Après un entretien introductif avec Louis de Catheu et Alessandro Aresu, puis l’étude de Chris Miller sur les semi-conducteurs, ces 10 points sont le deuxième épisode de notre série « Capitalismes politiques en guerre ».
L’invasion russe de l’Ukraine a mis en lumière l’importance des sanctions pour les diplomaties occidentales. Ces mesures sont pourtant loin d’être un phénomène nouveau : leur invention remonte à la Grèce antique, lorsque Périclès décréta un embargo contre la ville de Mégare suite à l’enlèvement de deux femmes. En 1806, Napoléon imposa à son tour des sanctions, cette fois contre le Royaume-Uni : le blocus continental empêchait les navires britanniques de débarquer des passagers ou des marchandises dans des ports contrôlés par la France. De façon plus récente, les sanctions sont devenues un outil central pour les démocraties occidentales au début des années 2000. Au cours des deux dernières décennies, les États-Unis et l’Union européenne ont imposé de telles mesures à l’encontre d’une trentaine de pays, dont l’Afghanistan, la Biélorussie, la Corée du Nord, Cuba, l’Iran, le Myanmar, la Russie, la Syrie et le Venezuela.
Les sanctions sont un outil coercitif visant à faire pression sur un pays. Les modalités des sanctions varient au cas par cas mais la plupart du temps elles cherchent à diminuer les échanges commerciaux, peser sur la croissance économique, alimenter l’inflation, creuser le déficit public ou restreindre l’accès à des technologies. Les pays qui imposent les sanctions font le pari que cette situation deviendra insupportable pour le pays sanctionné, lequel préférera négocier une levée des sanctions en échange d’une modification de son comportement. Tel fut le cas en Iran lors de la signature de l’accord nucléaire en 2015. Les pays occidentaux peuvent également espérer qu’une restriction des ressources économiques du pays visé compliquera sa poursuite d’objectifs illicites. Les sanctions contre la Russie visent à peser sur la capacité de Moscou à faire la guerre en Ukraine.
1 — Les sanctions sont le principal outil de mise en œuvre de la politique étrangère américaine
Les États-Unis sont, de loin, le pays qui impose le plus de sanctions. Au cours des deux dernières décennies, Washington a imposé presque autant de sanctions que l’Union européenne, l’Organisation des Nations Unies (ONU) et le Canada réunis. Les quelque 70 programmes de sanctions américains visent environ 10 000 personnes et entreprises à travers le monde. Certaines de ces sanctions sont imposées à l’égard d’acteurs non-étatiques, tels que des groupes terroristes islamistes, des trafiquants de drogue sud-américains ou des personnes facilitant la prolifération d’armes nucléaires. D’autres programmes sont applicables à des pays entiers, comme le Venezuela, Cuba ou la Corée du Nord. Malgré les multiples sanctions mises en œuvre contre Moscou depuis le début de la guerre en Ukraine, l’Iran demeure le pays le plus sanctionné par les États-Unis, tant en termes de nombre d’entités visées que de sévérité des mesures mises en œuvre. La Russie n’est cependant pas loin derrière et ces deux pays représentent les deux plus gros clients de l’Office of Foreign Assets Control (OFAC), l’agence du Trésor américain en charge des sanctions.
La popularité des sanctions n’a rien de surprenant : celles-ci comblent en effet un vide entre les déclarations diplomatiques — inefficaces — et les interventions militaires — mortelles. Les sanctions ont d’autres avantages. Tout d’abord, leur mise en œuvre est rapide : une nuit peut suffire. Ensuite, elles permettent de montrer à l’opinion publique que le gouvernement répond aux crises en cours. Les sanctions augmentent d’ailleurs la popularité des membres de Congrès américain qui soutiennent leur utilisation1. Enfin, les sanctions paraissent peu risquées, puisqu’il est possible de mener une guerre économique depuis le confort d’un bureau à Washington.
