Découvrons Antonio Gramsci
Alors qu'il est devenu de plus en plus rare de ne pas croiser le nom de Gramsci dans les commentaires politiques sur l'actualité, Nathan Sperber, spécialiste du penseur italien, propose une introduction nourrie à la pensée de l'auteur des Quaderni.
- Auteur
- Nathan Sperber
La résonance des idées d’Antonio Gramsci ne cesse de croître en Europe en ce début de XXIe siècle. Né en Sardaigne en 1891, Gramsci étudie la philologie à Turin avant de devenir journaliste, critique de théâtre, militant socialiste, puis cofondateur du Parti communiste d’Italie et député communiste au Parlement italien sous Mussolini. Fait prisonnier politique en 1926, il est condamné à 20 ans de prison par le régime fasciste. De 1929 à 1935, alors qu’il est détenu à Turi (Pouilles) puis à Formia (Latium), il remplit 33 cahiers d’écoliers de plus de 2000 pages de notes – un foisonnement d’explorations inachevées sur une multitude de sujets que l’on connaît aujourd’hui sous le nom des Quaderni del carcere (Cahiers de Prison).
Pendant longtemps privé de soin, Gramsci meurt en 1937 sans se douter que ses cahiers, publiés en plusieurs versions en Italie puis partout dans le monde, feraient un jour de lui une des références majeures du marxisme du XXe siècle et même un penseur classique des sciences humaines. Si l’intérêt qui lui est porté dans les milieux politiques et académiques a fluctué depuis l’après-guerre, il est certain que dans la période récente, les concepts clés de ses réflexions carcérales – inter alia, l’hégémonie, la guerre de position, la révolution passive, la crise organique, le césarisme ou encore le bloc historique – ont su trouver un public très réceptif, notamment en France. En particulier, un Gramsci interprète de la déliquescence de la démocratie bourgeoise et des crises du capitalisme de l’entre-deux-guerres trouve sans doute un écho sans précédent en ces temps d’instabilité et d’incertitudes politiques en Europe.
Les extraits commentés des Cahiers de Prison présentés ici donnent un aperçu de la diversité des préoccupations gramsciennes, en commençant par des questions décisives de démarche intellectuelle et de méthodes d’analyse, pour couvrir ensuite la genèse historique de l’hégémonie, la conception gramscienne de l’État bourgeois, la guerre de position/mouvement en tant que stratégie révolutionnaire, et enfin la crise organique et le césarisme. Par ailleurs, ces passages ont été choisis pour faire ressortir la dimension proprement géopolitique de la réflexion gramscienne, qui se révèle particulièrement sensible à l’imbrication des échelles – locale, régionale, nationale, continentale, mondiale – aussi bien pour penser la diffusion des idées sur le temps long (ainsi celles de la Révolution de 1789 au fil du XIXe siècle) que pour mettre en miroir les expériences politiques à travers l’espace (ainsi le contraste que Gramsci établit entre la Révolution d’Octobre à l’« Est » et les exigences propres de l’action révolutionnaire à l’« Ouest »).
Notons que la prose des Quaderni est susceptible de paraître désordonnée ou même hachée aux yeux du lecteur non acclimaté. La raison en est que Gramsci écrivait avant tout ces notes pour lui-même, à titre d’ébauches intellectuelles dont il entendait se servir lors de projets rédactionnels futurs – qui n’ont jamais pu voir le jour du fait du décès prématuré de leur auteur1.
