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Faire des Européens

Et si faire l'Europe, avant de construire des institutions politiques, impliquait surtout un projet éducatif et culturel ? Les éditions La Baconnière publient un recueil de textes de Denis de Rougemont, où le penseur fédéraliste s'interroge sur le rôle de l’École et de l'Université dans la constitution de l'Europe.

Intellectuel « non-conformiste » dans les années 1930 et penseur de l’écologie dans les années 1970, le Neuchâtelois Denis de Rougemont (1906 – 1986) est avant tout demeuré dans l’histoire de notre continent comme un fervent militant du fédéralisme européen, voie que n’a pas empruntée notre union politique actuelle. Participant aux grands congrès européens fédéralistes de l’après-guerre (Montreux et La Haye), il prend part en 1950 à la fondation du Centre européen de la culture puis, en 1963, à celle de l’Institut européen de l’Université de Genève (survivant aujourd’hui sous le nom de Global Studies Institute).

Selon Rougemont, l’avènement d’une « Europe fédérative » suppose chez les habitants du continent une évolution intellectuelle, voire sentimentale. Il s’agit pour eux de constater que l’Europe, au même titre que la Région ou le Monde mais au contraire du plus tard venu État-nation, est l’une de leurs communautés d’appartenance véritables. Dans ce processus de redécouverte de l’unité profonde de la culture européenne, Rougemont accorde une place centrale à l’éducation, comme en témoigne le recueil de textes Faire des Européens, Essais sur l’École et l’Université sorti ce printemps aux Éditions La Baconnière.

Premier ouvrage de Denis de Rougemont publié en 1929, Les Méfaits de l’Instruction publique est avant tout un pamphlet contre le système scolaire suisse. Cependant, dans l’appendice qui suit cette charge, sont déjà présents deux éléments constitutifs de la pensée éducative de Rougemont. Premièrement, alors que l’éducation apparaît comme la voie de régénération du « Vieux Continent », la forme qu’elle a prise en l’École aggrave sa crise. Deuxièmement, c’est avant tout à échelle continentale qu’il convient de poser la question éducative.

Utopie1 (1929)

Un os à la meute.

(Et figurez-vous que j’ai la ferme intention de vous faire rigoler, si cela peut rassurer quant à ma santé morale.)

La question est de savoir si nous serons des hommes de chair et d’esprit, ou des pantins articulés. (Qui tiendra les ficelles, peu importe.)

Les économistes (mot stupide) et les philosophes2 les mieux informés de ce temps s’accordent sur un point : le salut de l’Europe est lié à la naissance d’une nouvelle attitude de l’âme. Ceci revient à dire que seule une grande vague de l’imagination collective peut désensabler le vieux bateau occidental.

Un nouvel état d’esprit : voilà bien ce que l’École empêche même de concevoir.

En 1972, dans La Suite des Méfaits, Rougemont affirme que si son constat n’a pas changé, c’est du fait de l’inertie de l’institution scolaire dans les différents pays d’Europe. Il ajoute que bien d’autres après lui ont depuis écrit des pages comparables à son pamphlet de 1929 et avance pour preuve les écrits d’Ivan Illich. Si son estime pour cet autre penseur de l’écologie et critique de la société industrielle est évidente, il ne croit cependant pas à la possibilité de « déscolariser la société » européenne.

Cela provient du caractère conformiste et étouffant de l’École contemporaine, qui est selon Rougemont indéfectiblement lié à la forme d’organisation politique qui l’a façonnée et imposée durablement à la société : « l’État. » Employé dans les lignes ci-dessus comme un synonyme parfait d’État-nation, il est récusé tout au long de l’œuvre du fédéraliste Rougemont. Pour lui, seule une reconfiguration majeure des rapports de force politiques pourrait changer l’éducation en Europe et, partant, sauver l’Europe. Le redéploiement de la politique à la double échelle régionale et continentale est posé comme une condition nécessaire de la réforme de l’institution scolaire.