2 — Les sanctions modernes ciblent les flux financiers
Les premières sanctions occidentales de grande ampleur remontent à 1960, lorsque les États-Unis imposèrent un embargo commercial contre Cuba. Le mécanisme de telles sanctions est simple : les entreprises et résidents américains se voient interdire d’exporter et d’importer des marchandises vers ou depuis Cuba. Mais les sanctions modernes sont différentes des embargos commerciaux : elles ciblent les flux financiers. Leur invention remonte à 2003, lorsque l’OFAC détecta qu’une banque basée à Macao, la Banco Delta Asia, représentait le seul conduit financier entre la Corée du Nord et le reste du globe. Cet établissement permettait à Pyongyang de financer ses activités illicites à travers le monde et de blanchir les bénéfices issus du trafic de drogue et de faux billets de cent dollars.
Washington faisait cependant face à un défi : à l’époque, les seules sanctions qui existaient étaient des embargos commerciaux et Pyongyang tombait déjà sous le coup d’une telle mesure depuis la fin de la guerre de Corée. En outre, les États-Unis n’avaient pas compétence pour geler les avoirs d’une banque basée à Macao. L’OFAC eut une idée : il était possible de couper l’accès de la BDA au dollar et donc d’en faire une banque paria avec laquelle aucun autre établissement financier ne pourrait entretenir de relations. Ce fut l’option choisie et l’invention — presque par hasard — des sanctions financières.
Depuis 2003, les États-Unis ont imposé de telles sanctions à une échelle croissante, notamment contre l’Iran (à partir de 2006), puis avec la Russie (après 2014) et enfin à l’égard du Venezuela (depuis 2017). L’avènement des sanctions financières a entraîné une externalisation de la politique étrangère des pays occidentaux : la mise en œuvre des sanctions repose désormais sur un contrôle des flux financiers. Il revient aux banques de vérifier la conformité des transactions qu’elles réalisent pour le compte de leurs clients vis-à-vis des sanctions. Ce mouvement a entraîné la montée en puissance des départements en charge de la conformité (compliance) au sein des établissements financiers. La banque HSBC, par exemple, dépense plus d’un milliard de dollars par an dans ce domaine.
3 — Les sanctions les plus efficaces respectent cinq critères
Les sanctions sont des outils imparfaits : dans la plupart des cas, elles peinent à infléchir la politique du pays visé. Cinq critères permettent de prédire l’efficacité des sanctions. Tout d’abord, les sanctions les plus efficaces ont un objectif précis, par exemple la libération d’un prisonnier politique. Elles sont mises en œuvre pour une durée limitée, généralement moins de deux ans, afin que les mesures restrictives ne deviennent pas une nouvelle norme auquel le pays visé pourra s’adapter. Les sanctions sont plus efficaces lorsqu’elles visent une démocratie afin que la population du pays ciblé, soumise à des conditions économiques difficiles, puisse faire pression sur son gouvernement pour qu’il change de politique. Ces mesures doivent viser un pays avec lequel les relations économiques ou diplomatiques sont étroites — autrement, elles risquent de n’être qu’un coup d’épée dans l’eau. Enfin, les sanctions les plus efficaces sont mises en œuvre de façon multilatérale, notamment sous l’égide de l’ONU. Tel est le cas, par exemple, contre la Corée du Nord. Ces sanctions sont, en effet, plus difficiles à contourner.
Aucun programme de sanctions n’a jamais respecté l’ensemble de ces critères. Cela ne signifie pas que les sanctions sont inefficaces. A minima, les sanctions permettent d’envoyer un signal diplomatique au pays visé. En outre, elles ne sont souvent qu’un outil parmi un panel d’autres mesures diplomatiques, comme l’envoi de matériel militaire à l’Ukraine. Enfin, les sanctions sont également un outil de dissuasion : si des sanctions n’avaient pas été imposées contre Moscou, le président russe Vladimir Poutine aurait peut-être estimé avoir le champ libre afin de donner (encore plus) libre cours à ses ambitions territoriales.
