Que faut-il entendre par « capitalisme politique » ?

Alessandro Aresu

L’expression est de Max Weber. Dans Économie et société, Weber introduit le concept de « capitalisme politique » ou « capitalisme politiquement orienté » pour décrire les systèmes antiques où le pouvoir politique et les exigences économiques sont strictement liés1.

Pourquoi cette notion est-elle pertinente aujourd’hui ?

Dans un chapitre de Politiques de l’Interrègne, ainsi que dans un ouvrage que j’ai publié en italien qui n’est pas encore traduit en français2, j’ai essayé d’articuler cette notion à une tendance contemporaine qui ne peut pas échapper à tous ceux qui observent les fractures contemporaines avec attention : l’utilisation politique du commerce, de la finance et de la technologie ; la désignation d’industries stratégiques et d’entreprises «  ennemies » en raison de leur localisation géographique ou de leurs propriétaires ; la concurrence dans les organisations internationales de normalisation ; l’intrusion des bureaucraties de sécurité nationale dans les libertés économiques. Ces éléments, qui se situent à différents niveaux de domination et indiquent une profondeur différente par rapport au nationalisme économique, sont accentués dans les conflits, comme celui qui confronte les États-Unis et la Chine.

Louis de Catheu

En effet, nous observons une profonde transformation de l’économie mondiale vers une prise en compte accrue des objectifs d’autonomie et de sécurité nationale. Depuis la crise du Covid-19, la sécurité des chaînes d’approvisionnement constitue une priorité pour les États-Unis3 et l’Union4 qui cherchent à renforcer leur maîtrise sur ces dernières. Cela se manifeste dans de nombreux appels et initiatives en faveur des relocalisations ou du « friend-shoring »5

Ce phénomène est encore renforcé par la prise de conscience des risques numériques et physiques qui pèsent sur les chaînes d’approvisionnement, spectaculairement démontrés par le sabotage des gazoducs Nord Stream le 26 septembre. On constate également que les États s’intéressent de près aux technologies susceptibles d’avoir de profondes implications pour les affaires militaires et économiques. Des plans stratégiques sont élaborés, des fonds publics sont investis et les politiques industrielles et de recherche refont leur apparition au premier plan de l’action publique. Il faut les étudier de près pour comprendre la structure de l’affrontement. Le « grand contexte » de la guerre en Ukraine, dont parle Alain Frachon, se lit dans les discours de Jake Sullivan, le puissant conseiller à la sécurité nationale américain, ou de Brian Deese, directeur du Conseil économique national à la Maison-Blanche.

Si l’on sort des effets d’optique conjoncturels, on constate pourtant que les interactions entre sécurité nationale et économie ne sont pas un phénomène nouveau. En quoi le « capitalisme politique » constitue-il un élément singulier et structurant de nos années Vingt ? 

Alessandro Aresu

Certes, la sécuritisation6de l’économie n’est pas une chose nouvelle. Au XIXème siècle déjà, la Grande-Bretagne avait mis en place des contrôles sur les technologies et la main-d’œuvre pour préserver sa prééminence économique. Dans l’entre-deux-guerres, un régime de sanctions a évolué à partir du blocus des alliés instauré pendant la Grande Guerre pour faire naître l’article 16 du Pacte de la Société des Nations7. La guerre froide a vu la mise en place, par les puissances occidentales, d’un système multilatéral de contrôle des exportations avec la création du Comité de coordination du contrôle multilatéral des exportations (CoCom).

’94 Million Years of Collectivism’, Video Study (2022), Jonas Staal, 13:14 min, extrait

Pourtant, à partir de la chute de l’URSS jusqu’au milieu des années 2010, les élites occidentales étaient favorables à l’idée de « doux commerce ». Dans le domaine du développement technologique, la majorité a fait sienne la perspective techno-mondialiste, fondamentalement kojèvienne : la technologie est un bien public mondial, les bénéfices de la science sont distribués à toute l’humanité et contribuent à une profonde convergence, à une administration et à un État homogène.