Suite des Méfaits3 (1972)

« Mais alors ? direz-vous, (tel que je me connais) oserez-vous prétendre qu’il faut détruire l’École ? »
Je le disais implicitement. Ivan Illich, aujourd’hui le proclame4. Car, écrit-il, « le système scolaire obligatoire représente finalement pour la plupart des hommes une entrave au droit à l’instruction ». […]
C’est sur [une de ses] thèse[s] que je bute ; si convaincu que je sois de la nécessité de libérer l’homme des modes de vivre, d’agir et de penser conditionnés par nos écoles, je ne crois pas que notre société soit « susceptible » d’être déscolarisée. Si elle le pouvait, ce serait une autre société.
On ne changera pas l’École sans changer l’État qui l’a faite. Or, les hommes de l’actuelle société, ceux qui pourraient changer l’État, ont été formés par l’École pour le servir : ils n’admettront jamais l’idée de modifier ses structures centralisées, ni par suite les finalités nationales de l’Éducation. L’utopie de l’État rénové, contrairement à ce que chacun croit, est réalisable en pratique, mais impossible en imagination. L’obstacle est dans les têtes, non dans les faits.
Quant à séparer l’École de l’État, qui pourrait le faire aujourd’hui ? Ni l’État, qui s’y refuse évidemment, ni la société qu’il a scolarisée à son profit.
Si donc la forme de l’État vient un jour à être changée, cela ne pourra se produire que par l’intervention de facteurs économiques ou écologiques absolument indépendants à la fois de l’État et de l’École, et qui imposeront une redistribution des pouvoirs et niveaux de décision, au-delà et en-deçà des États nationaux, vers l’Europe et vers les Régions — syndicats formels de communes autonomes. Alors seulement l’École pourra redécouvrir ses finalités véritables, qui sont universelles et personnelles. […]

La communauté n’est pas réelle au niveau de l’État-Nation, mais bien plus haut — l’Europe, le Monde — ou bien plus près — la Région, la Commune.

En attendant, dans un continent alors dominé par les États-nations, d’où peut venir la mutation politique et éducative appelée des vœux de Rougemont, c’est-à-dire la formation d’Européens ? Le premier espace qu’il envisage et investit pour « faire des Européens » est celui de l’éducation populaire. L’extrait ci-dessous fait partie d’un numéro thématique du Bulletin du Centre européen de la culture consacré à ce thème. Il marque l’intérêt manifesté par Denis de Rougemont, dès la création du Centre européen de la culture, pour cette forme d’éducation développée en dehors du système d’enseignement traditionnel. Le Centre fut notamment impliqué au premier plan dans la création en 1953 du Bureau européen de l’éducation populaire, toujours actif aujourd’hui sous le nom de European Association for the Education of Adults.

Former des Européens5 (1956)

Cette orientation générale et cette intégration locale, on ne peut les attendre de l’École, à aucun de ses trois degrés.

Les programmes sont déjà surchargés. Les « matières » ne cessent de devenir plus complexes et plus nombreuses. La durée des études ne cesse de s’étendre vers la première enfance (dressage social et moral) et vers l’âge mûr (spécialisation toujours plus poussée). L’instruction y prend toute la place, aux dépens de l’éducation. Il convient donc de se tourner vers l’Éducation populaire, c’est-à-dire vers les formes d’enseignement plus concrètes et plus proches de la vie, qui prennent place à côté des heures et au-delà des périodes scolaires.

Là, dans le vif d’une situation locale ou régionale que l’on peut arriver à connaître en détail, l’information générale sur le monde et sur les problèmes de l’Europe peut s’illustrer d’une manière efficace au moyen d’exemples qui touchent directement la vie de l’habitant. Ces exemples, il s’agit maintenant de les présenter aux auditeurs d’un cours du soir, aux participants d’une enquête sur la mise en valeur du lieu, aux travailleurs d’une entreprise commune, comme autant d’occasions d’agir pour l’intérêt local mieux entendu, et dans une perspective européenne. Alors l’Europe cesse d’être une idéologie, pour devenir une patrie réelle, un vrai milieu humain aux horizons plus vastes, un grand espoir ! Elle n’est plus un slogan politique et abstrait, mais une aventure personnelle, à la mesure des jeunes les plus entreprenants : ceux qui attendaient un but digne qu’ils s’y dévouent, et qui demain voudront l’Europe comme leur avenir.

Une autre bataille culturelle à livrer selon Rougemont concerne l’Université, qu’il juge à son époque touchée par la babélisation des savoirs, en lien avec l’ultra spécialisation disciplinaire. Pour remédier à cette configuration académique délétère, Denis de Rougemont rêve en 1964 devant une assemblée d’universitaires à la constitution d’un « Institut de synthèse » européen héritier des utopies éducatives humanistes. Elle permettrait la communication des systèmes de recherches nationaux et des différentes disciplines. Parmi les questions interdisciplinaires qui seraient abordées dans cette « Commune », la dernière est l’européologie.

