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La mondialisation est victime de son succès. Sa réussite la plus prodigieuse — la Chine — entend la remplacer par un marché mondial sino-centré. Bien entendu, Pékin ne s’oppose nullement à l’idée de marché mondial en tant que telle. Mais elle conteste la mondialisation réellement existante, c’est-à-dire un processus sous supervision américaine. Voilà la raison fondamentale de la rivalité entre la Chine et les États-Unis.

L’histoire semble se répéter. Pour échapper à la crise de suraccumulation des années 1970, les États-Unis ont impulsé la construction de la mondialisation1. La Chine, alors en pleine transformation capitaliste, s’insère dans cette dynamique en tant que fournisseur d’une main-d’œuvre bon marché. Les profits des sociétés multinationales américaines remontent et le taux de croissance de la Chine explose. Pourtant, sous cet attelage en apparence gagnant-gagnant, des contradictions sont à l’œuvre et s’expriment ouvertement dès les années 2000. 

Pékin ne s’oppose nullement à l’idée de marché mondial en tant que telle. Mais elle conteste la mondialisation réellement existante, c’est-à-dire un processus sous supervision américaine. Voilà la raison fondamentale de la rivalité entre la Chine et les États-Unis.

Benjamin Bürbaumer

Bien avant l’ascension au pouvoir de Donald Trump et Xi Jinping, la Chine est accusée d’inonder les marchés étrangers. En effet, en bonne élève du capitalisme, elle essaie, elle aussi, d’externaliser ses déséquilibres macroéconomiques internes par la conquête des marchés étrangers et, plus fondamentalement, la mise en place d’infrastructures favorisant cette extraversion économique2. Sauf qu’à la différence de la crise de suraccumulation américaine des années 1970, le marché mondial est alors déjà sous contrôle hégémonique des États-Unis. Pour s’en défaire, la réorganisation sino-centrée du capitalisme global, que Pékin appelle de ses vœux, exige donc le déploiement d’un projet contre-hégémonique3.

Hégémonie mondiale

Dans le débat politique et intellectuel contemporain, l’ascension fulgurante du terme « hégémonie » l’a paradoxalement vidé de sa richesse analytique. Souvent, il est rabougri au synonyme de domination. Or chez Antonio Gramsci, l’hégémonie ne désigne précisément pas la capacité d’une puissance d’imposer ses choix aux autres, elle fait référence à sa capacité d’être perçue comme bienveillante par les autres. Plus précisément, dans la pensée gramscienne, l’hégémonie repose sur le consentement et la coercition. Superviser le monde exige de manier soigneusement ces deux aspects. Une puissance n’utilisant que l’arme de la coercition verrait le monde entier se liguer contre elle et, tôt ou tard, elle entrerait en déclin. De même, une puissance mobilisant exclusivement le levier de la séduction pourrait bâtir une influence internationale considérable, mais resterait vulnérable aux coups de force. Son édifice aurait la solidité d’un château de cartes. L’hégémonie, tout comme sa contestation, ne se construisent qu’en articulant la force et le consentement.

Des ouvriers de China Railway Group travaillent dans un tunnel sur le site de construction du chemin de fer municipal de Hangde dans le sous-district de Kangqian, comté de Deqing, ville de Huzhou, province du Zhejiang (Chine de l’Est), le 2 février 2023. © CFOTO/Sipa USA

Appliquons cette grille d’analyse au trait majeur du monde contemporain : la contestation chinoise de l’hégémonie américaine solidement établie depuis l’après-guerre. Il s’agit dès lors de comprendre la popularité croissante de la Chine dans les pays de la périphérie du capitalisme mondial. Au vu de la nature autoritaire de son régime politique, cette évolution peut en effet surprendre et mérite à ce titre un examen plus détaillé.

Dans la pensée gramscienne, l’hégémonie repose sur le consentement et la coercition. Superviser le monde exige de manier soigneusement ces deux aspects.

