Marc Abélès, anthropologue des institutions et des pratiques politiques, nous délivre ici sa pensée sur la naissance des institutions européennes, sur leur fonctionnement et sur leurs failles qui, dans le contexte actuel, posent souvent le problème de complexifier la résolution des crises qui agitent l’Union européenne. Il livre par ailleurs sa vision sur l’évolution de l’Union dont les habitants, à l’ère de ce qu’il appelle la « survivance », sont tiraillés entre progressistes et populistes.

Marc Abélès, les anthropologues ont l’habitude de travailler dans des régions lointaines. Que change le fait de travailler sur les institutions européennes ?

Je suis venu à l’anthropologie à partir de ma formation en philosophie à l’Ecole Normale Supérieure. A cette époque, nous étions formés à l’anthropologie classique ; c’est-à-dire qu’on nous enseignait que le terrain d’un anthropologue devait se trouver dans une région éloignée, non ailleurs. Avec Lévi-Strauss, mon directeur de thèse, j’ai compris que pour bien comprendre une société humaine, il faut partir non pas de questions très larges conduisant rapidement à faire des spéculations qui nous éloignent du terrain, mais au contraire se poser de petites questions, auxquelles nous pouvons répondre empiriquement. Par la suite, j’ai vécu plus d’un an dans une société au sud de l’Ethiopie, les Ochollos, où j’ai étudié leur assemblée. C’est à partir de là que j’ai commencé à m’intéresser aux différents systèmes politiques.

Au cours du temps, j’ai ressenti une sorte de frustration à l’égard de la vision classique de l’anthropologie : pourquoi ne pouvait-elle s’appliquer qu’à des sociétés éloignées, et non pas aux nôtres ? Lévi-Strauss justifiait cela par le fait que certaines sociétés seraient plus “authentiques” que d’autres. D’autre part, je comprenais que l’on s’en tenait à des sociétés éloignées afin de respecter la frontière de notre discipline avec la sociologie, dont les sociétés industrialisées contemporaines étaient la chasse gardée.

Je ne pus cependant m’en tenir à ces justifications, accepter cette frontière avec la sociologie. J’ai voulu étudier anthropologiquement les sociétés contemporaines – ce que je fis. J’ai de ce fait commencé à réfléchir en anthropologue aux pratiques politiques de la société française. Pendant quelques années, dans l’Yonne, j’ai observé “de l’intérieur” les pratiques d’élection, le fonctionnement d’un conseil municipal. Par la suite, j’ai souhaité élargir ma réflexion anthropologique en m’intéressant à un terrain plus large que le terrain local. Mon intérêt s’est fixé sur l’Europe un peu par hasard : à l’occasion des élections européennes de 1989, je me suis demandé comment pouvait travailler un député dans un espace politique beaucoup plus large, et ma réflexion démarra.

En tant qu’anthropologue, quelles différences avez-vous perçues entre les députés nationaux et les députés européens ?

A l’échelle nationale, les députés considèrent que la majorité de leur temps est imparti à leurs électeurs. Ce n’est pas du tout le cas au Parlement européen, où les députés sont élus sur des listes nationales. Le député européen est un député hors sol. Son emploi du temps s’en ressent, car la majorité de son temps est consacrée à des commissions parlementaires, à des réunions et à des séances plénières à Strasbourg.

Peut-on considérer l’élection européenne comme une élection nationale ?

Oui et non car, si ces dernières permettaient traditionnellement d’évaluer l’état de l’opinion par rapport au gouvernement et à l’opposition, l’Europe est désormais devenue en elle-même une question qui préoccupe les électeurs. Depuis 2005, se prononcer sur les élections européennes, c’est aussi prendre position sur l’Europe. On n’y vote plus pour des individualités, mais pour une position par rapport à la question européenne.

Depuis 2005, se prononcer sur les élections européennes, c’est aussi prendre position sur l’Europe.

Marc Abélès

Pour moi, une des grandes questions liées aux élections européennes est de savoir ce que devrait être le système de vote qui les soutient. Lorsqu’on vote aux élections législatives en France, on vote par lieu géographique et pour un candidat qui se présente seulement dans ce lieu. Un député est ainsi lié à un territoire. Cela n’est pas le cas au niveau européen : un député européen n’est pas lié à un territoire, mais est bien plutôt lié à une liste, à son parti politique. C’est pourquoi je qualifiais tout à l’heure les députés européens d’”hors sol”.