Depuis les années 1960, le développement des études européennes a été remarquable. Parmi les figures de l’européologie en France, on peut citer le philosophe Jean-Marc Ferry, qui rappelle que Husserl lui-même défendait le besoin d’une telle étude, ou l’anthropologue Marc Abélès qui étudient comment les acteurs des institutions européennes tentent de faire exister une « communauté européenne » alors que domine toujours le paradigme de l’État-nation.

Université et Universalité6(1964)

5. Européologie. Il existe dans la plupart de nos grandes universités des départements d’indianisme, de sinologie, d’islamologie, d’études des civilisations tropicales, africaines, indo-américaines, etc. Il n’existe pas, ni hors d’Europe ni en Europe, de chaires d’européologie. Certes, l’on étudie un peu partout le Marché commun, le mécanisme des Organisations européennes, leur histoire récente, leur jurisprudence, l’unification de leurs mesures sociales et la coordination de leurs politiques économiques. Ce qui nous manque encore, c’est une étude quasi ethnographique des caractères spécifiques de notre civilisation, à l’heure où elle se répand d’une manière anarchique sur tous les continents de la planète, où le Tiers- Monde l’interroge avec une anxiété mêlée d’arrogance, tandis qu’elle s’interroge elle-même plus qu’elle n’a jamais fait dans son histoire.

Quant aux relations entre un tel centre de synthèse et les universités existantes, on les imaginera sans peine. L’introduction, si désirable dans nos mœurs universitaires, d’une année sabbatique de type américain, permettrait d’envoyer beaucoup de professeurs à cet institut de recyclage et de remise en question générale, et c’est aussi ce que nous attendons tous de nos vacances. Après un an, les professeurs détachés reviendraient à leur enseignement, porteurs d’une sorte de radioactivité — les uns mûris, les autres rajeunis…

Comment baptiser l’entreprise ? Elle pourrait se réclamer de beaucoup de noms illustres, d’hommes qui ont rêvé l’Académie européenne comme Tommaso Campanella et Comenius, ou d’hommes qui méditaient sur la nécessité d’un langage commun aux sciences exactes, aux arts et à la théologie, ainsi Descartes dès 1625, puis Leibniz et son Ars Combinatoria. Mais cet Institut de synthèse ne serait-il pas idéalement ce dont on parle un peu partout, plus ou moins bien, depuis 1957, date du traité instituant l’Euratom : une Université européenne ?

Vraie université, puisqu’elle traiterait spéciquement du général, en vue d’entretenir ou de former une image cohérente du Tout. Vraiment européenne, puisqu’elle aurait pour fin de recréer l’union dans la diversité, qui est la formule de notre grand passé et de notre avenir fédératif, le seul possible.

L’Europe, c’est très peu de choses plus une culture. Quatre pour cent des terres du globe, multipliés par une culture qui a fait le monde et qui doit aujourd’hui, plus que jamais, faire des hommes.

S’interrogeant sur le contenu à donner à une éducation européenne, Denis de Rougemont réitère chaque fois son idée de l’Europe : celle-ci est d’abord une culture spécifique et unie, qu’on ne saurait étudier à une échelle autre que continentale sans la mutiler. Elle est aussi une fédération à venir. Dans le texte ci-dessous, se mêlent ainsi la défense de l’exceptionnalité culturelle de l’Europe et une charge polémique contre les tenants d’une construction intergouvernementale de l’Europe. De manière évidente, l’apostrophe finale de Denis de Rougemont vise en premier lieu le Président de Gaulle qui déclara fameusement lors de sa conférence du 15 mai 1962 : « Dante, Goethe, Chateaubriand appartiennent à toute l’Europe dans la mesure même où ils étaient respectivement et éminemment italien, allemand et français. Ils n’auraient pas beaucoup servi l’Europe s’ils avaient été des apatrides et s’ils avaient pensé et écrit en quelque espéranto ou volapük intégré. ».

Quelque cinquante ans plus tard, il est intéressant de constater que certaines idées de Denis de Rougemont ont été intégrées au langage symbolique de l’Union européenne : sa devise n’est autre que « l’unité dans la diversité » (quoiqu’en un sens beaucoup moins fédéraliste que Rougemont) et ce sont les « styles continentaux » d’architecture qui ont été retenus pour fournir une iconographie européenne à sa monnaie unique.