Benjamin Bürbaumer

Le charme des Nouvelles routes de la soie

Le projet des Nouvelles routes de la soie, né en 2013, vise d’abord à alléger la surproduction chinoise. En construisant des infrastructures à l’étranger, la Chine réussit en effet à exporter des marchandises et des capitaux excédentaires. Toutefois, il serait erroné de réduire cette démarche à un gigantesque plan de bétonisation de pans entiers de l’Asie, l’Afrique et l’Amérique sud. Car du point de vue des pays participant aux Nouvelles routes de la soie, la Chine répond à un vrai besoin. Selon l’ONU, des investissements annuels de 1 000 à 1 500 milliards de dollars sont requis pour combler le sous-financement criant des infrastructures dans la périphérie. Les Nouvelles routes de la soie réduisent cet écart entre les besoins et les équipements existants, qui s’est notamment creusé dans le cadre de la fabrique américaine de la mondialisation. En effet, les programmes d’austérité imposés aux pays sous-développés à travers le Consensus de Washington des années 1980 et 1990 ont fortement dégradé la qualité des infrastructures locales.

Inquiet de la perte d’influence des États-Unis, l’ancien secrétaire au Trésor Larry Summers a cité cette formule poignante d’un décideur d’un pays de la périphérie : « La Chine nous donne un aéroport. L’Amérique nous donne une leçon de morale »4. Cette opposition reflète assez fidèlement la distinction entre les idéologies communicationnelles et les idéologies non communicationnelles, développée par Fredric Jameson.

Tandis que les premières visent à unifier différents espaces par le biais des valeurs de l’un d’entre eux, les secondes relient les voies d’accès entre les différents territoires tout en reconnaissant ce que Fernand Braudel appelait leur « si irréductible originalité »5. Les conditionnalités de dérégulation associées aux plans d’ajustement structurel ou le libéralisme politique promus par Washington sont des exemples d’idéologies communicationnelles par lesquelles les États-Unis tentent de transmettre leurs valeurs à d’autres pays. Par contraste, les Nouvelles routes de la soie suivent une approche non communicationnelle, qui revêt, de ce fait, un pouvoir de séduction considérable. Elles s’attaquent à un blocage de la vie réelle — le manque d’infrastructures — le dépasse sans imposer des conditionnalités particulières en termes de régime politique et, ce faisant, nourrit la popularité de Pékin à l’étranger.

Bien entendu, le déploiement réel des Nouvelles routes de la soie n’a rien d’aussi lisse et linéaire. Il comporte des risques de corruption et de surendettement, ainsi que de nouveaux rapports de dépendance. Mais les faits sont là : en dehors des États-Unis et de quelques-uns de leurs alliés les plus proches, les Nouvelles routes de la soie alimentent une image positive de l’action de la Chine dans le monde.

Les Nouvelles routes de la soie suivent une approche idéologique non communicationnelle, qui revêt, de ce fait, un pouvoir de séduction considérable.

Benjamin Bürbaumer

Le soft power à caractéristiques chinoises

Joseph Nye est connu pour avoir formalisé l’idée de soft power. Dans sa formulation initiale, ce concept est étroitement lié à l’existence d’une démocratie libérale accordant à ses citoyens un certain nombre de droits fondamentaux. Ces droits sont censés favoriser un épanouissement créatif plus grand de la population. Dans cette logique, les démocraties libérales développent une vie culturelle plus attractive, susceptible de rayonner y compris en dehors de leurs frontières. Cette attractivité rétroagit positivement sur la position internationale de l’État émetteur. En toute cohérence, Nye doute de la transposabilité de son concept au régime autoritaire chinois.