4 — Les sanctions contre des économies de taille importante n’infusent que lentement
Les sanctions, lorsqu’elles touchent une économie de taille importante, ne peuvent être efficaces qu’à long terme. Tel fut le cas contre l’Iran : il fallut attendre près d’une décennie entre les premières sanctions contre la république islamiste (en 2006) et la conclusion de l’accord nucléaire (en 2015). Les délais requis pour que de telles sanctions produisent des effets politiques en font un outil souvent impopulaire dans les pays occidentaux : en effet, il est souvent attendu des sanctions qu’elles mettent immédiatement une économie à genoux. Cependant, lorsque le pays sous sanctions dispose d’importantes ressources financières, l’effet des sanctions ne peut être que lent, graduel et cumulatif. Espérer l’effondrement d’une économie de premier plan est illusoire.
Tel est le pari que les pays occidentaux ont fait contre la Russie depuis 2014. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les mesures les plus robustes contre Moscou datent d’ailleurs de cette époque : elles visent à asphyxier l’économie russe en privant le secteur énergétique du pays de financements et de technologies occidentales. Les champs pétro-gaziers russes arrivant lentement à maturité, le développement de nouvelles réserves constitue une priorité pour le Kremlin.
Cependant, les sanctions devraient compliquer, voire rendre impossible, l’exploitation de nouvelles réserves d’hydrocarbures (notamment dans l’Arctique). L’effet de ces sanctions ne sera visible qu’à long-terme mais il n’en sera pas moins réel : selon l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE), les hydrocarbures russes ne représenteront en 2030 que 15 % du pétrole et du gaz échangé mondialement, contre 30 % en 20212. À cause des sanctions, la Russie semble condamnée à perdre son statut de grande puissance énergétique.
5 — Lever les sanctions ne suffit pas pour annuler leurs effets
Au début de la crise du coronavirus, de nombreuses voix ont appelé à une levée des sanctions américaines contre l’Iran. Une simple levée des sanctions n’aurait cependant pas permis de diminuer le lourd bilan humain de la crise du coronavirus en Iran — plusieurs centaines de milliers d’Iraniens ont succombé au Covid-19. Cette situation est due au fait que les sanctions ont des effets structurels sur les pays visés. Dans le cas de l’Iran, cette situation illustre l’impact de l’overcompliance des établissements financiers : échaudés par les amendes imposées à des institutions européennes, BNP Paribas a dû régler une amende de 8,9 milliards de dollars au régulateur américain en 2014 après avoir enfreint les sanctions américaines, les banques préfèrent refuser toute transaction — même légale au regard des sanctions — avec l’Iran, la Syrie ou l’Afghanistan.
L’imprévisibilité des sanctions américaines accroît ce phénomène : même durant la brève vie de l’accord sur le nucléaire iranien entre 2015 et 2018, les banques européennes demeuraient frileuses à l’égard de l’Iran. Elles craignaient en effet, à raison, que les États-Unis se retirent de l’accord et imposent des pénalités à l’égard des banques opérant sur le marché iranien. Ces effets structurels des sanctions ont des conséquences diplomatiques importantes : lorsqu’une levée des sanctions ne s’accompagne pas de bénéfices tangibles, les pays sous sanctions peuvent estimer qu’ils n’ont rien à gagner à modifier leur comportement. Certains pays peuvent même faire le postulat qu’ils seront sous sanctions de façon permanente. Téhéran a probablement fait ce calcul. En suivant ce raisonnement, ces pays jugent qu’ils ont plutôt intérêt à concentrer leurs efforts dans le domaine de l’adaptation aux sanctions, plutôt qu’espérer obtenir une hypothétique – mais potentiellement temporaire et peu satisfaisante – levée des sanctions.
6 — Les sanctions secondaires américaines sont une source de tensions transatlantiques
L’alignement transatlantique dans le domaine des sanctions peut sembler parfait : depuis l’invasion russe de l’Ukraine, l’Union Européenne et les États-Unis ont eu une stratégie unifiée vis-à-vis de la Russie. Cependant, cette unité est nouvelle : avant février 2022, les sanctions constituaient une source de tensions diplomatiques entre les deux côtés de l’Atlantique. Cette situation illustre le fait que les sanctions américaines peuvent inclure un composant « secondaire » : lorsque c’est le cas, toutes les entreprises du monde — Américaines et étrangères — doivent faire un choix entre le marché américain et celui du pays sous sanctions. Sans surprise, celles-ci choisissent quasiment systématiquement le marché américain. Ces sanctions secondaires avaient placé les entreprises européennes présentes en Iran dans une situation difficile après le retrait américain de l’accord nucléaire. L’Union Européenne était restée dans l’accord et tentait d’inciter les entreprises du bloc à demeurer en Iran. Cependant, l’imposition par les Etats-Unis de sanctions secondaires signifiait que les risques encourus étaient trop grands. L’entreprise française Total a notamment dû renoncer à un investissement de plusieurs milliards de dollars en Iran à cause de ces sanctions.
