Après un entretien introductif avec Louis de Catheu et Alessandro Aresu, cette étude de Chris Miller est le premier épisode de notre série « Capitalismes politiques en guerre ».

Les évolutions en cours dans l’art de la guerre, du recours aux essaims de drones autonomes aux batailles invisibles dans le cyberespace et sur le spectre électromagnétique, viennent souligner le rôle déterminant que vient y jouer la puissance de calcul. Celle-ci est fournie par les semi-conducteurs, ces minuscules puces de silicium qui sous-tendent notre mode de vie contemporain. En effet, en plus d’assurer le fonctionnement de nos centres de données et l’interconnexion de nos cafetières, voitures et réfrigérateurs, ces puces fournissent également des capacités de guidage, de communication, de détection et de traitement de l’information aux systèmes d’armes employées par les forces armées. La conservation, par les États-Unis et leurs alliés, de leur avance en matière de conception et de fabrication de puces constitue donc un déterminant majeur dans l’évolution de l’équilibre des forces, en particulier en Asie.

Au cours des cinq dernières années, les États-Unis ont fortement renforcé les restrictions pesant sur le transfert vers la Chine des dernières générations de semi-conducteurs et des outils nécessaires à leur fabrication. Ce conflit technologique a d’abord été envisagé par de nombreux commentateurs comme un aspect parmi d’autres de la guerre commerciale menée par le président Trump. Mais l’administration Biden n’a fait que renforcer les restrictions pesant sur les exportations de semi-conducteurs. Le Département du Commerce a ainsi interdit en octobre dernier le transfert vers la Chine des cartes graphiques avancées (GPU) utilisées pour faire fonctionner les applications d’intelligence artificielle ainsi que de tout équipement de fabrication américaine employés dans la fabrication de semi-conducteurs avancés. Il a également défendu aux citoyens et résidents américains de travailler avec des entreprises chinoises engagées dans la conception ou la production de semi-conducteurs avancés ou de super-calculateurs. Avec ces mesures, l’objectif poursuivi par l’administration est ainsi de mettre un coup d’arrêt à toute nouvelle avancée de l’industrie chinoise des semi-conducteurs. 

L’objectif poursuivi par l’administration Biden est de mettre un coup d’arrêt à toute nouvelle avancée de l’industrie chinoise des semi-conducteurs.

Chris Miller

L’intensification des restrictions américaines découle d’une dynamique structurante, que la récente rencontre de Bali entre le président Xi et le président Biden ne pourra pas changer, même si elle parvenait à apaiser les relations : la Chine a l’intention de mettre fin à la prédominance militaire des États-Unis, qui ne sont de leur côté pas disposés à laisser Pékin redessiner la carte de l’Asie-Pacifique.

Cette micropuce «  ailée  » fait partie d’une série de microstructures développées à l’Université de Northwestern qui sont à ce jour les plus petites structures volantes de conception humaine. © Northwestern University/Cover Im/SIPA

Les États-Unis et leurs alliés en Asie sont confrontés à un défi : l’évolution en leur défaveur de l’équilibre des forces et la disparition d’une position de nette supériorité militaire, en particulier dans les points chauds potentiels comme le détroit de Taïwan. L’ère pendant laquelle les États-Unis ont pu disposer d’un accès incontesté aux mers et à l’espace aérien, grâce à des capteurs omniprésents et un arsenal de missiles de précision, est aujourd’hui révolue. Au cours des dernières décennies, la Chine a fortement investi dans le développement et l’acquisition d’armements de haute technologie. Rompant avec les doctrines de l’ère Mao, qui mettaient l’accent sur la guerre populaire de basse technologie, les décideurs politiques et militaires ont adopté l’idée que les combats du futur reposeraient sur des capteurs, des moyens de communications et des capacités de traitement de données. La Chine développe donc aujourd’hui l’infrastructure informatique nécessaire à la création et à l’engagement au combat de forces armées modernes.