Pourtant, la Chine lui donne tort. C’est du moins ce que suggère l’évolution de son système universitaire. Ce dernier se trouve aujourd’hui à la quatrième place des pays accueillant le plus d’étudiants étrangers. Cette performance impressionne d’autant plus que la langue chinoise est beaucoup moins répandue en dehors de son territoire d’origine que l’anglais. Ce fait se reflète dans le constat que les trois premières places du classement sont occupées respectivement par les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada. Pour les jeunes Africains, la France continue à attirer le plus grand nombre, mais la Chine a d’ores et déjà dépassé le Royaume-Uni et se place en deuxième position.

Comme dans d’autres domaines, la vitesse de croissance de popularité de la Chine est notable. D’une part, elle n’a commencé sa diplomatie éducative qu’au début des années 2000 et, d’autre part, contrairement aux langues des anciens colonisateurs, le chinois est peu présent dans les systèmes d’enseignement étrangers. À rebours de certains pays occidentaux augmentant les frais d’inscription à l’université pour les étudiants étrangers, cette réussite est à chercher dans la mise en place d’un système de bourses.

La proportion de futurs décideurs et hauts fonctionnaires des pays périphériques formés en République populaire à partir des connaissances technologiques et des méthodes d’administration publique et de gestion des entreprises qui y prévalent s’accroît.

Benjamin Bürbaumer

Il serait pourtant superficiel d’interpréter ces politiques comme une tentative d’« acheter » des étudiants internationaux. En réalité, dans le choix des étudiants étrangers de venir en Chine, le facteur financier ne pèse pas plus lourd que l’attrait culturel ou le développement économique du pays, mais il rend concrètement faisable le séjour en Chine. Si ces échanges universitaires ne créent pas des centaines de milliers de para-diplomates qui porteraient docilement la voix de la Chine dans le monde, force est de constater que s’accroît ainsi la proportion de futurs décideurs et hauts fonctionnaires des pays périphériques formés en République populaire, à partir des connaissances technologiques et des méthodes d’administration publique et de gestion des entreprises qui y prévalent. Au passage, ils absorbent pendant leurs études des connaissances culturelles et linguistiques propices à resserrer les liens entre leur pays et la Chine. Même impulsé par un État dépourvu de démocratie libérale, le soft power produit des résultats.

Toutefois, les étudiants partis à l’étranger ne représentent qu’une petite proportion de la population de leur pays. Diffuser une image bienveillante de la Chine uniquement par ce biais comporte donc une limite évidente en termes d’ordre de grandeur. Dans l’optique d’atteindre des franges plus larges des populations étrangères, la Chine a notamment mis en place un vaste réseau de médias diffusant en langues étrangères ainsi qu’une diplomatie sanitaire performante.

Même impulsé par un État dépourvu de démocratie libérale, le soft power produit des résultats.

Benjamin Bürbaumer

La sécurité internationale sans hypocrisie

Si Washington échoue à l’heure actuelle à contrer l’idéologie non communicationnelle sur laquelle s’appuie le projet hégémonique chinois, sa gestion des grands dossiers géopolitiques contemporains pourrait même apparaître contre-productive pour son hégémonie.

Récemment, le politologue Matias Spektor a publié un article dans la revue Foreign Affairs soulignant à quel point l’hypocrisie des États-Unis et de leurs alliés affaiblit leur soft power6. Selon Spektor, les pays périphériques ne comprennent pas pourquoi l’invasion russe de l’Ukraine serait plus condamnable que l’invasion américaine de l’Irak, alors que ni l’une ni l’autre n’ont reçu le soutien de la communauté internationale. Ce double standard ainsi que l’anticipation de l’affaiblissement politique de Washington dans un futur proche expliqueraient pourquoi nombre de ces pays ne suivent pas les sanctions contre la Russie, considérant qu’elles leur causent des problèmes supplémentaires en termes de hausse des prix de l’énergie et de l’alimentation. Se prononçant sur les risques pesant sur la sécurité alimentaire de millions d’Africains, l’ex-président de l’Union africaine et du Sénégal Macky Sall a déclaré : « Nous ne sommes pas vraiment dans le débat de qui a tort, qui a raison. Nous voulons simplement avoir accès aux céréales et aux fertilisants »7.