L’analyse des situations : les rapports de force internationaux
L’étude de la façon dont il faut analyser les « situations », c’est-à-dire de la façon dont il faut établir les différents degrés d’un rapport de forces, peut se prêter à un exposé élémentaire de science et d’art politique, compris comme un ensemble de canons pratiques pour la recherche et d’observations particulières, dont l’utilité est de réveiller l’intérêt pour la réalité effective et de susciter des intuitions politiques plus rigoureuses et plus vigoureuses. […]
Les rapports internationaux précèdent-ils ou suivent-ils (logiquement) les rapports sociaux fondamentaux ? Ils les suivent, indubitablement. Toute nouveauté organique dans la structure modifie organiquement, à travers ses expressions technico-militaires, les rapports absolus et relatifs dans le champ international. Même la position géographique d’un État national ne précède pas mais suit (logiquement) les nouveautés structurales, tout en réagissant sur elles dans une certaine mesure (dans la mesure exactement où les superstructures réagissent sur la structure, la politique sur l’économie, etc.). D’autre part, les rapports internationaux réagissent, passivement et activement, sur les rapports politiques (d’hégémonie des partis). Plus la vie économique immédiate d’une nation est subordonnée aux rapports internationaux, plus un parti déterminé représente cette situation, et plus il l’exploite pour empêcher que les partis adverses ne prennent l’avantage sur lui […]
[Q13, §2]
Éléments pour calculer la hiérarchie dans l’ordre de la puissance entre les États : 1) étendue du territoire, 2) force économique, 3) force militaire. La façon dont s’exprime l’existence d’une grande puissance est donnée par la possibilité de conférer à l’activité étatique une direction autonome, dont les autres États doivent subir l’influence et le contrecoup : une grande puissance est une puissance hégémonique, elle est le chef et le guide d’un système d’alliances et d’ententes plus ou moins étendues. La valeur de l’étendue du territoire (assortie, naturellement, d’une population appropriée) et celle du potentiel économique se trouvent résumées dans la force militaire. Dans l’appréciation de l’élément territorial, il faut prendre en compte la position géographique concrète. Dans la force économique, il faut distinguer entre la capacité industrielle et agricole (forces productives) et la capacité financière. Un élément « impondérable », c’est la position « idéologique » qu’un pays occupe dans le monde à chaque moment donné, pour autant qu’on le considère comme le représentant des forces progressives de l’histoire (par exemple la France pendant la Révolution de 1789 et pendant la période napoléonienne).
[Q13, §19]
Gramsci interroge ici la question des relations de domination et d’hégémonie entre États, dans le cadre d’une étude plus large qu’il conduit dans les Cahiers de Prison sur les méthodes d’« analyse des situations ». À l’instar de Marx, qu’il décrit ailleurs comme un « auteur d’œuvres politiques et historiques concrètes » [Q7, §24], Gramsci est soucieux d’ancrer ses réflexions dans une démarche intellectuelle à la fois ouverte et structurée, qui soit susceptible d’appréhender des variations entre configurations socio-politiques, ou « bloc historiques », à travers le temps et l’espace. La fondation marxiste de sa pensée se manifeste par la distinction qu’il établit entre ce qui relève du domaine « organique » ou « structural » d’une part – c’est-à-dire la base productive de la société, le niveau d’avancement des forces économiques – et les « superstructures » de l’autre – la force militaire, la vie politique ou encore la prééminence idéologique et culturelle. Cependant, Gramsci ne s’arrête pas à cette métaphore architectonique marxienne. Au contraire, il jette ici les bases pour une étude de l’articulation des rapports de puissance entre sphères de la vie sociale (économie, politique, culture) et surtout d’une échelle à l’autre, entre le champ international et les cadres nationaux.
Historiographie et stratégie : l’organique et le conjoncturel