Les têtes de listes mises à part, peut-on vraiment être un homme politique national et un homme politique européen ?

Quand j’ai commencé mon travail sur l’Europe, il semblait excentrique d’être les deux à la fois. D’ailleurs à Sciences-Po, où sont traditionnellement formés les hommes politiques français, les enseignements sur l’Europe étaient très limités jusqu’à la fin des années 1980. Quand j’étais allé me renseigner là-bas, on m’avait rétorqué qu’il était ridicule de l’étudier ! Il y eut donc une ou deux générations d’hommes politiques qui ne furent pas formés à la culture politique propre aux institutions européennes.
A l’époque prévalait même l’idée selon laquelle les fonctionnaires européens étaient, sinon des traîtres, du moins des gens ayant une idéologie qui ne correspondait pas à l’idéologie dominante du serviteur de l’Etat – lequel se devait d’être gaullien et patriote. On considérait qu’un fonctionnaire servant l’Europe le faisait soit pour des raisons pécuniaires, soit parce qu’il était démocrate chrétien, c’est-à-dire un centriste « pas net ». A cette époque-là, beaucoup de fonctionnaires européens me confièrent d’ailleurs qu’ils avaient choisi leur poste par opportunisme, en sachant qu’ils ne pourraient pas, s’ils le voulaient, avoir un poste équivalent en France.

Mais le couple Mitterrand-Delors, en renouvelant le rapport de l’Etat à la construction européenne, changea le regard des fonctionnaires français à l’égard de l’Europe. On sortit de la vision qui prévalait jusqu’alors et selon laquelle être fonctionnaire européen signifiait réaliser l’oeuvre de Monnet, donc être anti-gaullien. C’est à partir de cette époque qu’il devint prestigieux de travailler pour l’Europe politique.

De de Gaulle et Monnet, lequel a le plus contribué à l’Europe telle qu’elle existe aujourd’hui selon vous ?

Sans hésiter : Jean Monnet. La construction européenne était son projet. Mais, si celui-ci a triomphé, il ne prit cependant pas la forme que Monnet et Schuman souhaitaient lui donner, à savoir le fédéralisme, les Etats-Unis d’Europe.

A quoi est dû le changement intervenu dans la perception de l’Europe par les Français ?

Un élément joue à mon avis un rôle important : la fin des blocs. Si avant cette date l’on pouvait encore entendre à gauche que l’Europe était le cheval de Troie des Etats-Unis contre l’URSS, penser cela n’était plus possible après la chute de l’URSS. Par ailleurs, l’action politique mitterrandienne joua elle aussi un rôle non négligeable : en décidant au début des années 1980 de rallier la France à l’économie de marché et en l’engageant davantage dans la construction économique de l’Europe, Mitterrand renvoya aux Français l’image que la construction européenne représentait leur avenir, et non pas une extravagance de technocrates obscurs.

Pouvez-vous nous parler de l’élargissement de la CEE à l’UE ?

Le problème de l’élargissement de l’Union s’est posé avec la fin de la guerre froide. Il s’agissait de voir comment intégrer les pays qui étaient demeurés derrière le rideau de fer au sein de la communauté européenne. On voyait à l’époque que cela était nécessaire mais l’on percevait aussi que cela poserait de nombreux problèmes – liés à l’important décalage socio-culturel entre la partie Est et la partie Ouest de l’ex-rideau de fer. En outre, on réfléchit au mécanisme institutionnel qu’il faudrait mettre en place pour coordonner l’appareil européen qui naîtrait de ces potentielles intégrations. Par ailleurs, à la vague d’enthousiasme qui suivit la réunification allemande, succédèrent les craintes suscitées par les événements en Bosnie. Unifier l’Europe parut dès lors bien compliqué.

Il m’étonne toujours de constater de quel manque de rétrospection nous faisons preuve. Nous avons du mal à penser que les institutions qui sont les nôtres ne nous sont pas “tombées dessus”, mais procèdent d’une gestation lente et semée d’embûches.

Vous écrivez que la réalité politique européenne se déploie selon un régime temporel singulier et vous parlez notamment d’une coprésence de l’irréversible et de l’avenir ? Pouvez-vous expliciter ces notions et les articuler à l’absence de rétrospection dont vous parliez ?