La Chine déploie déjà un ensemble de systèmes d’armes qui viennent remettre en question, voire effacer, les avantages des forces armées américaines sur leurs concurrents et adversaires. Ses missiles anti-navires de précision peuvent menacer les navires de surface américains situés à proximité de Taïwan ou dans la mer de Chine méridionale, et doivent ainsi permettre de tenir la puissance navale américaine à distance. Les nouveaux systèmes de défense aérienne remettent en question la capacité de l’Amérique à dominer l’espace aérien en cas de conflit. Les missiles sol-sol à longue portée menacent les bases militaires américaines du Japon à Guam. Les armes antisatellites de la Chine sont susceptibles de détruire certains canaux de communications ainsi que les réseaux GPS. En cas de conflit, la Chine emploierait sans aucun doute ses capacités cyber-offensives dans l’objectif de désactiver des systèmes de communication et de traitement de l’information militaires américains. Dans le spectre électromagnétique, la Chine pourrait également essayer de brouiller les communications américaines afin de rendre les systèmes de surveillance aveugles, et ainsi d’empêcher l’armée américaine d’identifier ses ennemis ou de communiquer avec ses alliés. Pour les responsables de la défense chinois ces capacités nouvelles manifestent l’émergence d’une nouvelle ère de la guerre, celle des systèmes militaires avancés et partiellement autonomes. La guerre ne deviendrait ainsi non seulement « informatisée », mais également « intelligentisée »1.

L’ère pendant laquelle les États-Unis ont pu disposer d’un accès incontesté aux mers et à l’espace aérien, grâce à des capteurs omniprésents et un arsenal de missiles de précision, est aujourd’hui révolue.

Chris Miller

Mais cela fait déjà plus d’un demi-siècle que les technologies de l’information et de la communication jouent un rôle clef dans les forces armées et les conflits. Et même si la quantité de 1 et de 0 pouvant être exploitée est aujourd’hui des millions de fois plus importante qu’il y a quelques décennies, ce qui est réellement nouveau, c’est que les États-Unis, qui ont inventé les semi-conducteurs à la fin des années 1950 pour les utiliser dans les systèmes de guidage des missiles, se retrouvent maintenant face à un adversaire crédible. La Chine surpasse déjà largement l’armée américaine sur de nombreux indicateurs quantitatifs, comme le nombre de navires dans sa marine ou de missiles basés à terre dans son arsenal. Aujourd’hui, elle cherche à coupler ses avantages quantitatifs à des améliorations qualitatives dans les domaines de l’informatique et de la détection, afin de concurrencer les États-Unis non seulement navire par navire, mais aussi octet par octet. Le sort de l’industrie chinoise des semi-conducteurs n’est donc une question de commerce et de développement qu’en second lieu, puisque le pays capable de produire des semi-conducteurs plus avancés disposera également d’un sérieux avantage militaire.

La course à la puissance de calcul

Quels facteurs viendront façonner cette course à la puissance de calcul ? En 2021, la National Security Commission on Artificial Intelligence, réunie à la demande du Congrès et présidée par Eric Schmidt, ancien PDG de Google, a publié un rapport prédisant que « la Chine pourrait dépasser les États-Unis en tant que superpuissance mondiale de l’IA »2. Les dirigeants chinois semblent partager cet avis. Comme le note l’experte de la puissance militaire chinoise Elsa Kania, l’Armée Populaire de Libération parle d’« armes IA » depuis au moins une décennie, faisant ainsi référence à des systèmes qui utilisent « l’IA pour poursuivre, distinguer et détruire automatiquement les cibles ennemies ». Xi Jinping lui-même a exhorté l’APL à « accélérer le développement de l’intelligentisation militaire » en tant que priorité de défense.

© Northwestern University/Cover Im/SIPA

Mais rien ne garantit que la Chine remporte la course au développement et au déploiement de systèmes dotés d’intelligence artificielle, notamment parce que cette « course » ne porte pas sur une technologie unique mais sur des systèmes complexes. De la même manière, la course aux armements de la guerre froide n’a pas été gagnée par le premier pays à lancer un satellite dans l’espace. Mais les capacités de la Chine en matière de systèmes d’IA sont indéniablement impressionnantes. Ben Buchanan, de l’université de Georgetown, note qu’une « triade » composée des données, des algorithmes et de la puissance de calcul est nécessaire pour exploiter l’IA3. Or à l’exception de la puissance de calcul, les capacités de la Chine pourraient déjà égaler celles des États-Unis.

À l’exception de la puissance de calcul, les capacités de la Chine en matière d’intelligence artificielle pourraient déjà égaler celles des États-Unis.