Cependant, dans l’étude d’une structure, il convient de distinguer les mouvements organiques (relativement permanents) des mouvements qu’on peut appeler de conjoncture (et qui se présentent comme occasionnels, immédiats, presque accidentels). Les phénomènes de conjoncture sont certes dépendants, eux aussi, de mouvements organiques, mais leur signification n’est pas d’une grande portée historique : ils donnent lieu à une critique politique de détail, au jour le jour, qui s’en prend aux petits groupes dirigeants et aux personnalités immédiatement responsables du pouvoir. Les phénomènes organiques donnent lieu à la critique historico-sociale qui s’en prend aux grands groupements, au-delà des personnes immédiatement responsables et au-delà du personnel dirigeant. La grande importance de cette distinction apparaît dans l’étude d’une période historique. Une crise se produit, qui parfois se prolonge sur des dizaines d’années : cette durée exceptionnelle signifie que dans la structure se sont révélées (sont venues à maturité) des contradictions irrémédiables et que les forces politiques qui travaillent positivement à la conservation et à la défense de la structure elle-même s’efforcent cependant d’y remédier à l’intérieur de certaines limites et de les surmonter. Ces efforts incessants et persévérants (car aucune forme sociale ne voudra jamais avouer qu’elle est dépassée) forment le terrain de l’« occasionnel » […]
L’erreur dans laquelle on tombe souvent dans les analyses historico-politiques consiste à ne pas savoir trouver le juste rapport entre ce qui est organique et ce qui est occasionnel : on en arrive ainsi, ou bien à présenter comme immédiatement agissantes des causes qui n’opèrent au contraire que médiatement, ou bien à affirmer que les causes immédiates sont les seules causes efficientes ; dans le premier cas, il y a excès d’« économisme » ou de doctrinarisme pédant, dans l’autre, excès d’« idéologisme » ; dans un cas, on surestime les causes mécaniques, dans l’autre, on exalte l’élément volontariste et individuel. [La distinction entre « mouvements » et faits organiques, et mouvements et faits « conjoncturels » ou occasionnels, doit s’appliquer à tous les types de situation : non seulement aux situations où se fait sentir une régression ou une crise aiguë, mais aussi à celles où se manifeste un développement progressif ou une phase de prospérité, et à celles qui connaissent une stagnation des forces productives.] Le lien dialectique entre les deux ordres de mouvements, et donc entre les deux ordres de recherche, est difficile à établir exactement et si l’erreur est grave dans le champ de l’historiographie, elle le devient encore plus dans l’art politique, où il ne s’agit pas de reconstruire l’histoire passée, mais de construire l’histoire présente et à venir : dans la mesure où ils remplacent l’analyse objective et impartiale et où il ne s’agit pas ici d’un « moyen » conscient d’encourager à l’action, mais d’automystification, les désirs personnels et les pires passions personnelles, les plus immédiates, sont la cause de l’erreur. Dans ce cas aussi, c’est l’histoire du trompeur trompé : le démagogue est la première victime de sa démagogie.
[Q13, §17]
Ce passage clé des Quaderni, qui aborde à nouveau la question des méthodes d’analyse du passé et du présent, approfondit la distinction entre l’organique ou structurel d’une part (les mouvements de fond de la vie économique et des rapports sociaux), et de l’autre le terrain du conjoncturel ou occasionnel (les événements et les personnalités qui peuplent l’histoire immédiate). Gramsci insiste sur la nécessité de penser l’organique et l’occasionnel conjointement, dans leurs dépendances réciproques. Dans une optique marxiste, il se refuse à abstraire le cours de l’histoire de la base matérielle de la société qui lui impose à tout moment un horizon déterminant. Dans le même temps, il souligne que les transformations ou retournements organiques, lorsqu’ils surviennent, ne s’actualisent qu’au travers d’événements par définition contingents et dont il faut pleinement prendre la mesure – ce qui n’est pas sans rappeler le mot d’Althusser selon lequel « l’heure solitaire de la “dernière instance” ne sonne jamais »2.
Cette méthode intellectuelle gramscienne va s’appliquer non seulement à l’interprétation historique mais aussi à l’activité révolutionnaire. Négliger les contraintes organiques conduit à surestimer la puissance de la seule volonté en politique (mythologie du « grand soir » que Gramsci critique ailleurs chez Georges Sorel et chez Rosa Luxemburg). À l’inverse, occulter l’autonomie propre de la conjoncture fait tomber dans le piège d’un déterminisme économique dogmatique et éventuellement fataliste (attitude qu’il associe à certains de ses camarades communistes italiens des années 1920, dont Amadeo Bordiga).