Le caractère extraterritorial des sanctions américaines a aussi fait débat plus récemment, lors de la saga relative à la construction de Nord Stream 2. À partir de 2017, les États-Unis ont mis en œuvre un impressionnant arsenal de sanctions visant à empêcher la construction de ce gazoduc entre la Russie et l’Allemagne. Certains membres du Congrès américain ont même menacé d’imposer des sanctions contre les ouvriers du port allemand de Mukran, qui devait être une base logistique pour la construction du gazoduc. Il paraît évident, à la lumière de la guerre en Ukraine, qu’augmenter les importations européennes de gaz russe n’était pas une stratégie pertinente. Le bien-fondé de la construction de ce gazoduc faisait d’ailleurs débat en Europe avant même l’invasion de l’Ukraine. Cependant, la plupart des Européens – qu’ils fussent pour ou contre la construction du gazoduc – s’accordaient à penser que les Etats-Unis allaient trop loin en imposant des sanctions visant à empêcher la construction d’un gazoduc sur le sol européen. De telles tensions sont dangereuses pour les relations transatlantiques. En effet, les divisions américano-européennes sur la question des sanctions ne bénéficient qu’aux pays sous sanctions, comme la Russie, qui ne manqueront pas d’exploiter la moindre faille entre Washington et Bruxelles.
7 — Les sanctions ont plus en commun avec les antibiotiques qu’on pourrait le croire
Comme je l’explique dans mon récent ouvrage sur les effets secondaires des sanctions3, celles-ci ont beaucoup en commun avec les antibiotiques : ces deux outils sont cruciaux mais en abuser crée des résistances, lesquelles diminuent à long-terme leur efficacité. La récente multiplication de sanctions occidentales a entraîné l’apparition de telles résistances. Pour les sanctions visant les circuits financiers, ce mouvement de résistance repose sur trois innovations financières.
La dé-dollarisation constitue un premier outil pour vacciner une économie contre les sanctions. En effet, ne pas utiliser le dollar dans le domaine commercial ou pour constituer ses réserves de change permet de contourner en partie les sanctions. Suite à l’invasion de l’Ukraine, les démocraties occidentales ont gelé les réserves de la Banque Centrale de Russie détenues en dollar, euro, livre sterling… mais elles n’ont pas compétence pour geler les réserves détenues en renminbi, roupie ou en or. Par conséquent, seule la moitié des réserves de change de Moscou ont réellement été gelées. Les réserves restantes représentent plus de 300 milliards de dollars, c’est-à-dire plus que les réserves de la Réserve fédérale américaine. De la même façon, depuis 2020, la Russie et la Chine libellent leurs échanges commerciaux bilatéraux en majorité en yuan ou en roubles.
Développer des alternatives à Swift, la coopérative belge qui raccorde tous les établissements financiers à travers le monde, constitue une seconde option. La Russie, la Chine et le Venezuela ont en tête l’exemple iranien : en 2012, Swift avait coupé toutes les banques iraniennes de son réseau, plongeant le pays dans un profond isolement financier. Dans ce domaine, la Chine mène la danse, avec son système CIPS : celui-ci est de taille plus modeste que Swift, mais 1300 banques y sont déjà connectées et la Chine dispose, par ce biais, d’un plan B au cas où elle serait un jour déconnectée de Swift.