Vingt langues, une littérature7 (1967)

1. Mise en garde préalable

Nous ne pensons pas que l’enseignement des langues et des littératures étrangères doive se proposer « d’inspirer à l’élève le respect des peuples étrangers » comme le dit une directive pédagogique d’un de nos pays. Il ne s’agit pas d’utiliser l’enseignement au profit d’une bonne cause, fut-elle européenne, mais de le rendre conforme à son objet : or il se trouve que cet objet est un phénomène 1) européen et non pas national, 2) littéraire et non pas politique. […] Il ne s’agit pas non plus de « dégager les apports des différents pays », comme le dit un Guide de l’enseignant publié en 1958 par notre Centre européen de la culture. […]

Si je m’élève contre ces expressions (« respect des peuples », « apports des pays »), c’est qu’elles traduisent l’obsession nationale dont l’enseignement littéraire devrait se guérir s’il veut se conformer à la vérité et à la réalité de son objet. Quand il faut caractériser en peu de mots une œuvre, une vie, ces réflexes ou tics de langage font préférer régulièrement l’appartenance nationale à toute autre qualification (religieuse, idéologique, professionnelle, régionale, etc.). On dit : le Suisse Max Frisch, l’Anglais Hilaire Belloc, l’Anglais J. C. Powys, l’Allemand Hölderlin, l’Allemand B. Brecht, l’Espagnol Unamuno, quand on ferait aussi bien ou beaucoup mieux de dire : l’architecte zurichois Max Frisch, le catholique Belloc, le Gallois non conformiste Powys, le Souabe Hölderlin, l’anarchiste communisant Brecht, et seulement, par exception, parce que c’est pour une fois décisif, l’Espagnol Unamuno ! Dans tous ces cas, ce n’est pas le passeport qui caractérise l’écrivain, mais la région où s’est formée sa sensibilité, la religion qu’il suit ou qu’il a rejetée, ou ses prises de parti idéologiques et politiques, ou encore sa formation professionnelle, etc.

De façon notable, Denis de Rougemont ne cite que des écrivains européens possédant une expérience certaine du voyage ou du l’exil, sur leur continent et au-delà. Max Frisch (1911 – 1991) a séjourné plusieurs années aux Etats-Unis et en Italie. Franco-britannique, Hilaire Belloc passa les deux premières années en France (il la quitta après la ruine et la mort de son père) et signa de nombreux récits de voyage. J. C. Powys (1872 – 1963) passa trente années de sa vie aux États-Unis. Le voyage de six mois d’Höderlin (1770 – 1843) en France a largement retenu l’attention de ses commentateurs. Apatride pendant 15 ans et exilé pendant presque aussi longtemps dans différents pays européens neutres et aux États-Unis, Brecht (1898 – 1956) ne recouvre jamais sa nationalité allemande et finit sa vie comme citoyen autrichien installé à Berlin-Est. Enfin, Miguel de Unamuno (1864 – 1936) fuit le régime de Primo de Rivera pendant six ans.

Que ceci soit donc bien nettement souligné : notre campagne ne veut à aucun prix faire de l’enseignement un moyen de propagande pour l’union politique de l’Europe : ce serait contraire à notre idée de l’Europe autant qu’à notre idée de l’enseignement. Mais elle se fonde sur l’idée que l’enseignement de l’histoire, de la géographie, ou de la littérature, ne trouve d’adéquation à son objet que dans le cadre européen. […]

3. Éléments de notre unité

Les agents formateurs et spécifiants de l’« unité intelligible » (Toynbee) qu’est la littérature européenne, sont faciles à énumérer. Nous les mentionnerons tout à l’heure, mais avant cela, rappelons un grand fait de base qu’on ne voit plus parce que trop évident : l’Europe seule a conçu, et possède dès l’aube grecque, une littérature, au sens actuel du mot, profane, diversifiée, englobant tragédie, comédie, histoire, épopée, poésie, discours, dialogue, essai, conte et roman. […]

Quant aux éléments communs, relevons :

a) Les civilisations que nous continuons. […]

b) Les formes, procédés rhétoriques, structures. […]

c) Les thèmes. […]

d) Les écoles. — Le terme de nation (natio) désignait pendant la Renaissance l’école, l’atelier, le groupe local dont faisait partie un artiste dans telle ville d’art, non pas l’État où était située cette ville. En revanche, les styles étaient continentaux, et sont devenus mondiaux au XXe siècle : roman, gothique, classique, baroque, romantisme, réalisme, impressionnisme, cubisme, surréalisme, abstraction, etc. — et les correspondances de ces styles et mouvements dans tous les arts : peinture, sculpture, architecture, musique.