La genèse de l’hégémonie
Dans le « rapport de force », il faut distinguer en fait différents moments ou degrés fondamentaux :
1) Un rapport de forces sociales étroitement lié à la structure, objectif, indépendant de la volonté des hommes, qui peut être mesuré à l’aide des systèmes de mesure des sciences exactes ou physiques. Sur la base du degré de développement des forces matérielles de production ont lieu les regroupements sociaux, chacun d’entre eux représentant une fonction et ayant une position donnée dans la production même. Ce rapport est ce qu’il est, une réalité têtue : personne ne peut modifier le nombre des entreprises et de leurs employés, le nombre des villes avec une population urbaine donnée, etc. […]
2) Vient ensuite le moment du rapport des forces politiques, c’est-à-dire l’évaluation du degré d’homogénéité, de conscience-de-soi et d’organisation atteint par les différents groupes sociaux. Ce moment peut être à son tour analysé et décomposé en plusieurs degrés, qui correspondent aux différents moments de la conscience politique collective, tels qu’ils se sont manifestés jusqu’ici dans l’histoire. Le premier moment, le plus élémentaire, est le moment économico-corporatif : un commerçant sent qu’il doit être solidaire d’un autre commerçant, un fabricant d’un autre fabricant, etc., mais le commerçant ne se sent pas encore solidaire du fabricant, ce qui veut dire que l’on ressent l’unité et l’homogénéité du groupe professionnel, ainsi que le devoir de l’organiser, mais pas encore celles du groupe social plus vaste. Le second moment est celui où tous les membres du groupe social prennent conscience de leur solidarité d’intérêts, mais encore dans les limites du champ purement économique. Dès ce moment-là se pose la question de l’État, mais seulement en tant qu’il s’agit d’obtenir l’égalité politico-juridique avec les groupes dominants, puisque l’on revendique le droit de participer à la législation et à l’administration, et au besoin de les modifier, de les réformer, mais dans les cadres fondamentaux existants. Le troisième moment est marqué par la conscience que les intérêts corporatifs propres, dans leur développement présent et futur, dépassent la sphère corporative, celle du groupe purement économique, et qu’ils peuvent et doivent devenir les intérêts d’autres groupes subordonnés. C’est là la phase la plus franchement politique : elle marque nettement le passage de la structure à la sphère des superstructures complexes ; c’est la phase dans laquelle les idéologies qui avaient germé antérieurement deviennent « parti », en viennent à se mesurer et entrent en lutte, jusqu’à ce que l’une seule d’entre elles, ou, du moins, une combinaison seulement de plusieurs d’entre elles, tende à prévaloir, à s’imposer, à se propager dans toute l’aire sociale, en déterminant non seulement l’unité des fins économiques et politiques, mais aussi l’unité intellectuelle et morale, en situant toutes les questions autour desquelles la lutte fait rage non sur le plan corporatif, mais sur un plan « universel » et en instaurant ainsi l’hégémonie d’un groupe social fondamental sur une série de groupes subordonnés. L’État est, certes, conçu comme l’organisme propre à un groupe, organisme destiné à créer les conditions favorables à la plus grande expansion de ce même groupe, mais ce développement et cette expansion sont conçus et présentés comme la force motrice d’une expansion universelle, d’un développement de toutes les énergies « nationales » ; c’est dire que le groupe dominant entre en coordination concrète avec les intérêts généraux des groupes subordonnés et que la vie de l’État se trouve conçue comme une formation continuelle et un dépassement continuel d’équilibres instables (dans le cadre de la loi) entre les intérêts du groupe fondamental et ceux des groupes subordonnés
[Q13, §17]
Dans cette note, Gramsci explicite les ressorts fondamentaux de tout projet politique hégémonique. Il commence par poser, sans surprise, le caractère indépassable des structures matérielles de la société à tout moment donné – structures qui se traduisent directement en un premier type de rapport de forces ancré dans le monde de la production (ainsi la relation antagonique entre capital et travail, c’est-à-dire entre bourgeoisie et prolétariat). Sur cette base, il déploie sa conception de la politique révolutionnaire comme exercice autonome d’expansion et d’universalisation tendancielles des intérêts des groupes sociaux principaux. La conscience de faire corps avec un métier ou une branche se transmute en une conscience d’appartenance de classe, qui à son tour s’incarne, sur un plan « éthico-politique », en un projet de transformation de la société et de renouvellement de l’État qui vise l’hégémonie, c’est-à-dire une adhésion populaire au-delà des confins de la classe. Gramsci décrit ailleurs ce processus révolutionnaire, tout à la fois subjectif et objectif, individuel et collectif, comme une « catharsis », ou encore une « révolution du sens commun ». À ses yeux, une telle dynamique hégémonique s’est incarnée concrètement au moment de la phase jacobine de la Révolution française, puis lors de la Révolution d’Octobre.
L’État intégral bourgeois : un organisme assimilateur et éducateur
La révolution qu’apporte la classe bourgeoise à la conception du droit et donc à la fonction de l’État réside tout particulièrement dans la volonté de conformisme (d’où le caractère éthique du droit et de l’État). Les classes dominantes précédentes étaient essentiellement conservatrices en ce sens qu’elles ne tendaient pas à mettre en place un passage organique des autres classes à la leur, et donc à élargir « techniquement » et idéologiquement leur sphère de classe : c’est la conception d’une caste fermée. La classe bourgeoise se définit elle-même comme un organisme continuellement en mouvement, capable d’absorber, en l’assimilant à son niveau culturel et économique, toute la société : la fonction de l’État dans son ensemble est transformée : l’État devient « éducateur », etc.