Enfin, les monnaies numériques constituent un troisième outil pour les pays désireux de contourner les sanctions. Là encore, la Chine a la haute main : plus de 300 millions de Chinois utilisent déjà un yuan numérique — tous les paiements pour les Jeux Olympiques de Pékin, début 2022, devaient être faits soit avec une carte de paiement Visa, soit en utilisant la monnaie numérique chinoise. Des sanctions occidentales n’auraient aucune prise contre une monnaie numérique émise par la banque centrale chinoise. Celle-ci a d’autres avantages : elle permet à Pékin de contrôler en temps réel l’ensemble des transactions réalisées sur le sol chinois. Pékin voit loin : dans quelques décennies, le yuan numérique pourrait devenir une monnaie de référence pour les échanges commerciaux avec la Chine. La Chine espère également que son statut de pionnier dans ce domaine lui permettra d’établir les futurs standards internationaux pour les monnaies numériques.
8 — Un système financier fragmenté constitue un danger pour l’efficacité des sanctions
Individuellement, aucune des innovations financières récentes – dé-dollarisation, alternatives à Swift, monnaies numériques – ne pourra entamer à elle seule l’efficacité des sanctions occidentales. Cependant, mis bout à bout, ces mécanismes vont graduellement diminuer la portée des sanctions. Cela représente un danger, au moins pour deux raisons. D’une part, l’avènement d’un paysage financier international fragmenté avec, d’un côté, des mécanismes financiers occidentaux et, de l’autre, des mécanismes financiers chinois va compliquer la traque occidentale de transactions financières illicites : celles-ci pourront, en effet, être réalisées par le biais de mécanismes financiers non-occidentaux. Cela va compliquer la tâche des pays occidentaux dans le domaine de la lutte contre le financement du terrorisme ou de la prolifération d’armes nucléaires.
Ensuite, les pays occidentaux ne pourront plus recourir aussi facilement à l’arme des sanctions : si tel est le cas, les deux seules autres options restantes seront les condamnations diplomatiques (peu susceptibles d’infléchir la politique d’un pays comme la Russie et la Chine) et les interventions militaires (aux coûts humains, sociaux et politiques élevés).
Enfin, l’avènement de mécanismes financiers non-occidentaux constitue une opportunité pour la Chine de se doter de la capacité de couper certaines entreprises, voire des pays entiers, du marché chinois. Il est en effet possible que d’ici quelques décennies, tout le commerce avec la Chine doive passer par CIPS. Ce risque n’a rien d’anodin : la Chine représente un marché d’un milliard quatre cent millions de personnes et elle deviendra la première puissance économique mondiale d’ici 20404. Cette stratégie chinoise s’inspire des sanctions américaines, par le biais desquelles Washington peut couper l’accès de pays ou d’entreprises tant au dollar qu’aux circuits financiers internationaux.
9 — Les contrôles à l’exportation sont les sanctions de demain
L’avènement d’un paysage financier international fragmenté signifie que l’efficacité des sanctions devrait décroître dans les années à venir. En parallèle, la numérisation des économies et la montée en puissance de l’utilisation des semi-conducteurs, ces composants minuscules présents dans tous les objets électroniques, tant civils que militaires, signifient que les batailles économiques de demain se joueront dans le domaine technologique. Seules des entreprises américaines contrôlent aujourd’hui les technologies liées à la conception des semi-conducteurs les plus avancés. C’est la raison pour laquelle Washington a récemment ressuscité les contrôles à l’exportation — un outil hérité de la Guerre froide — afin de couper l’accès de Pékin à ces technologies. Les États-Unis font le pari qu’ils vont ralentir le développement de la Chine dans le domaine des semi-conducteurs et conserver ainsi leur prééminence économique, technologique et militaire.
Cette stratégie pose quatre questions. La première a trait au fait que dans un monde « découplé » (où les chaînes de production chinoises n’ont plus accès aux technologies américaines), les entreprises occidentales pourraient perdre accès au marché chinois. Le risque est réel que la baisse de revenus que cela entraînerait pousse les entreprises occidentales à couper leurs dépenses de recherche et de développement (R&D). À terme, les entreprises occidentales pourraient perdre leur avantage technologique — les dépenses publiques chinoises dans le domaine de la R&D pour les semi-conducteurs sont nettement supérieures à celles des États-Unis.