Un nombre croissant de pays voit en la Chine une puissance capable de promouvoir la désescalade des tensions.

Benjamin Bürbaumer

Le sentiment d’hypocrisie n’a fait que se renforcer à la suite des bombardements à Gaza à partir de l’automne 2023. De multiples pays ont relevé avec amertume le traitement particulier réservé aux seules victimes ukrainiennes, des Européens, par rapport aux dizaines de milliers de victimes en Palestine ou ailleurs. Ils ont également remarqué que les sommes toujours si difficiles à débloquer pour le développement ont été facilement mobilisées pour armer l’Ukraine ou Israël. Face à cette situation, un diplomate senior d’un pays du G7 versait dans le fatalisme : « Nous avons définitivement perdu la bataille pour le Sud global. […] Tout le travail réalisé [dans sa] direction […] à propos de l’Ukraine est réduit à néant. […] Oubliez les règles, oubliez l’ordre mondial. Ils ne nous écouteront plus jamais »8. Par contraste, un nombre croissant de pays voit en la Chine une puissance capable de promouvoir la désescalade des tensions.

Il importe de préciser que la popularité croissante de la Chine ne se confine pas aux dirigeants des pays périphériques. Une série d’enquêtes d’opinion montre qu’en Asie, en Afrique et en Amérique latine, son image s’est nettement améliorée9. Malgré un soft power américain installé depuis longtemps, la Chine y talonne, voire dépasse, les États-Unis. Visiblement, le régime politique domestique du porteur d’un projet hégémonique importe moins que la perception de l’ordre mondial qu’il porte. C’est donc un double désastre pour les États-Unis : le reproche d’hypocrisie les empêche de capitaliser sur les attraits de la démocratie libérale et les conséquences inflationnistes de leurs sanctions contre la Russie offrent un boulevard à une Chine déjà perçue comme plus attentive aux besoins de développement de la périphérie.

Les États-Unis font face à un double désastre : le reproche d’hypocrisie les empêche de capitaliser sur les attraits de la démocratie libérale et les conséquences inflationnistes de leurs sanctions contre la Russie offrent un boulevard à une Chine déjà perçue comme plus attentive aux besoins de développement de la périphérie.

Benjamin Bürbaumer

Le piège de l’hégémonie

Si les résultats de telles enquêtes sont à interpréter avec précaution, le tableau n’en reste pas moins saisissant, d’autant qu’il entre en résonance avec des analyses qualitatives. L’idéologie communicationnelle des États-Unis perd en attractivité. À l’inverse, le positionnement de la Chine dans les conflits internationaux apparaît plus cohérent avec l’idéologie non communicationnelle qu’elle déploie notamment depuis la mise en place des Nouvelles routes de la soie.

Face à l’incapacité à renouveler leur pouvoir de séduction, les États-Unis sont tentés de déséquilibrer le cocktail hégémonique en faveur de la force. Mais s’accrocher à la bonne vieillerie de la puissance militaire plutôt que de faire face à la mauvaise nouveauté de l’essor du soft power chinois est une pente glissante : plus l’hégémon troublé agit autoritairement, plus il sape sa légitimité aux yeux des autres pays du monde, sans pour autant fondamentalement entraver le projet hégémonique chinois. Voilà le piège de l’hégémonie. Seule une réaction sur le plan non communicationnel — un soutien aux infrastructures et autres besoins de développement sans imposer des conditionnalités contraignant la politique économique nationale des pays bénéficiaires — comme le fait la Chine, y parviendrait.

Face à l’incapacité à renouveler leur pouvoir de séduction, les États-Unis sont tentés de déséquilibrer le cocktail hégémonique en faveur de la force.