[Q8, §2]
Si tout État tend à créer et à maintenir un certain type de civilisation et de citoyen (et donc un certain type de vie en commun et de rapports entre individus), s’il tend à faire disparaître certaines coutumes et certaines attitudes et à en répandre d’autres, alors le droit sera l’instrument approprié à cette fin (à côté de l’école et d’autres institutions et activités), et il doit être élaboré de façon à se trouver en conformité avec cette fin, de façon à être d’une efficacité maximum et productif d’un maximum de résultats positifs. […] En réalité, dans la mesure précisément où il tend à créer un nouveau type ou un autre niveau de civilisation, il faut considérer l’État en tant qu’« éducateur ». De ce qu’on opère essentiellement sur les forces économiques, de ce que l’on réorganise et que l’on développe l’appareil de production économique, on ne doit pas en conclure que les faits relevant de la superstructure doivent être abandonnés à eux-mêmes, à leur développement spontané, à une germination hasardeuse et sporadique. Dans ce domaine aussi, l’État est un instrument de « rationalisation », d’accélération et de taylorisation ; il opère selon un plan, il fait pression, il incite, il sollicite, et il « punit » […]
[Q13, §11]
L’hommage apparent de Gramsci à la civilisation bourgeoise du XIXe siècle dans ces deux passages fait écho à quelques phrases célèbres du Manifeste du Parti communiste, où Marx et Engels affirment, au sujet de la bourgeoisie, qu’elle « ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux »3. Gramsci dresse un portrait de l’État bourgeois comme un organisme ayant, au moment de son apogée, embrassé – pour la transformer – l’intégralité de la société : vie économique, structure de classe, culture et moralité des élites comme des masses. Le propos est à mettre en miroir de l’extrait précédent sur la genèse de l’hégémonie. Aux yeux de Gramsci, la classe bourgeoise a su incarner en Europe au XIXe siècle – et tout particulièrement en France républicaine – un projet assimilateur, éthique, porté par une nouvelle forme d’État opérant sur des principes universels (les libertés civiles et politiques, l’égalité devant la loi, la méritocratie en matière d’éducation et de carrières, etc.). L’ambition politique de Gramsci en son temps était de voir la classe ouvrière assumer sa propre politique hégémonique, en opposition à la civilisation bourgeoise – qu’il considère, à la suite de la Première Guerre mondiale, comme étant en voie de désintégration en Europe.
Guerre de mouvement et guerre de position
Passage de la guerre de manœuvre (et de l’attaque frontale) à la guerre de position, même dans le domaine politique. Cela me paraît la question de théorie politique la plus importante posée par l’après-guerre, et la plus difficile à résoudre de façon juste. Elle est liée aux questions soulevées par Bronstein4 qui, d’une façon ou d’une autre, peut être considéré comme le théoricien politique de l’attaque frontale à une époque où celle-ci n’est qu’une cause de défaite. Dans la science politique, ce passage n’est lié qu’indirectement à celui qui s’est produit dans le domaine militaire, même si, certainement, un lien existe, et s’il est essentiel. La guerre de position demande d’énormes sacrifices à des masses illimitées de population ; il faut donc une concentration inouïe de l’hégémonie et, par conséquent, une forme de gouvernement plus « interventionniste » qui prenne l’offensive plus ouvertement contre les opposants et organise d’une manière permanente l’« impossibilité » d’une désintégration interne : contrôle de tous genres, politiques, administratifs, etc., renforcement des « positions » hégémoniques du groupe dominant, etc. Tout ceci indique que l’on est entré dans une phase culminante de la situation politico-historique, puisque, en politique, la « guerre de position », une fois gagnée, est définitivement décisive. En politique la guerre de mouvement dure tant qu’il s’agit de conquérir des positions non décisives et que toutes les ressources de l’hégémonie et de l’État ne sont donc pas mobilisées ; mais quand, pour une raison ou pour une autre, ces positions ont perdu leur valeur et que seules comptent les positions décisives, alors on passe à la guerre de siège, serrée, difficile, qui requiert des qualités exceptionnelles de patience et d’esprit inventif.