La deuxième inconnue est celle de la riposte chinoise : la fabrication de semi-conducteurs repose sur l’accès à des terres rares (un groupe de métaux, comme le scandium, l’yttrium et le lanthane, qui sont abondants dans la croûte terrestre mais difficiles à extraire). Pékin contrôlant plus de 40 % des réserves mondiales de terres rares et 85 % de la capacité de raffinage de celles-ci, la Chine pourrait décider de restreindre l’accès des pays occidentaux à ces ressources. Elle l’a déjà fait en 2010 lorsqu’elle a coupé l’accès du Japon aux terres rares chinoises à la suite d’une dispute territoriale.
La troisième question est liée aux standards technologiques. La Chine développe une stratégie ambitieuse afin de peser dans ce domaine, lequel est crucial pour contrôler les marchés internationaux. Dans un monde découplé, la Chine redoublerait ses efforts pour avancer ses pions, par exemple pour faire de son standard WAPI (un concurrent du Wifi) la référence mondiale pour l’Internet sans fil. Cela aurait des implications importantes en matière de sécurité : le standard WAPI donne à Pékin une certaine liberté pour contrôler les flux de données.
Enfin, la quatrième problématique a trait à Taïwan, qui contrôle aujourd’hui la majorité de la production de semi-conducteurs avancés : dans un monde découplé, la Chine redoublerait d’efforts pour développer ses propres chaînes de production dans le domaine des semi-conducteurs. Les micro-puces sont l’assurance-vie de Taipei contre les ambitions territoriales de Pékin. Si la Chine n’a plus besoin de semi-conducteurs fabriqués à Taïwan, les projets chinois d’envahir l’île pourraient se concrétiser.
10 — Les stratégies européenne et des pays en voie de développement sont la grande inconnue
L’âge d’or des sanctions financières semble derrière nous. Les futures batailles économiques vont se jouer dans la sphère technologique. Si les stratégies américaine et chinoise semblent claires — chacun estime qu’il est en guerre économique totale contre l’autre camp — la stratégie européenne et celle des pays en voie de développement demeurent ambivalentes. S’il paraît évident qu’en cas d’affrontement autour de Taiwan, l’Union s’alignera sur les États-Unis, la stratégie européenne en matière de souveraineté économique paraît incertaine. L’Union sait qu’elle a beaucoup à perdre à se ranger totalement du côté de Washington : la Chine est le premier partenaire commercial du bloc et se couper du marché chinois entraînerait le continent dans une crise économique profonde. En outre, la compétitivité des entreprises européennes est à la traîne par rapport à celle de leurs homologues chinoises et la crise énergétique en Europe risque d’accentuer ce phénomène.
L’attitude des pays émergents pose également question. Le ressentiment à l’égard des anciennes puissances coloniales est particulièrement présent en Afrique. Il est également palpable en Amérique Latine et en Asie du Sud-Est. Aucun pays en voie de développement ne souhaitera devoir s’aligner sur les positions américaines ou chinoises — on notera l’absence de mention d’une éventuelle position européenne, tant l’Union européenne semble hors jeu. Cependant, s’ils devaient faire un choix, il y a fort à parier que bien des pays émergents choisiraient le camp chinois, notamment parce que la Chine est leur premier partenaire commercial.
La volonté russe et chinoise de conquérir les cœurs et les esprits dans les pays émergents n’est pas nouvelle : la diplomatie vaccinale (autant russe que chinoise), les investissements massifs chinois par le biais de la Route de la Soie et la rhétorique russe visant à (faussement) lier sanctions et insécurité alimentaire en sont trois illustrations récentes. Développer des partenariats stables avec les pays en voie de développement sera crucial pour les pays occidentaux s’ils veulent garder la haute main dans les affrontements économiques de demain.
Sources
- Taehee Whang, Playing to the Home Crowd ? Symbolic Use of Economic Sanctions in the United States, International Studies Quarterly, Vol. 55, No. 3 (September 2011), pp. 787-801
- International Energy Agency, World Energy Outlook 2022, Octobre 2022.
- Agathe Demarais, Agathe Demarais, Backfire : How Sanctions Reshape the World Against U.S. Interests, New York, Columbia University Press, 2022
- Goldman Sachs, The Global Economy in 2075 : Growth Slows as Asia Rises, 8 décembre 2022.