Benjamin Bürbaumer

Or aujourd’hui la course à l’armement bat son plein dans l’Indopacifique. Non seulement les dépenses militaires de la Chine ont quintuplé en 20 ans, mais elle les oriente de plus en plus vers la construction de navires, de porte-avions et de sous-marins. Voilà le fondement matériel de ses activités croissantes en mer de Chine méridionale, que les pays voisins considèrent comme relevant du harcèlement maritime. Néanmoins, face à la puissance économique de Pékin, ces pays semblent s’en accommoder, voire se rapprocher de la Chine. C’est du moins l’analyse qu’en fait le spécialiste des relations internationales en Asie du Sud-Est David Shambaugh. Bien entendu, la diplomatie n’est pas figée ad vitam. Le débat sur les alliances dans la région est vif et peut évoluer en fonction des chefs d’État. Mais force est de constater que l’évolution majeure est un « déplacement de ces pays dans l’orbite de la Chine depuis 2017 »10. Pour l’instant, la manne des Nouvelles routes de la soie accorde des passe-droits militaires à Pékin — c’est un indice du consentement que des pays voisins lui accordent.

Si la Chine se rapproche du montant des dépenses militaires des États-Unis, le Pentagone reste toutefois de très loin le ministère de la défense le plus riche au monde. Même pendant les moments les plus chauds de la Guerre froide, les États-Unis n’ont pas autant dépensé en armement qu’aujourd’hui. Avec près de 400 bases militaires en Asie-Pacifique, un réseau d’alliés en Asie du Sud-Est et une concentration des forces militaires autour de la Chine depuis le pivot asiatique de 2011, on assiste à une « escalade à bas bruit »11. Les États-Unis étant pris dans le piège de l’hégémon, les frictions entre les machines de guerre américaine et chinoise pour le contrôle du marché mondial risquent de s’intensifier.

Les États-Unis étant pris dans le piège de l’hégémon, les frictions entre les machines de guerre américaine et chinoise pour le contrôle du marché mondial risquent de s’intensifier.

Benjamin Bürbaumer

Faute de saisir l’enjeu fondamental de la réorganisation du marché mondial et en l’absence de projet hégémonique propre — les premières conclusions du rapport Draghi à paraître en sont la dernière illustration en date —, les pays européens risquent d’assister de manière impuissante à la déstabilisation du monde à l’œuvre sous nos yeux. 

Des ouvriers de China Railway Group travaillent dans un tunnel sur le site de construction du chemin de fer municipal de Hangde dans le sous-district de Kangqian, comté de Deqing, ville de Huzhou, province du Zhejiang (Chine de l’Est), le 2 février 2023. © CFOTO/Sipa USA

Présenté par son auteur comme un « changement radical », l’aperçu du rapport publié dans ces pages préconise trois mesures phares : rationaliser la production et libéraliser la réglementation afin de mieux bénéficier d’économies d’échelle continentales ; centraliser certaines dépenses publiques au niveau européen ; sécuriser, enfin, l’approvisionnement en ressources et en intrants considérés comme essentiels.

À travers ces trois points, les préconisations de Mario Draghi visent essentiellement à accroître les parts des firmes européennes sur le marché mondial. Mais la rivalité sino-américaine ne porte pas tant sur des parts de marché que sur le marché mondial en tant que tel. La profondeur de la rivalité entre les deux grandes puissances ne se comprend qu’à partir du constat que la Chine souhaite méthodiquement remplacer la mondialisation sous supervision américaine par une réorientation sino-centrée du marché mondial. Car superviser le marché mondial permet de dépasser des instabilités politico-économiques domestiques tout en bénéficiant simultanément de retombées économiques colossales et d’un pouvoir politique extraterritorial immense. À cette fin, la Chine construit aujourd’hui des infrastructures — monétaires, physiques, techniques, militaires, numériques — concurrentes à celles mises en place depuis longtemps par les États-Unis. Ces derniers contre-balancent : les différentes sanctions technologiques et commerciales illustrent cette démarche en cours déjà depuis l’administration Obama. L’Union ne semble pas avoir saisi cet enjeu fondamental. À l’heure où les règles du marché mondial évoluent, elle tente de mieux jouer selon les anciennes règles americano-centrées — qui, au demeurant, ne lui ont pas été particulièrement favorables. En matière de prise de conscience de l’ampleur de la tempête qui secoue la mondialisation, le rapport Draghi sera la pointe avancée des Européens. Pourtant, le cœur du projet chinois leur échappe toujours. Tout se passe comme si l’Europe avançait sans véritablement comprendre la profondeur des lignes de fracture contemporaines.

