiniment de rester la chasse gardée de Zuckerberg ? Au fur et à mesure que nous avançons dans le temps, les conglomérats indiens se feront de plus en plus agressifs, et revendiqueront une plus grande part du gâteau dans le sous-continent. C’est normal. Dans la nouvelle phase, au jeu des « petits jardins » et des « hautes clôtures » pour reprendre les mots de la doctrine Sullivan27, ceux qui se considèrent comme les plus forts veulent s’arroger le droit de construire haut leurs propres clôtures.
Sources
- Vidéo : ByteDance CEO returns to the apartment where he first started the company.
- David Bankurski, « Tech Shame in the ‘New Era’ », China Media Project, 11 avril 2018.
- Alessandro Aresu, « L’Europe doit apprendre le capitalisme politique », Le Grand Continent, 10 novembre 2020.
- Barack Obama, « Presidential Order — Regarding the Proposed Acquisition of a Controlling Interest in Aixtron SE by Grand Chip Investment GMBH », The White House, Office of the Press Secretary, 2 décembre 2016.
- Niall Ferguson et Moritz Schularick, « Chimerical ? Think Again », The Wall Street Journal, 5 février 2007.
- Le discours de Zuckerberg peut être consulté à l’adresse suivante : Zuckerberg : Standing For Voice and Free Expression.
- Emily Stewart,« Facebook’s latest reason it shouldn’t be broken up : Chinese companies will dominate. », Vox, 20 mai 2019.
- Georgia Wells, Jeff Horwitz et Aruna Viswanatha, « Facebook CEO Mark Zuckerberg Stoked Washington’s Fears About TikTok », The Wall Street Journal, 23 août 2020.
- Tim Wu, « A TikTok Ban Is Overdue », The New York Times, 18 août 2020.
- « Trump on TikTok : U.S. should get a ‘large percentage’ of sale », MSNBC, 4 août 2020.
- Paresh Dave, « Microsoft CEO says failed TikTok deal ‘strangest thing I’ve worked on’ » Reuters, 28 septembre 2021.
- « Walmart Statement About Potential Investment in and Commercial Agreements with TikTok Global », 19 septembre 2020.
- John D. McKinnon et Alex Leary, « TikTok Sale to Oracle, Walmart Is Shelved as Biden Reviews Security », The Wall Street Journal, 10 février 2021.
- Qianer Liu et Hannah Murphy, « China’s internet giants order $5bn of Nvidia chips to power AI ambitions », Financial Times, 9 août 2023.
- https://x.com/dwarkesh_sp/status/178278450139701281
- Naini Thacker, « How Reels Has Changed Instagram’s Growth Trajectory », Forbes India, 2 février 2024.
- Claude Fouquet, « Chine : quatre questions sur la sortie de purgatoire de Jack Ma », Les Echos, 21 avril 2023.
- Matt Perault et Samm Sacks, « Project Texas : The Details of TikTok’s Plan to Remain Operational in the United States », Lawfare, 26 janvier 2023.
- Shou Chew, « Testimony Before the U.S. House Committee on Energy and Commerce », 23 mars 2023.
- « Executive Order on Addressing United States Investments in Certain National Security Technologies and Products in Countries of Concern » 9 août 2023.
- The Select Committee on the Strategic Competition between the United States and the Chinese Communist Party : How American Venture Capital Fuels the PRC Military and Human Rights Abuses.
- Juro Osawa et Shai Oster, « Sequoia Capital’s China Arm Employed Daughter of Politburo Member » The Information, 9 septembre 2022.
- Vidéo : Sequoia’s Neil Shen to Entrepreneurs : « Follow Your Heart ».
- Jenny Leopard et Eric Martin, « Chips, TikTok Make Gina Raimondo Vital to Biden China Policy », Bloomberg, 1er mars 2023.
- « China urges U.S. to stop suppression of TikTok », Xinhua, 14 mars 2024.
- Adrian Weckler, « TikTok to shed hundreds of jobs in Ireland » Irish Independent, 19 février 2024.
- « Un Green New Deal global depuis Washington : le monde de Jake Sullivan », Le Grand Continent, 28 avril 2023.