En août 1988, vous avez assisté à la première en Italie d’un opéra, dont vous êtes le librettiste, sur la vie et le sacrifice du prêtre polonais Maximilian Kolbe, mort à Auschwitz en 1941. Kolbe a préféré mourir pour sauver la vie d’un autre captif, polonais lui aussi, François Gajowiniczec. Comment est née l’envie de faire cette œuvre ?

Depuis de nombreuses années, je ressentais le désir d’écrire sur le destin de Maximilien Kolbe, mais au fond de moi, je ne savais pas comment m’y prendre. D’une certaine manière, j’avais honte de l’insuffisance de ma foi. Finalement, les circonstances ont décidé pour moi ; elles m’ont poussé à faire ce que je voulais faire. Tout d’abord, j’ai rencontré le compositeur Dominique Probst, qui rêvait d’écrire un opéra sur l’histoire du père Kolbe ; la direction de l’Opéra de Paris m’a confié, au début des années 1980, la création d’un livret que Probst serait chargé de mettre en musique. Nous nous sommes mis au travail immédiatement. Mais peu à peu, la direction de l’Opéra s’est désintéressée du projet. À un journaliste qui m’interrogeait sur les raisons de cette nouvelle attitude des commanditaires de l’œuvre, j’ai répondu : « Parler des saints et de la divinité ne semble pas être de leur goût ». Dominique Probst m’a encouragé à poursuivre et à enrichir mon texte. Au fur et à mesure que je le complétais, j’y reflétais mes croyances et mes doutes. En tant qu’homme de foi, je voulais exprimer l’immense respect que suscite en moi le geste d’amour et de charité absolue de Maximilien Kolbe.

Est-ce pour vous une redécouverte de la spiritualité chrétienne ?

On n’a pas toujours compris qu’à travers mes œuvres, depuis la publication de La cantatrice chauve, je suis le chemin de la spiritualité ; André Malraux avait raison quand il pensait que le XXIe siècle serait religieux ou ne serait pas. Lors de la cérémonie de canonisation du père Kolbe, le pape Jean-Paul II a prononcé quelques mots qui traduisent les sentiments de tout être qui croit que le fruit de la mort héroïque de Maximilien Kolbe reste vivant dans l’Église et dans le monde. La dimension spirituelle unique et prodigieuse du sacrifice consenti par le prêtre polonais ne peut être séparée de l’univers épouvantable qui a mis fin à sa vie. Je suis de ceux qui ont un besoin obsessionnel de comprendre. Comme je l’ai dit un jour : je dois être un chercheur de sens. Je n’ai cessé de me poser la question qui obsédait les philosophes allemands : pourquoi existe-t-il quelque chose d’autre que le néant ? Je voudrais comprendre le monde et l’histoire, et je n’y parviens pas ; comprendre, on le sait, c’est souvent vouloir pénétrer l’incompréhensible. Comment ne pas être tenté de comprendre l’abominable massacre des camps de concentration et comment ne pas arriver à la conclusion que tout ce mal dépasse nos capacités de compréhension ? Une analyse totale est impossible.

On n’a pas toujours compris qu’à travers mes œuvres, depuis la publication de La cantatrice chauve, je suis le chemin de la spiritualité.

Eugène Ionesco

Peut-on penser que l’idée de Dieu est au cœur de votre existence et de votre travail ?

Dieu est présent sans être présent. J’essaie de comprendre grâce à Lui, je cherche Dieu pour trouver l’explication ; mon dernier livre, La quête intermittente, est, d’une certaine manière, le caprice d’un écrivain qui, avec les moyens propres à la littérature, c’est-à-dire les mots, se lance à l’assaut du salut. J’aspire au salut et j’essaie d’aspirer à Dieu lui-même.

Ce titre reflète-t-il les ambiguïtés de la philosophie de l’existence ?

Ma philosophie, si on peut l’appeler ainsi, est banale, voire médiocre sous certains aspects. Je me limite à réfléchir à des sujets, à des questions qui ont déjà fait l’objet de la réflexion de nombreux savants, théoriciens, théologiens ; tout ce que je dis semble terriblement banal… Ma quête est celle du sens spirituel ; pendant longtemps, j’ai trouvé dans la littérature une sorte d’absolu, quelque chose qui me manquait. La littérature ne satisfait plus ce besoin qui demeure encore en moi. Je suis à la recherche de ce que mon ami Mircéa Eliade appelait le sacré. Tel est l’objet de ma recherche, mais la quête est intermittente, seulement pour retomber dans les pires illusions de la littérature et du divertissement littéraire. Un divertissement qui a occupé une longue période de ma vie. Mais l’éternité ne s’obtient pas par la littérature. Le travail littéraire a le don de calmer mes angoisses, mais aujourd’hui je préfère retourner à l’état d’angoisse, parce que je sais qu’au fond de l’inquiétude j’ai une possibilité d’atteindre la connaissance de Dieu.

Venant d’un des maîtres du théâtre de l’absurde, cette référence à l’intelligence divine ne traduit-elle pas un bouleversement intérieur, une inversion des valeurs ?

Au début de ma carrière d’écrivain, je me suis dit : soit Dieu existe, et alors pourquoi faire de la littérature, soit il n’existe pas, et alors pourquoi écrire… Après toutes ces années, j’ai fini par me convaincre que c’est une épreuve que Dieu nous impose. Ma vision de l’humanité est la suivante : que peut signifier l’existence dans un univers où le mal l’emporte souvent sur le bien ? Shakespeare avait raison quand il écrivait : « Le monde est une histoire pleine de bruit et de fureur racontée par un idiot. »

Cette recherche de la spiritualité, de la vérité divine, ne vous détache-t-elle pas du monde, des gens, de la politique ?