Un fonctionnaire de l’UE m’a dit un jour : « ici on travaille sans rétroviseurs ». Les fonctionnaires européens sont dans une situation paradoxale : ils travaillent pour le futur et ne veulent pas regarder le passé. Tous les évènements passés et présents n’ont de sens que relativement à un état politique futur qui, précisément, n’est pas défini. Cette relation à la temporalité est très différente de ce que l’on trouve dans les Etats-nation classiques.

Il faut également voir la logique selon laquelle l’Europe se fait. La transformation historique de la CEE en Union Européenne est le fruit d’un mouvement lié à l’évolution du marché : après avoir mis en place le marché commun, on comprit qu’il faudrait fixer un nouvel objectif. Telle est la logique de la construction européenne : un passé irréversible nous engage vers un avenir qui n’est pas explicitement défini. C’est la logique de l’engrenage théorisée par Jean Monnet.

L’introduction de l’Euro a suivi la même logique : une fois l’étape de l’unification par la monnaie franchie, on a cru qu’on atteindrait rapidement une union complète et fonctionnelle et qu’il ne manquerait plus qu’un ministre des finances pour voir un hyper-Etat nommé Europe naître enfin. Cependant, à force d’être tû, ce futur rêvé finit par ne pas pouvoir naître tel qu’il était envisagé.

Certes cet hyper-Etat a l’avantage d’avoir annihilé la possibilité de la guerre entre ses membres, mais il est bancal sur de nombreux plans. Par exemple, il n’y a pas de convergence culturelle entre les différents pays européens : si l’émergence d’une culture commune n’est pas inenvisageable dans le futur, son absence effective complexifie le fonctionnement de l’Union et nourrit sa crise. L’Europe est une entité qui n’a pas de chair : elle n’est qu’une construction de papier faite par des technocrates et visant à optimiser le fonctionnement économique de la région. Mais, ce faisant, ils délaissent les aspects culturels, émotionnels, identitaires et humains, en somme, qui font qu’une somme de parties forme un tout.

L’Europe est une entité qui n’a pas de chair : elle n’est qu’une construction de papier faite par des technocrates et visant à optimiser le fonctionnement économique de la région. Mais ce faisant ils délaissent les aspects culturels, émotionnels, identitaires et humains, en somme, qui font qu’une somme de parties forme un tout.

Marc Abélès

J’ai assisté au trentième anniversaire du Parlement européen. Ce fut une cérémonie sans chaleur où personne ne savait quoi faire, mis à part communiquer furtivement avec les autres lors du chant de l’hymne européen.

Dès les débuts de la communauté européenne, les nationaux des divers Etats qui formèrent le personnel européen ont souhaité gommer leurs disparités afin de forger un personnel à l’identité propre. Mais ils se sont trompés dans la mesure où, au lieu de créer une identité nouvelle à partir de leur altérité, ils ont effacé les caractères qui font une identité chaude et vivante.

Dans le rapport que vous avez rendu à la Commission après une enquête, vous avez souligné que l’Union européenne était caractérisée par une forme d’illogisme productif. Pouvez-vous expliquer cette idée ?

Je signifie par là qu’il y avait une grande contradiction dans le fonctionnement des institutions européennes. Dans les moments de routine, où il n’y avait pas de problèmes, les fonctionnaires travaillaient bien ensemble, cela “roulait”. En revanche, chaque fois qu’une crise forte agitait l’Union, la désunion agitait les fonctionnaires européens. Mais pointer du doigt cette faiblesse était un tabou, un interdit, car cela faisait peur. C’était comme si on reconnaissait que l’unité rêvée n’existait en réalité pas. Je pense au contraire qu’il faudrait comprendre cette diversité et en tenir compte dans notre fonctionnement afin d’en faire une force, et qu’elle cesse d’amplifier négativement les crises lorsque celles-ci viennent à perler à la surface de notre continent.

La diversité culturelle ne peut-elle pas faire blocage – notamment dans la production de normes ?

Vous ne croyez pas si bien dire ! Je me souviens d’une discussion avec le président Giscard d’Estaing. Il m’expliquait qu’il avait dû apprendre à parler en faisant des phrases très courtes. En effet, il fallait simplifier le travail des interprètes chargés de traduire ses propos aux autres nationalités. Il me fit habilement la preuve de cette dualité en prenant un texte et en me disant “voilà comment je le dirais en France et voilà comment je le dirais en Europe”.