Chris Miller

Lorsqu’il s’agit d’accéder aux données permettant d’entraîner des algorithmes d’IA utiles en matière militaire, ni la Chine ni les États-Unis ne disposent d’un avantage net. Les partisans de Pékin soutiennent bien sûr que la taille de la population chinoise et les capacités de surveillance de l’État permettent la collecte de davantage de données. Mais la capacité à amasser des informations sur la population chinoise n’est pas d’une grande utilité dans la sphère militaire. Aucune masse de données sur les habitudes d’achat en ligne ou la structure faciale des 1,3 milliard de citoyens chinois ne permettra à un ordinateur de reconnaître les bruits d’un sous-marin tapi dans le détroit de Taiwan. 

Il est plus difficile de dire si l’une des parties a un avantage lorsqu’il s’agit de concevoir des algorithmes. Si l’on considère le nombre d’experts en IA, la Chine semble disposer de capacités comparables à celles des États-Unis. Les chercheurs de MacroPolo, un groupe de réflexion axé sur la Chine, ont constaté que 29 % des principaux chercheurs mondiaux en intelligence artificielle ont effectué leurs études de premier cycle universitaire en Chine, contre 20 % aux États-Unis et 18 % en Europe. Toutefois, une part stupéfiante de ces experts finit par travailler aux États-Unis, qui emploient 59 % des meilleurs chercheurs en intelligence artificielle du monde4. Mais la combinaison entre les nouvelles restrictions en matière de visas et de voyages et des efforts de la Chine pour retenir davantage de chercheurs sur son territoire pourrait mettre à mal l’habileté historique des États-Unis à dépouiller leurs rivaux géopolitiques de leurs esprits les plus brillants. 

En ce qui concerne la puissance de calcul, les États-Unis et leurs alliés conservent une avance considérable, bien qu’elle se soit fortement érodée ces dernières années. La Chine est encore très largement dépendante de la technologie étrangère en matière de semi-conducteurs, malgré les efforts engagés pour rattraper son retard. Elle dispose de certaines capacités de conception de puces, mais dépend des logiciels de conception assistée par ordinateur produits par un oligopole de trois entreprises américaines5. Ses installations de fabrication de puces ont besoin de machines-outils américaines, japonaises et néerlandaises pour fonctionner. Les entreprises chinoises sont ainsi encore, pour de nombreuses étapes de la chaîne de valeur des semi-conducteurs, soit absentes soit très en retard technologiquement.

Le sort de l’industrie chinoise des semi-conducteurs n’est une question de commerce et de développement qu’en second lieu — puisque le pays capable de produire des semi-conducteurs plus avancés disposera également d’un sérieux avantage militaire.

Chris Miller

« Appeler à l’assaut »

En janvier 2017, trois jours avant l’investiture de Donald Trump à la présidence des États-Unis, Xi Jinping est monté sur la scène du Forum économique mondial pour exposer la vision économique chinoise. Alors que Xi promettait des « résultats gagnant-gagnant » grâce à un « modèle de croissance dynamique et axé sur l’innovation », le public de PDG et de milliardaires a poliment applaudi. « Personne ne sortira gagnant d’une guerre commerciale », avait alors déclaré le président chinois, dans une allusion peu subtile à son futur homologue américain.

© Northwestern University/Cover Im/SIPA

Pourtant, à peine quelques mois avant ses débuts à Davos, Xi adoptait un ton bien différent dans un discours prononcé à Beijing lors d’une conférence sur la « cybersécurité et l’informatisation ». Devant un public notamment composé de Ren Zhengfei, fondateur de Huawei, de Jack Ma, PDG d’Alibaba, de chercheurs de haut niveau de l’APL et de nombreux membres de l’élite politique chinoise, Xi exhortait la Chine à se concentrer sur « la réalisation de percées aussi rapides que possible dans les technologies de base ». Par « technologie de base », il entendait surtout les semi-conducteurs. Si Xi Jinping n’a pas appelé à une guerre commerciale, sa vision est tout aussi éloignée du doux commerce : « Nous devons promouvoir des alliances solides et attaquer de manière coordonnée les cols stratégiques. Nous devons prendre d’assaut les fortifications de la recherche et du développement des technologies de base… Nous ne devons pas seulement lancer l’assaut, nous devons également sonner l’appel au rassemblement, ce qui signifie que nous devons concentrer les forces les plus puissantes pour agir ensemble, former des brigades de choc et des forces spéciales pour prendre d’assaut les cols ». Donald Trump ne fut donc pas le seul dirigeant à mélanger les métaphores martiales et la politique économique. La deuxième plus grande économie du monde et l’État à parti unique sont montés à l’assaut de l’industrie des semi-conducteurs. 