Si elle se décidait à réagir, deux options se présentent : soit elle s’engage dans la même course que la Chine et les États-Unis et tente d’élargir son contrôle sur les infrastructures du marché mondial — par le biais d’une véritable politique industrielle probablement adossée à une augmentation significative des capacités d’intervention militaires — ; soit elle décide d’un découplage sélectif par rapport au marché mondial — rétrécissement contrôlé des chaînes de valeur, conditionnalités environnementales, politiques redistributives. 

Les préconisations de Mario Draghi visent essentiellement à accroître les parts des firmes européennes sur le marché mondial. Mais la rivalité sino-américaine ne porte pas tant sur des parts de marché que sur le marché mondial en tant que tel.

Benjamin Bürbaumer

Selon l’option retenue, la question de l’hégémonie se pose différemment : la première exigerait la formulation d’un projet hégémonique mondial très activiste ; la deuxième questionnerait la pertinence même du développement d’un projet hégémonique mondial. En réalité, la rivalité sino-américaine sonne l’heure de vérité pour l’Europe : la trajectoire du passé n’étant plus praticable, sous peine d’un décrochage grandissant envers les deux superpuissances, il faut bifurquer.

Sources
  1. Le constat d’une démarche américaine explicitement politique de construction du marché mondial amène à douter du potentiel heuristique du concept de « capitalisme politique », tel que l’utilise Branko Milanovic à propos de la Chine dans Le capitalisme, sans rival : L’avenir du système qui domine le monde, Paris, La Découverte, 2020. L’utilisation de la politique à des fins économiques ne singularise pas Pékin.
  2. La dynamique s’accélère depuis la crise financière. Entre 2006 et 2022, la part américaine dans le stock mondial d’investissement direct étranger a chuté de 30,4 % à 20,2 % ; celle de la Chine a augmenté de 0,6 % à 7,4 %. Sur la même période, la part américaine dans le total des exportations mondiales a baissé de 10 % à 9,1 % ; celle de la Chine est montée de 6,6 % à 12,9 %.
  3. La nature profondément située dans le capitalisme tardif de la rivalité sino-américaine rend des explications transhistoriques du type « piège de Thucydide » difficilement applicables.
  4. Gideon Rachman, « How the Ukraine war has divided the world  », Financial Times, 17 avril 2023.
  5. Fredric Jameson, Archéologies du futur, Paris, Éditions Amsterdam, 2021, p. 303‑307.
  6. Matias Spektor, « The Upside of Western Hypocrisy. How the Global South Can Push America to Do Better », Foreign Affairs, 21 juillet 2023.
  7. Cyril Bensimon, « Macky Sall : « Nous ne sommes pas vraiment dans le débat de qui a tort, qui a raison. Nous voulons simplement avoir accès aux céréales et aux fertilisants », Le Monde, 10 juin 2022.
  8. Henry Foy, « Rush by west to back Israel erodes developing countries’ support for Ukraine », Financial Times, 18 octobre 2023.
  9. Benjamin Bürbaumer, Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation, Paris, La Découverte, 2024, p. 248‑252.
  10. David Shambaugh, Where Great Powers Meet : America and China in Southeast Asia, New York, Oxford University Press, 2021, p. 244.
  11. Pierre Grosser, L’autre guerre froide ? – La confrontation États-Unis / Chine, Paris, CNRS éditions, 2023, p. 79.