La pluralité des langues est une chance pour la pensée et la réflexion. Mais elle peut aussi conduire à un nivellement par le bas de la parole, y compris de la rhétorique et de l’humour, en ce qu’elle complexifie les interactions. Pour vous en donner un exemple, je vous citerais cette fois où un parlementaire grec fit une plaisanterie lors d’une séance plénière. L’interprète,ne parvenant pas à traduire l’humour de celle-ci dans les autres langues, dit : “il fait une blague très drôle mais je n’arrive pas à la traduire. Pouvez-vous rire ?”. Tout le monde rit, évidemment, et le parlementaire en fut comblé. Mais je fus pour ma part assez terrifié. Les gens du Nord s’expriment d’une façon différente de celle des gens du Sud. Vous savez, quand un Italien parle, il fait preuve d’une gestuelle particulière et très visible. Cela alimentait de nombreux stéréotypes qui rendaient les rapports plus difficiles encore.

La pluralité des langues est une chance pour la pensée et la réflexion. Mais elle peut aussi conduire à un nivellement par le bas de la parole, y compris de la rhétorique et de l’humour, en ce qu’elle complexifie les interactions.

Marc Abélès

Quand on imagine que la langue commune est l’anglais, c’est assez drôlatique : la seule langue qui sera parlée par tous sera celle d’un pays qui ne fait plus partie de l’Union européenne !

Chaque langue est le véhicule d’un imaginaire politique précis. Selon vous, le projet politique européen, qui vise à l’unité, peut-il fonctionner sans que les Européens ne partagent une langue commune ?

Je me souviens d’une fois où je suis entré dans le bureau d’un fonctionnaire italien. Celui-ci a reçu des appels et a tour à tour parlé allemand, anglais, puis espagnol. Ensuite, il est revenu vers moi et m’a parlé quelque temps en espagnol avant de se rendre compte que j’étais Français. “Je suis fatigué, j’en ai marre de l’Europe”, m’a-t-il dit. “Vous comprenez, je parle tellement de langues que je n’arrive même plus à faire des blagues en italien !” Il vivait mal sa condition d’hybride.

Mais la différence de langage n’est pas le seul problème “pratique” qui complexifie et artificialise les relations entre les fonctionnaires de l’Europe. Aussi terre à terre que cela paraisse, la cuisine est elle aussi une affaire compliquée : quand les fonctionnaires européens se retrouvent au restaurant, il faut qu’il y ait beaucoup de condiments différents afin de satisfaire les appétits de toutes ces personnes aux goûts très différents ! C’est la même chose en ce qui concerne les boissons. Que faut-il boire pour approcher le consensus, de la bière ou du vin ? Les fonctionnaires des différents pays, malgré leurs différences dans leur façon de rencontrer en contact avec autrui, doivent en outre s’efforcer de s’apprivoiser. Je retrouvais dans ces rapports une ressemblance avec ceux qu’entretiennent les étudiants en Erasmus dans le film L’Auberge espagnole de Cédric Klapisch – film qui était d’ailleurs sorti en salle à un moment où l’on avait une vision plutôt optimiste de l’Europe et où l’on appréciait sa diversité.

A vous entendre, on ressent que vous éprouvez une forme de pessimisme à l’égard du projet européen…

En effet, car on a aujourd’hui le sentiment que tout est verrouillé de ce côté. Il n’y a plus d’initiatives innovantes ou amusantes. L’Union européenne est devenu un monde sans imagination. Cela n’a pas toujours été comme ça. Il fut un temps où, par exemple, un politique français député européen, Maurice Duverger, était dans le même groupe au Parlement européen qu’une star du porno italienne (rires). Il y avait des gens hauts en couleur ! Et les débuts des écologistes, c’était quelque chose. Ceux du Front national aussi. Le Parlement européen a permis à des gens qui n’avaient pas beaucoup de moyens d’exister et de se faire entendre. C’est à cette époque qu’ont été lancés les débats écologiques sur les océans ou la pêche. Je me souviens d’écologistes qui portaient des dauphins gonflables. Il y avait une agitation assez permanente à chaque session, et les gens élisaient des députés un peu hors-normes – peut-être, me direz-vous, était-ce parce qu’ils ne regardaient pas ces élections comme véritablement importantes. C’est peut-être pourquoi les résultats des Verts et de l’extrême droite aux élections européennes furent toujours plutôt bons comparativement à ceux qu’ils remportaient lors des élections nationales.