Étant donné le haut degré de contrôle exercé par les dirigeants chinois sur leur Internet national, la crainte de Xi Jinping à l’égard du monde numérique pourrait sembler contre-intuitive. Mais en portant leur attention sur les capacités technologiques de leur pays, les dirigeants chinois ont progressivement constaté les faiblesses de leurs géants de l’Internet (Baidu, Tencent, Alibaba, etc.). Ces entreprises ont reproduit l’expertise de la Silicon Valley dans la construction de logiciels pour le commerce électronique, la recherche en ligne et les paiements numériques, mais en ce qui concerne les technologies de base qui sous-tendent l’informatique, la Chine est encore incroyablement dépendante des produits étrangers. Ces technologies de base sont conçues en majorité dans la Silicon Valley et presque toutes sont fabriquées par des entreprises basées aux États-Unis chez leurs alliés. Ainsi, les données de l’Internet chinois sont principalement stockées et traitées par des semi-conducteurs importés.

La crainte de Xi Jinping à l’égard du monde numérique pourrait sembler contre-intuitive. Mais en portant leur attention sur les capacités technologiques de leur pays, les dirigeants chinois ont progressivement constaté les faiblesses de leurs géants de l’Internet.

Chris Miller

Pour Xi Jinping cette situation présente un risque insoutenable. « Quelle que soit sa taille, quelle que soit sa capitalisation boursière, si une entreprise Internet dépend de manière critique du monde extérieur pour ses composants de base, la « porte vitale » de la chaîne d’approvisionnement est saisie entre les mains d’autres personnes », déclarait Xi en 2016. Quelles sont les technologies de base qui inquiètent le plus Xi ? L’une d’entre elles est un logiciel, Microsoft Windows, qui est utilisé par presque tous les PC en Chine. Pourtant, les puces qui alimentent les ordinateurs, les smartphones et les centres de données de la Chine sont encore plus importantes dans la pensée de Xi. Comme il l’a fait remarquer, « le système d’exploitation Windows de Microsoft ne peut être associé qu’à des puces Intel ». Ainsi, presque tous les ordinateurs chinois requièrent des puces américaines pour pouvoir fonctionner.

On explique régulièrement que la Chine est confrontée au « dilemme de Malacca » en raison de sa dépendance envers les importations de pétrole provenant du Moyen-Orient et donc envers certaines routes maritimes. Mais Xi Jinping est plus inquiet de devoir subir un blocus mesuré en octets qu’en barils. Alors qu’en cas de blocus naval, la Chine pourrait être approvisionnée via des pipelines terrestres par certains producteurs de pétrole, comme le Kazakhstan et la Russie, la situation est différente pour les semi-conducteurs de pointe. Contrairement au pétrole, qui est extrait dans de nombreux pays, très peu d’entreprises peuvent graver de minuscules circuits sur le silicium. Elles sont presque toutes ressortissantes de proches alliés des États-Unis. Xi a donc raison de craindre une coupure de l’approvisionnement en semi-conducteurs. Surtout que ces dernières jouent un rôle au moins aussi important que les hydrocarbures dans la croissance économique de la Chine. Dans la plupart des années entre 2000 et 2020, la Chine a même dépensé plus d’argent pour importer des semi-conducteurs que du pétrole. La dépendance à l’égard des semi-conducteurs importés constitue donc bien la plus grande vulnérabilité économique et géopolitique de la Chine.

Xi Jinping est plus inquiet de devoir subir un blocus mesuré en octets qu’en barils. La dépendance à l’égard des semi-conducteurs importés constitue bien la plus grande vulnérabilité économique et géopolitique de la Chine.

Chris Miller

Made in China 2025

Chaque année, la précarité de la position technologique de la Chine devient plus évidente. Les importations chinoises de semi-conducteurs ont progressivement augmenté tandis que l’industrie des puces évoluait dans un sens défavorable à la Chine. « L’ampleur des investissements a augmenté rapidement et la concentration des parts de marché s’est accélérée, au bénéfice des entreprises dominantes », notait ainsi le Conseil d’État chinois dans un rapport sur la politique technologique. Ces entreprises dominantes — TSMC de Taiwan et Samsung de Corée du Sud en tête — seraient extrêmement difficiles à supplanter. Mais les dirigeants chinois ont également pris conscience que la demande de puces « explosait », stimulée par « l’informatique nuagique, l’Internet des objets et le big data ». 