En ce qui concerne le commerce, l’intégration de la Chine et de la Russie dans l’Organisation mondiale du commerce a été envisagée comme le chemin le plus court vers leur libéralisation et leur démocratisation. En 2000, par exemple Bill Clinton pouvait affirmer : « Nous savons à quel point Internet a changé l’Amérique — et nous sommes déjà une société ouverte. Imaginez à quel point il pourrait changer la Chine. Il ne fait aucun doute que la Chine va essayer de contrôler l’Internet. Eh bien, bonne chance ! C’est un peu comme essayer de clouer de la gelée au mur ». À l’époque, ces mots étaient accueillis par les gloussements satisfaits des étudiants de Baltimore. Vingt ans plus tard, ce rire a un goût amer…

Nous pouvons poser la question dans un autre sens : pourquoi sommes-nous en train d’abandonner cette attitude et ces représentations favorables à l’ouverture et à la mondialisation ?

Louis de Catheu

Plusieurs facteurs viennent contribuer à la réaffirmation du capitalisme politique. La montée en puissance de la Chine, « l’État du Parti », qui n’a jamais abandonné son haut niveau de symbiose entre le pouvoir politique, ses objectifs, et les acteurs économiques. Les grands déséquilibres du commerce et des investissements internationaux qui sont propices aux tensions, comme illustré par l’obsession de Trump pour le déficit commercial américain. Mais également la sortie des énergies fossiles, les besoins croissants en matières premières et, plus largement, la lutte contre le changement climatique qui créent de nouvelles lignes de fracture.

Ces évolutions provoquent et renforcent des changements dans les discours et les représentations. On voit notamment l’importance acquise par le techno-nationalisme et la sécurité économique dans les préoccupations des dirigeants. La série s’attachera ainsi à étudier les justifications apportées à l’abandon de l’hypermondialisation et de la confiance au profit d’une économie plus en phase avec les objectifs de sécurité nationale : ainsi pour la Maison-Blanche de Biden, la science et la technologie ne sont pas envisagées comme des biens publics auxquels chaque nation peut contribuer au bénéfice de tous — l’ouverture est ici rapprochée de la complaisance — mais comme un actif clef dans la concurrence internationale, appropriable, et donc à protéger. La technologie et la science deviennent, dans les représentations, intimement liées à la nation américaine. 

’94 Million Years of Collectivism’, Video Study (2022), Jonas Staal, 13:14 min, extrait

Au cœur de cette transformation se trouvent la Chine et les États-Unis…

Oui. Les deux pays se font actuellement une concurrence acérée dans le domaine du commerce et des technologies. L’intelligence artificielle, l’informatique quantique, les biotechnologies, les batteries et les semi-conducteurs sont identifiés comme des « technologies critiques » par la Maison-Blanche8. Des ressources massives sont donc mobilisées pour leur développement, dans le but d’obtenir un avantage stratégique dans les affaires civiles et militaires. Prenant la mesure des investissements stratégiques de l’État chinois, symbolisés par le plan Made in China 2025, les décideurs de Washington recourent ainsi de nouveau à l’instrument de la politique industrielle, avec l’adoption récente du CHIPS and Science Act et de l’Inflation Reduction Act.

Le capitalisme politique s’exprime-t-il également dans la forme d’une guerre technologique ?

Alessandro Aresu

Oui, au-delà de cette dimension développementaliste des politiques publiques, il en existe une autre, plus restrictive et plus conflictuelle. L’accent mis sur la sécurité de la chaîne d’approvisionnement conduit à des efforts pour découpler les économies occidentales et chinoises. Des efforts sont faits pour diversifier l’approvisionnement en matières premières essentielles, notamment les terres rares, le cobalt, le lithium et le nickel. En ce qui concerne les composants haut de gamme, les États-Unis utilisent leur domination sur l’amont de la chaîne d’approvisionnement des semi-conducteurs pour mettre l’industrie chinoise dans une camisole de force en lui refusant l’accès à la propriété intellectuelle et aux machines essentielles dont elle a besoin pour fonctionner et se développer. Dans le domaine des technologies, nous avons assisté à une lutte autour des réseaux 5G avec des résultats très différents en Occident et dans le Sud.