[Q6, §138]
Il me semble qu’Illitchi avait compris qu’il fallait passer de la guerre de mouvement, appliquée victorieusement en 1917 en Orient, à la guerre de position qui était la seule possible en Occident […] En Orient, l’État était tout, la société civile était primitive et sans forme ; en Occident, entre l’État et la société civile, il existait un juste rapport et derrière la faiblesse de l’État on pouvait voir immédiatement la solide structure de la société civile. L’État était seulement une tranchée avancée derrière laquelle se trouvait une chaîne solide de fortifications et de casemates ; bien entendu cela était variable d’État à État mais c’est justement pourquoi il fallait analyser attentivement ce phénomène au niveau national.
[Q7, §16]
Ces passages restés célèbres des Cahiers dessinent un contraste entre l’expérience de l’action révolutionnaire à l’« Est » – en Russie en 1917 – et à l’« Ouest » – c’est-à-dire en Europe de l’Ouest, où une série d’actions de masse et de soulèvements échouent à renverser l’ordre politique dominant dans le sillage de la Première Guerre mondiale (Révolte spartakiste de Berlin, Octobre allemand, éphémère République des Conseils en Hongrie, biennio rosso en Italie5). Contrairement à la configuration de 1917 en Russie où, note Gramsci, une « guerre de mouvement », c’est-à-dire un assaut sur l’État, a réussi à abattre le pouvoir en place, les paysages nationaux à l’Ouest offrent une résistance autrement plus importante aux ambitions des révolutionnaires. Filant la métaphore militaire, il identifie, dans les sociétés civiles ouest-européennes, nombre de « fortifications et de casemates » – parmi lesquelles il faut compter la presse, les écoles, les universités, les associations religieuses, des syndicats, des partis politiques, etc. – qui étayent autant que les organes propres de l’État – la police, l’armée, les tribunaux – l’assise politique de la classe bourgeoise. La guerre de position gramscienne consiste en outre à investir ce terrain de la société civile pour tâcher d’y emporter l’adhésion de la population. Il y a ainsi une forte affinité entre les concepts d’hégémonie et de guerre de position chez Gramsci.
La crise, l’interrègne, le césarisme
Si la classe dominante a perdu le consentement, c’est-à-dire si elle n’est plus « dirigeante », mais uniquement « dominante », et seulement détentrice d’une pure force de coercition, cela signifie précisément que les grandes masses se sont détachées des idéologies traditionnelles, qu’elles ne croient plus à ce en quoi elles croyaient auparavant, etc. La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés.
[…] Le problème est le suivant : une rupture entre les masses populaires et l’idéologie dominante aussi grave que celle qui s’est produite après la guerre peut-elle être « guérie » par le pur exercice de la force qui empêche les nouvelles idéologies de s’imposer ? L’interrègne, la crise, à laquelle on refuse ainsi une solution historique normale, se résoudra-t-elle nécessairement en faveur d’une restauration de l’ancien ? […] La mort des vieilles idéologies prend la forme d’un scepticisme envers toutes les théories et toutes les formules générales, et d’une application au pur fait économique (gain, etc.) et à la politique non seulement réaliste de fait (comme toujours), mais cynique dans ses manifestations immédiates […]
[Q3, §34]
À un certain moment de leur vie historique, les groupes sociaux se détachent de leurs partis traditionnels, autrement dit les partis traditionnels avec leurs formes données d’organisation, les hommes déterminés qui les constituent, les représentent et les dirigent ne sont plus reconnus par leur classe ou fraction de classe comme leur expression. Quand ces crises se produisent, la situation immédiate devient délicate et dangereuse, parce que la voie est libre pour des solutions de force, pour l’activité de puissances obscures représentées par les hommes providentiels ou charismatiques. Comment se forment ces situations d’opposition entre représentés et représentants qui, à partir du terrain des partis (organisations de parti au sens strict, domaine électoral-parlementaire, organisation de la presse) se répercutent dans tout l’organisme de l’État, tout en renforçant la position relative du pouvoir de la bureaucratie (civile et militaire), de la haute finance, de l’Église, et en général de tous les organismes relativement indépendants des fluctuations de l’opinion publique ? Le processus est différent dans chaque pays, bien que son contenu soit le même, et ce contenu est la crise d’hégémonie de la classe dirigeante, qui se produit soit parce que la classe dirigeante a essuyé un échec dans l’une de ses grandes entreprises politiques, pour laquelle elle avait demandé ou imposé par la force le consentement des grandes masses (comme dans le cas de la guerre), soit parce que de grandes masses (surtout de paysans et de petits bourgeois intellectuels) sont passées tout d’un coup de la passivité politique à une certaine activité et présentent des revendications qui, dans leur ensemble chaotique, constituent une révolution. On parle de « crise d’autorité », et c’est cela précisément que la crise d’hégémonie ou crise de l’État dans son ensemble.