Le problème de la Chine ne concerne pas seulement la fabrication des puces. À presque toutes les étapes du processus de production des semi-conducteurs, la Chine est incroyablement dépendante des technologies étrangères, qui sont presque toutes contrôlées par ses rivaux géopolitiques, Taiwan, le Japon, la Corée du Sud ou les États-Unis. Le marché des outils logiciels utilisés pour concevoir les puces est dominé par des entreprises américaines, leurs concurrentes chinoises détenant moins de 1 % du marché mondial, selon des données rassemblées par des chercheurs du Center for Security and Emerging Technology de l’université de Georgetown. En ce qui concerne la propriété intellectuelle de base, c’est-à-dire les éléments constitutifs des modèles de transistors à partir desquels de nombreuses puces sont conçues, la part de marché de la Chine est de 2 % ; la majeure partie du reste est américaine ou britannique. La Chine fournit 4 % des plaques de silicium et autres matériaux de fabrication de puces dans le monde, 1 % des outils utilisés pour fabriquer des puces et 5 % du marché des conceptions de puces. Elle ne détient qu’une part de marché de 7 % dans le secteur de la fabrication des puces et aucune de ses fab6 ne recours à une technologie de pointe à haute valeur ajoutée.

Selon les chercheurs de Georgetown, sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement des semi-conducteurs, en cumulant l’impact de la conception des puces, de la propriété intellectuelle, des outils, de la fabrication et d’autres étapes, les entreprises chinoises détiennent une part de marché de 6 %, contre 39 % pour les États-Unis, 16 % pour la Corée du Sud ou 12 % pour Taïwan. Presque toutes les puces produites en Chine peuvent être fabriquées ailleurs. Pour les puces logiques, mémoires et analogiques avancées, la Chine dépend essentiellement des logiciels et des activités de conception américains, des machines américaines, néerlandaises et japonaises, ainsi que de la fabrication sud-coréenne et taïwanaise. Il n’est donc pas excessivement étonnant que Xi Jinping se soit inquiété.

Presque toutes les puces produites en Chine peuvent être fabriquées ailleurs.

Chris Miller

À mesure que les entreprises technologiques chinoises s’engagent dans des domaines tels que l’informatique nuagique, les véhicules autonomes et l’intelligence artificielle, leur demande de semi-conducteurs augmente. Les puces pour serveurs x86, qui restent le cœur des centres de données modernes, sont toujours dominées par AMD et Intel. Aucune entreprise chinoise ne produit de GPU commercialement concurrentiel, ce qui rend la Chine dépendante de Nvidia et d’AMD pour ces puces également. Plus la Chine deviendra une superpuissance de l’intelligence artificielle, comme le promettent les promoteurs de Beijing et comme l’espère le gouvernement chinois, plus la dépendance du pays à l’égard des puces étrangères augmentera, à moins que la Chine ne trouve le moyen de concevoir et de fabriquer les siennes. L’appel de Xi à « former des brigades de choc et des forces spéciales pour prendre d’assaut les cols » semble urgent. Contrairement à ses proclamations sur l’acceptation de la mondialisation, le gouvernement chinois a donc mis en place un plan appelé Made in China 2025, qui prévoyait de réduire les importations de puces en Chine de 85 % de la consommation intérieure en 2015 à 30 % d’ici 2025.

© Northwestern University/Cover Im/SIPA

Pour tenter d’atteindre cet objectif, Pékin a lancé en 2014 un vaste programme de subventions en faveur des semi-conducteurs, lançant ce qui est devenu le « Big Fund » pour soutenir un nouveau bond en avant dans les puces. Parmi les principaux investisseurs de ce fonds figurent le ministère chinois des Finances, la banque publique China Development Bank et diverses autres entreprises publiques, dont China Tobacco et les véhicules d’investissement des gouvernements municipaux de Pékin, Shanghai et Wuhan. Certains analystes ont salué cette initiative comme un nouveau modèle de soutien de l’État en matière de « capital-risque », bien que la décision de demander à l’entreprise publique chinoise de cigarettes de financer des circuits intégrés était aussi éloignée que possible du modèle de fonctionnement du capital-risque de la Silicon Valley.

