Menlo Park, Californie. Le 18 juin, Mark Zuckerberg a annoncé en grande pompe la mise en place de Libra, une nouvelle crypto-monnaie. Elle permettra aux plus de deux milliards d’utilisateurs du réseau social et aux entreprises partenaires du projet d’échanger de la monnaie rapidement, sans coût et en tout anonymat.1

Libra est peut être la première vraie crypto-monnaie, ou plus exactement, le premier crypto-actif pouvant potentiellement remplir le rôle d’une monnaie. Les crypto-actifs sont des actifs virtuels stockés sur un support électronique permettant à une communauté d’utilisateurs les acceptant en paiement de réaliser des transactions sans avoir à recourir à une monnaie légale. Malgré le succès retentissant des crypto-actifs chez les investisseurs2 depuis la création du Bitcoin en 2008, le rêve d’une monnaie décentralisée ne s’est pas réalisé.

Ce qui manque au Bitcoin ou autre Ethereum, qui sont aujourd’hui des biens d’investissement reconnus mais pas des monnaies d’usage, c’est une valeur stable, une politique monétaire (c’est la rançon de décentralisation) et enfin une diffusion large. Facebook a les moyens de régler ces trois problèmes avec Libra.

D’abord, la valeur de Libra sera rattachée à un groupe d’actifs à faible volatilité, notamment des bons du trésor des principaux États. Ensuite, et c’est là que ça devient intéressant, il y aura une réserve monétaire (et donc une politique monétaire). Contrairement aux Bitcoins, que l’on peut obtenir soit en les achetant à des acteurs privés, soit en les « minant » (c’est à dire en résolvant un puzzle complexe grâce à son ordinateur), Libra s’obtiendra en échange de monnaies et actifs classiques auprès de Calibra, l’entité en charge de la nouvelle monnaie. Ces dépôts approvisionneront une réserve qui sera investi dans des placements sûrs et ils détermineront la quantité de Libra en circulation.

À première vue, Libra ne semble pas être autre chose qu’une version sous hormone de PayPal ou d’autres organismes de transfert d’argent comme Western Union. Mais l’annonce de Mark Zuckerberg a inquiété l’ensemble des régulateurs internationaux3. Pourquoi ?

D’abord, de par la taille de son public potentiel (2,6 milliards de personnes abonnées à Facebook), Libra ne peut être considérée comme une crypto-monnaie classique. Elle a la capacité de faire concurrence aux monnaies nationales. Tous les échanges entre utilisateurs de la monnaie se font en dehors des circuits monétaires classiques : ils risquent donc de se substituer aux échanges en monnaie nationale et de diminuer la demande pour celles-ci.

Ensuite, se pose le problème de la régulation du risque macroéconomique. Comme le rappelle Katharina Pistor sur Project Syndicate4, tout système de paiement doit être en mesure de réguler la circulation de liquidité. Sans Banque Centrale pour Libra, qui le fera ? Mettons par exemple qu’une entreprise doive convertir un montant important de Libras en euros mais que les réserves de Calibra soient insuffisantes, cette entreprise est alors illiquide et peut être mise en difficulté. Si ce n’est pas une entreprises mais des milliers d’acteurs économiques à travers le Monde sur le point de faire faillite alors nous sommes au bord d’une récession. Si Libra est too big to fail ce sera aux Banques centrales traditionnelles d’intervenir en achetant des Libra grâce aux monnaies nationales, ainsi Libra sera indirectement protégée par les Banques centrales mondiales. Elles sont donc à raison concernées par la gestion de la nouvelle monnaie de Facebook.

Enfin, il semble que le but de Facebook soit de répliquer le succès des géants chinois WeChat ou AliPay qui en commençant commes des réseaux sociaux classiques se sont étendus (avec profit) dans la sphère financière. Or, ce modèle chinois inquiète car il mélange données privées et services financiers. Avoir accès aux données d’un individu permet de bien mieux évaluer les risques et d’offrir des produits financiers personnalisés (dit autrement : discriminer son offre). Toute entreprise tente par différents moyens de personnaliser son offre afin de se rapprocher de la volonté de payer ses clients, mais elles n’ont pas forcément accès à la mine d’information d’un réseau social. Cette abondance d’information pose aussi la questions des critères orientant ces pratiques discriminatoires.

Rien n’empêche Libra d’utiliser les données privées issues des applications de Facebook (l’exploitation de ces données est l’essence même du modèle commercial de Facebook) pour personnaliser les services financiers proposés à ses clients. Ce gain d’efficacité économique rapproche malheureusement Libra du crédit social que le gouvernement chinois voudrait mettre en place à l’horizon 2020. Il s’agit de la même façon d’un système de discrimination utilisant différentes sources d’informations : juridique, politique, etc… afin de déterminer l’accès au crédit5.

Comment Facebook utilisera mes photos de vacances dans le Gers pour évaluer si je suis un bon emprunteur ou non ? Et l’information que je viens d’acheter une nouvelle moto avec des Libras alors que je suis en retard sur mes remboursements ? Que j’ai publiquement soutenu une figure politique demandant une régulation des géants du Web ? 

Ce nouveau continent régulatoire ouvert par Libra risque à moyen terme de retarder son arrivée et a été le premier élément cité par Maxine Waters, la présidente du comité des services financiers de la Chambre des représentants des États-Unis, pour justifier la convocation de représentants de Facebook afin d’obtenir plus d’explications6. Libra n’est pas encore à portée de clic.

Perspectives :

  • Le succès de Libra dépend de sa diffusion mondiale et le marché Chinois lui est d’ors et déjà fermé. L’avenir de Libra se jouera probablement à l’issu de sa confrontation avec les différents régulateurs mondiaux.
  • Il s’agit de satisfaire les exigences de sécurité des différents pays et d’apporter les bonnes garanties (incluant un niveau de supervision auquel une entreprise comme Facebook n’est pas habituée) mais aussi de faire oublier un passé trouble concernant les données privées (comme l’affaire Cambridge Analytica).
Sources
  1. MAURISSET Cécile, Facebook va lancer Libra, sa crypto-monnaie, Le Grand Continent, 16 juin 2019
  2. LOYE Deborah, Woorton apporte des liquidités sur le marché des crypto-actifs, Les Echos, 8 février 2019.
  3. IRRERA Anna, PAUL Katie, Facebook’s Libra coin likely to run a regulatory gauntlet, Reuters, 28 juin 2019.
  4. PISTOR Katharina, Facebook’s Libra Must Be Stopped, Project Syndicate, 20 Juin 2019.
  5. GOH Brenda, China to bar people with bad ‘social credit’ from planes, trains, Reuters, 16 Mars 2018.
  6. PAUL Katie, IRRERA Anna, Facebook’s cryptocurrency ambitions face privacy concerns, political backlash, Retuers, 18 juin 2019.