TikTok est toujours considéré comme un risque pour la sécurité aux États-Unis (et il a été interdit sur un marché clé comme l’Inde), tandis que la Chine essaie de devenir plus indépendante des systèmes d’exploitation occidentaux et avance ses idées pour un nouvel Internet. Ces signaux plus ou moins faibles permettent de cartographier les secousses tectoniques qui définissent la géopolitique de l’interrègne.  

’94 Million Years of Collectivism’, Video Study (2022), Jonas Staal, 13:14 min, extrait

Qu’en est-il des autres puissances qui se retrouvent prises au milieu de cette guerre des capitalismes politiques chinois et américain ?

Louis de Catheu

Compte tenu de la taille des économies américaine et chinoise, la concurrence croissante entre les deux façonne la scène internationale sur laquelle les autres puissances doivent manœuvrer. Pour de nombreux pays, la nécessité semble se faire jour d’effectuer un choix entre le marché chinois, sa taille et ses perspectives, et les États-Unis, également un énorme marché et, pour beaucoup, un allié et un garant de sécurité. Ces derniers exercent une pression importante sur certains de leurs alliés pour qu’ils suivent leur politique, par exemple en leur demandant d’interdire Huawei et ZTE dans les réseaux 5G pour être considérés comme un allié de confiance avec lequel ils peuvent partager des renseignements.

Dans le domaine des semi-conducteurs, ils ont instauré des contrôles d’export unilatéraux qui se répercutent sur leurs alliés lorsqu’ils utilisent des composants américains. Cela n’est pas sans créer quelques frictions, avec des puissances du secteur des semi-conducteurs comme les Pays-Bas (où se trouve ASML), le Japon9, la Corée du Sud et Taïwan et l’avenir d’initiatives multilatérales telles que la proposition d’une « alliance Chip 4 » reste incertaine. Les États-Unis cherchent encore à ce que leurs alliés partagent le même niveau d’appréhension que le leur vis-à-vis de la Chine.

’94 Million Years of Collectivism’, Video Study (2022), Jonas Staal, 13:14 min, extrait

Alessandro Aresu

Les puissances prises entre la Chine et les États-Unis essaient de tracer leurs propres chemins indépendants. L’Union cherche à renforcer ses capacités industrielles et à développer son autonomie en matière de minerais critiques10, mais la capacité de son secteur industriel, notamment automobile, à se placer à la pointe de l’innovation reste à prouver. Il faut en tout cas qu’elle se réarme intellectuellement, c’est le sens de cette série de publications hebdomadaires. 

Le non-alignement est-il devenu un nouveau levier de négociation ?

Pour certains pays, le découplage apparaît comme une opportunité à exploiter dans une compétition pour attirer de grands projets industriels. Le Premier ministre Modi a ainsi vanté le dynamisme et les capacités manufacturières de son pays, qui pourrait devenir une nouvelle plaque tournante pour les « localisations amicales »11. On observe ainsi une présence croissante des entreprises taïwanaises dans le sous-continent, notamment Foxconn qui y produit des Iphones12. Essayant de ne pas prendre parti, le Premier ministre Modi s’est également prononcé en faveur de chaînes d’approvisionnement fiables lors de la réunion de l’Organisation de coopération de Shanghai de septembre 202213. La Russie, avec l’arsenalisation de ses vastes réserves de combustibles fossiles, les liens entre son appareil de sécurité nationale et les entreprises, la campagne (ratée) de substitution des importations et les difficultés de son industrie de l’armement, constituera également un cas intéressant d’étude du capitalisme politique et de ses défaillances potentielles. 

’94 Million Years of Collectivism’, Video Study (2022), Jonas Staal, 13:14 min, extrait

Quels impacts le renforcement des impératifs sécuritaires et politiques pourrait avoir sur le fonctionnement de l’économie mondiale ? 