La Chine a cependant été désavantagée par le désir du gouvernement de ne pas établir de liens avec la Silicon Valley, mais au contraire de s’en affranchir. Le Japon, la Corée du Sud, les Pays-Bas et Taïwan ont fini par dominer des étapes importantes du processus de production des semi-conducteurs en s’intégrant profondément à l’industrie américaine des puces. L’industrie taïwanaise de la fonderie ne s’est enrichie que grâce aux entreprises américaines sans usine (fabless), tandis que les outils de lithographie les plus avancés d’ASML ne fonctionnent que grâce aux sources lumineuses spécialisées produites dans la filiale de San Diego de la société. Malgré les tensions commerciales occasionnelles, ces pays ont des intérêts et des visions du monde similaires, de sorte que la dépendance mutuelle pour la conception de puces, les outils et les services de fabrication a été considérée comme un prix raisonnable à payer pour assurer l’efficacité de la production mondialisée. 

Si la Chine avait eu pour seul objectif de jouer un rôle plus important dans cet écosystème, ses ambitions auraient pu être satisfaites. Cependant, Pékin ne cherche pas une meilleure position dans un système dominé par l’Amérique et ses alliés. L’appel de Xi à « prendre d’assaut les fortifications » ne constitue pas une demande de part de marché légèrement supérieure. Il s’agit de refaire entièrement l’industrie mondiale des semi-conducteurs, et non de s’y intégrer. Certains décideurs économiques et dirigeants de l’industrie des semi-conducteurs chinois auraient sans doute préféré une stratégie d’intégration plus profonde, mais les dirigeants de Beijing, plus motivés par la sécurité que par l’efficacité, envisagent l’interdépendance comme une menace. Le plan Made in China 2025 ne prônait pas l’intégration économique, mais le contraire.

Les dirigeants de Beijing, plus motivés par la sécurité que par l’efficacité, envisagent l’interdépendance comme une menace.

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Il s’agit d’une vision économique révolutionnaire, susceptible de profondément transformer l’économie mondiale et les flux commerciaux. Les sommes en jeu sont considérables. L’importation de puces par la Chine — 260 milliards de dollars en 2017, année des débuts de Xi à Davos — était bien plus importante que les exportations de pétrole de l’Arabie saoudite ou les exportations de voitures de l’Allemagne. La Chine dépense plus d’argent pour acheter des puces chaque année que l’ensemble du commerce mondial d’avions. Aucun produit n’est plus central pour le commerce international que les semi-conducteurs. Les profits de la Silicon Valley ne sont pas les seuls à être menacés. Si la volonté de la Chine d’atteindre l’autosuffisance en matière de semi-conducteurs réussissait, ses voisins, dont la plupart ont une économie dépendante des exportations, en souffriraient encore plus. Les circuits intégrés représentaient 15 % des exportations de la Corée du Sud en 2017, 17 % de celles de Singapour, 19 % de celles de la Malaisie, 21 % de celles des Philippines et 36 % de celles de Taïwan. Made in China 2025 a remis tout cela en question. L’enjeu était le réseau de chaînes d’approvisionnement et de flux commerciaux le plus dense au monde, les chaînes d’approvisionnement en électronique qui avaient sous-tendu la croissance économique et la stabilité politique de l’Asie au cours du dernier demi-siècle. Personne dans le public du discours de Xi à Davos en 2017 n’a remarqué ce qui était en jeu derrière les platitudes, mais même un populiste comme Trump n’aurait pas pu imaginer un remaniement plus radical de l’économie mondiale.