Là encore, l’unité nationale joue un rôle faible ou nul avant le XIXe siècle, et n’existe plus au XXe siècle : l’École de Paris, en peinture, n’est pas « française », et le style dodécaphonique ou sériel n’est pas plus « autrichien » que le ballet russe ne fut « russe », ou le dadaïsme « suisse ». […]

5. Fédérer n’est pas mélanger

Aux nationalistes maussades ou agressifs, conservateurs frileux et puristes méfiants de toutes nos langues (mais surtout de la française) qui prétendent redouter que l’Europe unie de demain soit un affreux méli-mélo, où l’on ne parle plus que l’esperanto ou le « volapuk » des utopistes détestés, je propose de répondre simplement ceci : — les fédéralistes européens ne demandent pas d’autre union que celle que permet l’unité existante de notre culture. Unité dans la diversité, communauté de base qui donne sens et relief aux inventions, innovations, révolutions fomentées par un groupe, une école, un « génie ».

Les fédéralistes européens s’engagent à ne jamais faire aux nations du continent ce que les unitaires et centralisateurs qui les combattent au nom de l’indépendance, de la liberté et de la diversité des traditions, ont fait eux-mêmes aux régions de leur propre nation : les effacer de force, en fait et en droit. Il n’y aura jamais d’Édit de Villers-Cotterêts dans une Europe fédérée.

Dans les différentes textes qu’il consacre à l’éducation européenne, Denis de Rougemont défend souvent l’existence d’un exceptionnalisme culturel du continent, siège de l’esprit critique et du doute, qui peut paraître daté aujourd’hui. Sa conception de l’éducation est également informée par sa philosophie personnaliste. Faisant résider la culture et l’éducation vraie dans l’équilibre entre liberté et responsabilité et se méfiant des constructions institutionnelles, Denis de Rougemont croit finalement que ce sont les individus qui feront advenir l’Europe avant que celle-ci ne devienne « cité » de plein droit. Dans sa Lettre aux Européens, lorsqu’il imagine un « petit livre rouge » pour former les Européens, il précise ainsi aussitôt que celui-ci, en accord avec la culture continentale, sera réflexif et respectueux de la personne.

Pour un petit livre rouge européen8 (1970)

Le problème du nationalisme comme résultat de l’éducation scolaire nous amène à poser le problème d’une éducation pour l’Europe.

Comment former des citoyens et un civisme européens tant qu’il n’y a pas de cité européenne ?

Cercle vicieux pour ceux-là seuls qui ne demandent qu’à croire qu’ils y sont enfermés. Au-delà des impasses logiques, le désir bâtit la cité. Le désir d’habiter une ville, d’y circuler à l’aise et en sécurité, d’y échanger des propos et des produits et de participer à son gouvernement, le désir d’être citoyen pousse à construire la ville, qui à son tour formera des traditions civiques et le besoin d’en changer.

Il s’agit donc d’éveiller chez les jeunes le désir d’habiter demain une grande cité européenne : s’ils la veulent, ils la bâtiront.

L’union de l’Europe ne se fera pas toute seule par un processus mécanique, ou parce qu’elle se trouverait coïncider avec « le sens de l’Histoire », comme certains disent. Elle ne sera pas non plus l’œuvre d’un dictateur : Napoléon, Hitler ont échoué pour longtemps. Ni spontanée, ni fatale, ni imposée, elle ne peut être que choisie et voulue — exactement comme la démocratie — par une majorité de la population, suscitée et conduite par une minorité qui ne voudra pas forcer mais convaincre.