L’opposition entre libéraux et europhobes a-t-elle un sens selon vous ? Autrement dit, est-ce une stratégie de communication ou bien s’annonce-t-elle être une véritable ligne structurante pour l’Europe des années futures ?

Il me paraît évident qu’une extrême droite europhobe, xénophobe, et qui se veut patriote, peut obtenir une majorité au niveau européen. Et ce bien qu’avec des têtes de liste assez différentes. On voit bien en effet que Salvini et Orban ne peuvent pas complètement s’entendre sur la question migratoire, car le premier reproche au second de ne pas recevoir assez de migrants.

D’autre part, si on peut certes diviser le champ politique entre les progressistes d’un côté et les populistes de l’autre, je pense cependant que le terme de « progressistes » est à prendre avec précaution. Il y a le progressisme de Macron et celui de Sanchez, qui sont très différents. Mais cette division assez élémentaire a néanmoins l’avantage de mobiliser politiquement les gens sur un discours ou sur un autre. Mais une chose me paraît dangereuse, à savoir que les europhobes sont le moteur de cette mobilisation contrastée. Ce sont eux qui donnent le la en proposant leur vision de l’Europe, et les autres se définissent et définissent leur propre conception européenne par rapport à eux.

Nous sommes rentrés dans l’ère de ce que vous appelez la « survivance ». L’incertitude inhérente au projet européen est-elle responsable de la désaffection des citoyens à son égard ?

Il me semble qu’on a longtemps vécu sous le régime de la « convivance », quand l’être-ensemble, la justice collective étaient privilégiés. On parlait encore d’améliorer la société, de lendemains qui chantent. Et puis brusquement, à la fin des années 1990, la question de la politique n’a plus été de faire ce qu’il y avait de mieux, mais de faire ce qu’il y avait de moins pire.

A la fin des années 1990, la question de la politique n’a plus été de faire ce qu’il y avait de mieux, mais de faire ce qu’il y avait de moins pire.

Marc Abélès

C’est à ce moment-là que la question de la survivance est devenue très importante car nous sommes entrés tout à coup dans la société du risque. Dans ce monde-ci, les gens votent non plus pour des lendemains qui chantent, mais pour ne pas avoir à vivre des jours futurs qui soient pires que les jours actuels. On pourrait qualifier leur vote de vote de survie. Ils souhaitent être protégés non seulement des évolutions du climat, mais aussi des conséquences de la mondialisation libérale, à savoir de la concurrence internationale sur le marché du travail qui tire les salaires vers le bas et provoque à leurs yeux du chômage, et des migrations qui drainent des flux de migrants redoutés. C’est la raison pour laquelle on assiste à un tel repli des pays sur eux-mêmes alors même que la mondialisation bat son plein. Que les choses s’améliorent ou non n’est plus fondamental dans le vote des électeurs, car ils ne croient plus à une amélioration de leur sort.

On m’a objecté que ma vision était pessimiste. Je n’ai pourtant pas ce sentiment. Il s’agit plutôt pour moi d’une forme de réalisme. Comme Macron en a lui-même fait les frais après avoir tenté d’insuffler une vague d’optimisme en Europe et dans le monde, le volontarisme mondialiste ne fonctionne pas. S’il n’est pas impossible que l’on retrouve un jour la volonté d’améliorer la société, je ne pense pas que ce jour soit près d’arriver. C’est pourquoi ceux que l’on qualifie de progressistes aujourd’hui ne me semblent pas devoir être nommés ainsi. En effet, je ne suis pas certain qu’ils correspondent à ceux auxquels ce terme se référait au XXe siècle. Je ne crois pas que l’on porte à l’égard de nos “progressistes” le même regard confiant et plein d’espoir que portaient nos aïeux sur les leurs.

Pourquoi penser l’Europe vous intéresse-t-il tant ?

Ce qui m’intéresse dans l’Europe, c’est qu’elle est une expérience qui tente de dépasser le cadre de l’Etat-nation, pourtant paradigme au travers duquel nous voyons et comprenons traditionnellement l’histoire des hommes. Et cet objet nouveau qu’est la communauté, il est difficile de le définir ou de le penser. C’est précisément cette difficulté qui m’interpelle et m’intéresse.