[Q13, §23]
La profondeur de la réflexion des Cahiers sur les crises de la civilisation bourgeoise ressort pleinement dans ces deux extraits. Selon Gramsci, les dislocations sociales entraînées par le traumatisme de la Première Guerre mondiale ont donné lieu à des processus de désintégration hégémonique en Europe, au sens où les institutions dominantes dans l’ordre politique et civil – parlement, partis, presse, etc. – perdent le pouvoir de persuasion qu’elles avaient autrefois exercé vis-à-vis des masses populaires. L’Italie donne lieu à un précipité de ce phénomène, qui voit la démobilisation et la fin de l’économie de guerre provoquer une crise de production, une vague révolutionnaire (le biennio rosso) puis le naufrage du parlementarisme libéral remplacé par le fascisme. Gramsci voit dans une telle séquence les signes d’une crise organique, et non seulement conjoncturelle, puisque c’est bien toute la civilisation bourgeoise qui est alors en passe de disparaître à ses yeux. Cependant, l’absence de relève hégémonique – en particulier, l’incapacité des révolutionnaires communistes à conquérir et à assumer le pouvoir – ouvre une problématique gramscienne de l’interrègne où, selon une citation désormais fameuse, « l’ancien meurt » alors que « le nouveau ne peut pas naître ». Les interrègnes favorisent l’irruption au premier plan d’acteurs providentiels qui viennent occuper de façon plus ou moins éphémère le vide laissé par le discrédit porté sur les institutions bourgeoises. C’est cette issue – qui a sans doute de nombreux échos dans la période actuelle – à laquelle Gramsci donne le nom de « césarisme », en allusion à l’analogie entre Mussolini et César en vogue sous le fascisme.
Bibliographie indicative
La seule édition systématique des Cahiers de Prison en français a été réalisée par Gallimard :
- Gramsci, Antonio. Cahiers de Prison, édition de R. Paris., Gallimard, « NRF », Paris, 1978-1996, 5 vols.
Il existe des anthologies récemment publiées ou republiées :
- Gramsci, Antonio. Guerre de mouvement et guerre de position, éd. Razmig Keucheyan, La Fabrique, Paris, 2012.
- Gramsci, Antonio. Textes choisis, éd. André Tosel, Le Temps des Cerises, Montreuil, 2014.
Dans la théorie anglophone des relations internationales, la pensée gramscienne a inspiré depuis les années 1980 toute une école de pensée, à savoir l’économie politique internationale néo-gramscienne (neo-Gramscian IPE). Les travaux fondateurs de cette approche sont deux articles du politologue canadien Robert Cox (1926-2018) :
- Cox, Robert. « Social forces, states, and world orders : Beyond international relations theory », Millennium, vol. 10, no. 2, 1981.
- Cox, Robert. « Gramsci, hegemony, and international relations : An essay in method », Millennium, vol. 12, no. 2, 1983.
Sources
- La traduction française utilisée est celle de l’édition Gallimard (voir la bibliographie indicative). Selon l’usage en vigueur dans le champ académique des études gramsciennes, chacun des passages présentés ici est identifié par le numéro du cahier et le numéro de la section sur la base de l’édition italienne de 1975 établie par Valentino Gerratana. Ainsi par exemple « [Q7, §16] » se rapporte à la seizième section du septième cahier (ou quaderno).
- Althusser, Louis. « Contradiction et surdétermination ». In Pour Marx, Maspero, Paris, 1965.
- Marx, Karl, et Engels, Friedrich. Manifeste du Parti communiste, 1848. https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe18470000a.htm
- Du fait de la surveillance dont il était l’objet en prison, Gramsci use d’un langage voilé lorsqu’il se réfère aux leaders révolutionnaires bolchéviks. Ainsi dans ces passages « Bronstein » fait référence à Trotski (de son vrai nom Lev Davidovitch Bronstein) et « Illitchi » à Lénine (Vladimir Ilitch Oulianov).
- Le biennio rosso (deux années rouges) fait référence à un vaste mouvement de grèves industrielles qui ébranla la péninsule italienne en 1919-21. Gramsci participe alors activement à l’agitation ouvrière à Turin, animant avec plusieurs camarades la revue révolutionnaire L’Ordine Nuovo.