C’est dire qu’on ne fera pas l’Europe sans faire des Européens. Mais ceux-ci, qui les fera, sinon l’éducation ? […]

Dire que tout dépend de l’éducation, c’est dire que tout dépend des éducateurs et de leur formation. L’avenir de l’Europe unie se joue dans les Écoles normales. Aussi longtemps qu’un changement d’orientation antinationaliste et pro-européen ne s’y sera pas produit et qu’il n’aura pas fait sentir ses effets dans l’enseignement secondaire de nos pays, les bases mêmes de l’union sembleront se dérober sous les pas des hommes politiques et des économistes. Car avant de « faire l’Europe », il faut « faire de l’Europe ». Et cela se passe d’abord dans les esprits : sans une « révolution culturelle » préalable, aucune révolution dans les institutions politico-sociales n’aboutira, ou ne prendra vraiment le départ.

Est-ce dire que l’Europe attend son « petit livre rouge » à distribuer aux dizaines de millions d’écoliers de nos pays ?

Oui, mais ce serait le livre des questions réelles éveillant le sens critique et le besoin d’invention, tandis que l’autre, que j’ai sous les yeux, n’est qu’un recueil de réponses toutes faites, uniformément optimistes, et propres à stériliser toute tentative de réflexion ou de création personnelle.

Notre « petit livre rouge » poserait toutes les questions qui résultent de l’examen objectif de la situation, et je suis bien certain qu’il révélerait de la sorte la nécessité de l’union, et même les formes spécifiques qu’elle devrait et pourrait prendre. Il fourmillerait de points d’interrogation ! Il ne dirait jamais : « Right or wrong, our Europe ! », mais ferait voir que l’Europe risque d’être détruite par ce qui tue l’esprit critique, déprime le goût de la liberté, étouffe le cri de la justice, plus sûrement que par ceux qui attaquent notre culture démocratique au nom des idéaux qu’elle seule leur enseigna.

Sources
  1. Les Méfaits de l’instruction publique (1929), aggravés d’une Suite des Méfaits (1972), Lausanne, Eureka : Association romande du personnel de librairie et de l’édition, 1972.
  2. Note de Denis de Rougemont : « Économistes et philosophes : ces Messieurs n’apparaissent ici que pour impressionner le public. Je n’ai pas besoin de leurs attendus pour juger. »
  3. Les Méfaits de l’instruction publique (1929), aggravés d’une Suite des Méfaits (1972), Lausanne, Eureka : Association romande du personnel de librairie et de l’édition, 1972.
  4. Note de Denis de Rougemont : (Mgr.) Ivan Illich, Une Société sans école, Paris, Le Seuil, 1971
  5. « Former des Européens », Pour une éducation européenne, numéro thématique du Bulletin du Centre européen de la culture, Genève, no 4, avril-mai 1956, p. 32-41.
  6. Ce texte est issu d’un discours prononcé devant la Conférence permanente des Recteurs et Vice-Chanceliers d’Europe, à l’Université de Göttigen, le 2 septembre 1964. Autres versions : « Il nous faut des hommes de synthèse », La Gazette littéraire, Lausanne, n° 219, 1920 septembre 1964, p. 19 et 21 ; « Université et universalité dans l’Europe d’aujourd’hui », Bulletin du Centre européen de la culture, Genève, n° 5, décembre 1964, p. 417 ; « Les dimensions de l’Université », Procès-verbal de la 3e Assemblée générale de la Conférence des recteurs et vice-chanceliers des universités européennes (Göttingen, 1964), Genève, Conférence des recteurs européens, 1966, p. 102-118.
  7. « Vingt langues, une littérature », Bulletin du Centre européen de la culture, Genève, n° 1, mai 1967, p. 29-33. Ce texte est issu d’une conférence prononcée lors d’un stage de formation organisé par la Campagne d’éducation civique européenne à Sèvres, du 14 au 18 novembre 1966, et dont le thème était : « Les aspects européens de l’enseignement de la littérature ». Autre version : « La littérature européenne n’aura pas son édit de Villers-Cotterêts », Communauté européenne, Paris, n° 103, février 1967, p. 33-35.
  8. Source : Denis de Rougemont Lettre ouverte aux Européens (Paris, Albin Michel, 1970)
Crédits
Parce que les essais réunis permettent de poser systématiquement à l’échelle continentale la question éducative et révèlent l’idée de l’Europe qu’a défendue Rougemont pendant des décennies, nous avons souhaité en reproduire des extraits dans Le Grand Continent et y consacrer un de nos Mardis. Nous remercions Nicolas Stenger qui a dirigé la publication du recueil de nous en avoir donné l’autorisation et les Éditions La Baconnière de collaborer à cette double entreprise.
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