© Northwestern University/Cover Im/SIPA

La guerre des semi-conducteurs

Pourtant, les récentes restrictions sur les semi-conducteurs imposées à la Chine par l’administration Biden ne sont pas principalement axées sur le commerce, mais sur l’équilibre des forces militaires. Elles visent à entraver les efforts déployés par la Chine pour se doter de capacités indépendantes de fabrication de puces avancées, préservant ainsi la capacité des États-Unis à contrôler l’accès aux technologies qui sous-tendront l’avenir de la puissance militaire. Avant l’annonce des derniers contrôles sur les semi-conducteurs, le conseiller à la sécurité nationale du président Biden, Jake Sullivan, a prononcé un discours très remarqué pour en expliquer la raison. Dans le passé, le gouvernement américain avait « maintenu une approche progressive selon laquelle nous devions rester en avance de quelques générations seulement » dans la technologie de fabrication des puces, expliquait-il. Cette approche a été abandonnée et remplacée par une nouvelle stratégie : « Nous devons conserver une avance aussi grande que possible ». Le raisonnement consiste dès lors à « dégrader » les « capacités [de l’adversaire] sur le champ de bataille ».

Par le biais de ses nouveaux contrôles, Washington a instrumentalisé ces points d’étranglement, empêchant le transfert de ces outils vers la Chine. 

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L’efficacité de cette stratégie dépendra de la façon dont les autres pays, notamment les membres de l’Union européenne et le Japon, réagiront. Les États-Unis détiennent un monopole de fait sur les logiciels de conception de puces avancés et sur la production de certaines machines-outils, telles que celles capables de déposer de manière ultra-précise de minces couches de matériaux, nécessaires à la fabrication des puces. Par le biais de ses nouveaux contrôles, Washington a instrumentalisé ces points d’étranglement, empêchant le transfert de ces outils vers la Chine. 

Pourtant, les outils de précision nécessaires à la fabrication des puces ne sont pas tous monopolisés par des entreprises américaines. La société néerlandaise ASML et la société japonaise Tokyo Electron sont également d’importants fournisseurs d’équipements de fabrication de puces. Quant aux entreprises allemandes telles que Carl Zeiss et Trumpf, elles fournissent des pièces irremplaçables pour les outils d’ASML. Ces entreprises et ces pays doivent maintenant choisir entre soutenir les restrictions américaines ou, au contraire, fournir les outils que la course de la Chine à la domestication des capacités de haute technologie exigera.

Les États-Unis ne construiront pas plus de navires ou de drones que Pékin : leurs efforts défensifs en Asie dépendent de la construction de systèmes militaires plus intelligents que ceux que la Chine peut produire.

Chris Miller

Leur décision façonnera le futur équilibre militaire en Asie. L’attaque russe contre l’Ukraine cette année montre à quel point la paix est fragile et combien l’avantage technologique de l’Occident reste important. Les systèmes de guidage des missiles utilisés par la lourde armée du XXe siècle du Kremlin dépendent de l’accès à des puces importées en contrebande de l’Ouest, ce qui explique pourquoi la Russie a du mal à produire de grandes quantités de missiles capables de cibler avec précision les forces ukrainiennes. Pendant ce temps, les roquettes HIMARS ultra-précises fournies à l’Ukraine ont contribué à faire pencher la balance de la guerre en faveur de Kiev.

Par rapport à Vladimir Poutine avant l’attaque actuelle de la Russie contre l’Ukraine, les dirigeants chinois ont été encore plus loquaces quant à leur volonté d’utiliser ce qu’ils décrivent comme des « moyens non pacifiques » pour s’emparer de Taïwan. Au cours des deux dernières décennies, ils ont systématiquement développé un grand nombre des capacités nécessaires pour y parvenir, érodant ainsi considérablement l’avantage militaire américain. Les États-Unis ne construiront pas plus de navires ou de drones que Pékin : leurs efforts défensifs en Asie dépendent de la construction de systèmes militaires plus intelligents que ceux que la Chine peut produire. Le fait que l’Europe et le Japon soutiennent ou sapent les efforts des États-Unis pour limiter l’accès de la Chine aux puces de pointe contribuera à déterminer si l’avantage de l’Occident en matière de technologie militaire perdurera.

Sources
  1. Ce terme inélégant de jargon militaire désigne l’application de l’intelligence artificielle aux systèmes d’armes.
  2. National Security Commission on Artificial Intelligence, Final Report.
  3. Ben Buchanan, The AI Triad and What It Means for National Security Strategy, Center For Security and Emerging Technology, August 2020.
  4. MacroPolo, The Global AI Talent Tracker.
  5. Jan-Peter Kleinhans, The EDA Chokepoint Dilemma ?, UC Institute on Global Conflict and Cooperation, Working Paper, Décembre 2022.
  6. Un fab est une usine de production de semi-conducteurs [Ndlr].