Au contraire, je trouve que l’actualité, ou simplement l’information journalistique, constitue pour moi une source d’intérêt permanente ; dans ce que la presse nous rapporte chaque jour, nous trouvons le reflet de la cruauté, de l’esclavage, de la tragédie. D’une certaine manière, les événements sont chargés de signification, plus déconcertants et fascinants que le jeu de la littérature ou les passions des hommes de lettres : j’avoue que la qualité littéraire, cette denrée rare qui m’excitait tant, m’est pratiquement indifférente aujourd’hui. La politique ? Elle m’intéresse encore moins ; j’ai écrit dans La quête intermittente que la politique quotidienne ne m’apporte rien, alors que les journaux et les médias me suffisent amplement.

La quête est intermittente, seulement pour retomber dans les pires illusions de la littérature et du divertissement littéraire. Un divertissement qui a occupé une longue période de ma vie. Mais l’éternité ne s’obtient pas par la littérature. Le travail littéraire a le don de calmer mes angoisses, mais aujourd’hui je préfère retourner à l’état d’angoisse.

Eugène Ionesco

Cependant, votre nom restera associé à des luttes idéologiques, des formes d’engagement : vous avez agi politiquement. Le regrettez-vous ?

Non. Ce serait renier mes convictions, qui sont profondes et même absolues. Je suis un anticommuniste acharné, j’ai lutté de toutes mes forces pour le syndicat Solidarité pendant les années où je présidais le CIEL (Comité des intellectuels pour l’Europe des libertés), qui réunissait des écrivains, des artistes et des professeurs hostiles aux régimes totalitaires.

D’où vient alors votre méfiance ?

On peut peut-être l’expliquer par le fait que j’ai été victime d’affrontements partisans et d’aveuglement politique. On a dit que Beckett était l’initiateur du théâtre de l’absurde. Si les critiques littéraires et les spécialistes n’ont pas voulu reconnaître que c’est moi qui ai inventé ce genre théâtral, c’est parce que je n’ai jamais été communiste à une époque où le conformisme idéologique était à l’extrême gauche. Les intellectuels m’ont reproché d’avoir été anticommuniste bien avant eux ; j’ai été rejeté pour des raisons essentiellement politiques, notamment parce que j’avais publié des textes et des articles anti-léninistes, en particulier dans les pages du Figaro. Dans l’ensemble, les intellectuels français ont été remarquablement stupides. Il suffit de voir les anciens staliniens et les anciens maoïstes qui m’ont reproché d’avoir été un ennemi du communisme alors que presque tous les écrivains adhéraient à la propagande socialiste : ils me considèrent comme suspect parce que j’ai osé dénoncer les horreurs du totalitarisme avant les révélations de Soljenitsyne. Comme si les témoignages de Boris Souvarine, d’André Gide et les écrits de Koestler ne valaient rien ! Il semble qu’en France il était interdit de condamner le communisme tant que l’intelligentsia de gauche n’avait pas rompu avec le stalinisme, le maoïsme et le progressisme.

Comment expliquez-vous ce genre d’impérialisme des intellectuels dits progressistes, même lorsqu’ils cessent de croire aux valeurs extrémistes ?

Ils veulent garder le monopole de la lucidité. Comme l’astucieux Sartre, ils ont cette immense vanité. Au milieu des années soixante, Sartre proclamait que le marxisme était la philosophie indépassable de notre temps ; mais lorsque les premiers nouveaux philosophes, plutôt critiques à l’égard des théories marxistes, sont apparus, Sartre s’est empressé de déclarer que, depuis quelques années, Simone de Beauvoir et lui avaient cessé d’être marxistes. Toujours cette invraisemblable prétention à être un précurseur !

L’irrationalité règne partout, elle est plus forte que la rationalité.

Eugène Ionesco

Quels aspects prend dans le monde contemporain le spectacle de l’absurde, auquel, selon vous, Shakespeare a donné une forme théâtrale ?

L’irrationalité règne partout, elle est plus forte que la rationalité. La plupart de nos actions, de nos intentions, n’atteignent jamais le but que nous nous sommes fixé ; les hommes et les sociétés font presque toujours le contraire de ce qu’ils veulent. Nous constatons que les événements échappent généralement à notre contrôle et se retournent contre nous. En politique, les exemples d’irrationalité sont innombrables ; les régimes fondés sur l’idéal de justice ont engendré les pires injustices et sont devenus des tyrannies sanglantes. L’oppression et l’occupation ont été établies au nom de la liberté et de l’indépendance des peuples. Les inventions scientifiques et les avancées technologiques se retournent également contre l’humanité : qui oserait prétendre que nous pouvons contrôler l’énergie nucléaire ? Tout se passe comme si le sacro-saint progrès nous entraînait inexorablement vers la catastrophe.

Votre vision de l’homme est tragique, avez-vous dit. N’est-elle pas avant tout désespérée ?

Désespérée et pleine d’espoir en même temps. Dans La quête intermittente, j’ai écrit que l’on retourne vers Dieu ; aujourd’hui, il est moins ridicule de croire en Lui.

Crédits
Ce texte est une traduction d'un entretien publié dans ©Política Exterior et traduit avec l'aimable autorisation de la rédaction. La version originale est consultable ici.