Alessandro Aresu

La montée en puissance des revendications de sécurité nationale dans le système commercial multilatéral, y compris la clause de sécurité nationale de l’article XXI du GATT, ainsi que le renforcement du contrôle des investissements étrangers, montrent clairement que le commerce et la technologie se soumettent de plus en plus à l’exigence de sécurité. Dans cette nouvelle phase de la mondialisation, la plupart des États affirment rester ouverts aux affaires et aux investissements étrangers, alors que dans le même temps, de nombreuses entreprises doivent avertir les gouvernements et obtenir une autorisation lorsqu’elles achètent des sociétés dans une longue liste de secteurs dits stratégiques. Un mécanisme de filtrage des investissements sortants, qui est en cours de discussion aux États-Unis, pourrait encore apporter des limites supplémentaires aux flux de capitaux.   

Louis de Catheu

Certains secteurs, ressources et technologies ont fait l’objet d’une attention politique particulièrement soutenue. La plupart d’entre eux sont liés à la transition verte et à la transition numérique.  Certains se situent en amont, comme les minéraux et en particulier les terres rares. D’autres sont des produits de haute technologie comme les semi-conducteurs ou les batteries. Nous essaierons donc dans cette série de comprendre les chaînes d’approvisionnement mondiales, les actifs détenus par chaque acteur et les éventuels goulots d’étranglement, comme le Grand Continent a commencé à le faire pour les semi-conducteurs. Dans cette compétition, les États tentent de façonner un terrain qui a été créé par des entreprises, des laboratoires de recherche, des forums de normalisation et des consommateurs. Nous devons comprendre ce champ de bataille pour comprendre le déroulement de ce conflit, tout comme nous devons analyser les capacités dans les batteries, la chimie, la robotique industrielle et d’autres secteurs industriels stratégiques.

Sources
  1. Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, Mohr, Tübingen, 1922
  2. Alessandro Aresu, Le potenze del capitalismo politico. Stati Uniti e Cina, Milano, La Nave di Teseo, 2020
  3. Joe Biden, Executive Order on America’s Supply Chains, 24 Février 2021
  4. Commission européenne, EU strategic dependencies and capacities : second stage of in-depth reviews, SWD(2022) 41 final, 22 février 2022
  5. Christopher Condon, Heejin Kim et Sam Kim, Yellen Touts ‘Friend-Shoring’ as Global Supply Chain Fix, Bloomberg, 18 juillet 2022
  6. Le terme de sécuritisation, introduit par Ole Wæver en 1993, désigne le processus par lequel les élites politiques, par leurs discours, désignent certains sujets et évènements comme constituant des problèmes de sécurité. Voir Ole Wæver, Securitization and desecuritization, Centre for Peace and Conflict Research, Copenhagen, 1993.
  7. Nicholas Mulder, The Economic Weapon. The Rise of Sanctions as a Tool of Modern War. New Haven, Yale University Press, 2022
  8. National Science and Technology Council, Critical and Emerging Technologies List Update, Février 2022
  9. Bloomberg, Biden’s Chip Curbs Outdo Trump in Forcing World to Align on China, 13 novembre 2022
  10. Thierry Breton, Critical Raw Materials Act : securing the new gas & oil at the heart of oureconomy, 14 septembre 2022
  11. Mint, Modi positions India as alternative to China in global supply chain, 3 septembre 2020
  12. Mathieu Duchâtel et Sana Hashmi, An Alternative Supply Chain in India ? Taiwan’s Experience, Institut Montaigne, 26 octobre 2022
  13. Reuters, India PM Modi calls for reliable supply chain in summit with Putin, Xi, 16 septembre 2022
Crédits
Prochains textes à paraître dans la série :

• Janvier/Février/Mars

— Chris Miller, « La guerre des puces déterminera l’équilibre des puissances en Asie-Pacifique »
— Agathe Demarais, « 10 points sur les sanctions »
— Alessandro Aresu, « Le siècle de Morris Chang, fondateur de TSMC »
— Une conversation avec Branko Milanovic
— Yakov Feygin, « La Russie, un nouveau Royaume Ermite ? »
— Nicholas Mulder, « Les risques d’une économie en guerre dans un monde en paix »
— « 10 points sur les minerais critiques »
— Louis de Catheu, « Le Japon dans la guerre des capitalismes politiques »

Cette série sera présentée au Sénat le 1er février à 18h, au cours d'une discussion modérée par le Président Gérard Larcher.