Buenos Aires. A moins de deux semaines du lancement officiel de la campagne présidentielle (12 juillet), l’annonce de l’accord entre l’Union européenne et le Mercosur a déclenché une série de réactions qui rendent compte de l’hyperpolarisation de la société argentine, matérialisée à la suite de l’annonce d’un vice-président péroniste dans la formule avec laquelle Mauricio Macri briguera sa réélection1. Présenté par le président argentin comme un « événement historique pour les deux blocs, spécialement pour l’Argentine »2, le principal candidat de l’opposition, Alberto Fernández, a pourtant considéré qu’un « tel accord ne génère rien de réjouissant, mais de nombreuses raisons de s’inquiéter »3. Les principaux opposants à l’accord, c’est-à-dire les péronistes qui se sont rassemblés autour du Frente de Todos, soutenant la formule Fernández – Fernández de Kirchner, considèrent que le schéma commercial, tel qu’il est proposé, supprimerait toute possibilité de soutenir et de développer les secteurs industriels argentins dont les exigences technologiques sont plus importantes. Certains, comme Jorge Taiana, ancien ministre des Relations Extérieures et du Culte (2005 – 2010), dénoncent le court-termisme du gouvernement Macri, qui aurait « privilégié un ‘supposé’ succès diplomatique avant les élections, en négociant un accord mauvais avec l’UE qui n’a pas été consulté avec les secteurs industriels et qui endommage le travail et la production nationale »4

Pour les défenseurs de l’accord, l’ouverture commerciale permettrait à ces mêmes secteurs industriels de relever le défi d’améliorer leur productivité face à une concurrence plus accrue avec l’étranger. D’autant plus que la suppression immédiate des droits de douane au Mercosur implique uniquement 13 % du commerce entre les deux blocs. Les secteurs industriels les plus sensibles bénéficiant d’une réduction des droits de douane progressive (les délais pour la suppression totale de ceux-ci varient entre 4 à 15 ans), ils seraient donc en capacité de combler le fossé. Ce « traitement spécial et différencié » – l’OMC suggère une limite de 10 ans – est perçu, d’après le document publié par le Ministère des Relations Extérieures et du Culte argentin, comme une victoire qui reconnaîtrait « la différence du degré de développement des économies »5. Ce document rappelle de même que presque 80 % des importations des biens industriels en provenance de l’Europe sont des biens intermédiaires et des biens de capital employés par l’industrie argentine : les entreprises argentines pourraient donc bénéficier d’une hausse de leur productivité à travers l’approvisionnement d’inputs à un coûts moins élevé.

C’est du côté du secteur agricole que les avantages semblent être les plus évidentes pour les partisans de l’accord. L’Union importe plus de 115.000 millions d’euros en biens agricoles. L’Argentine fournit 5 % de ces importations, principalement constituées de commodities. La moyenne pondérée des droits de douane pour les biens agricoles argentins exportés à l’UE est aujourd’hui de 11,1 %, contre 4,2 % pour les biens industriels. Parmi les principaux bénéficiaires se trouveraient les producteurs de viande et de fruits, deux secteurs où les exportateurs argentins font face à des droits de douane qui peuvent s’élever jusqu’à 104 % et 157 % respectivement. Pourtant, nombreux sont les commentateurs qui signalent que les normes sanitaires et phytosanitaires continueront à être utilisées comme des barrières non tarifaires aux produits agricoles du Mercosur. Alors que le document publié en Argentine évite de faire allusion à ce point de l’accord, celui rédigé par la Commission européenne6 semble rassurer les lobbys agricoles européens en remarquant que ces normes « créent des mécanismes pour encourager et pour faciliter le commerce, tout en préservant la sécurité des consommateurs européens à tout moment » et que « les standards de l’Union ne seront pas relâchés par l’accord ».

Le secteur de services argentins pourrait aussi être un gagnant net, d’après ceux qui soutiennent l’accord. Alors que l’Union est un des principaux importateurs de services au monde (plus de 800.000 millions de dollars), le secteur de services fondés sur la connaissance est le troisième complexe exportateur argentin, après les secteurs agricole et automoteur. Il s’agit d’un secteur dans lequel travaillent 120.000 argentins et qui aspire à représenter 15 % des exportations argentines en 2030. Buenos Aires est classée depuis 2014 par Everest Group7 comme la meilleure ville latino-américaine pour produire de services, notamment du fait de sa relation coût / disponibilité de main d’oeuvre qualifiée. 

Dans une économie blessée structurellement, traversée par des taux d’inflation et d’intérêt très élevés, où la stimulation de l’investissement productif est très faible, les opposants à l’accord voient dans des points moins médiatisés plusieurs dangers. D’après le document publié par la Commission européenne, les résultats seraient très satisfaisants pour l’Union du côté des marchés publics : l’accord permettrait aux entreprises européennes d’accéder aux achats gouvernementaux, jusqu’à maintenant très protégés. Pourtant, un des sous-titres du chapitre du document publié par l’exécutif argentin, qui cherche à démystifier certains points de l’accord, signale que celui-ci « n’altère pas les achats gouvernementaux comme politique de développement ». Cependant, en rentrant dans les détails de cette sous-partie, une clarification est faite : « les entreprises européennes pourront uniquement rivaliser les entreprises argentines dans les appels d’offre d’un montant supérieur à 1,2 millions de dollars ». Dans un pays où l’Etat représente 40 % du PIB, les marchés publics constituent pour nombreuses entreprises argentines la panacée8, notamment dans l’actuel contexte de crise économique. 

Les défenseurs de l’accord peuvent espérer que sa signature améliore la perception des marchés financiers sur la crédibilité du pays9, ce qui permettrait de continuer à financer un programme d’infrastructure publique ambitieux à l’origine du renforcement de la compétitivité des entreprises argentines grâce à la construction d’autoroutes, de voies ferrées et la modernisation d’aéroports, mais aussi à la base de la mobilisation d’un discours « urbain » de l’inclusion sociale à travers la connexion de millions d’Argentins aux réseaux d’eau potable et d’égouts et la mise en place d’un transport public de qualité dans les principales agglomérations du pays10.

Si les entreprises publiques octroyant des services publics sont exclues, l’accord prévoit que les décisions d’achats et de ventes des entreprises publiques puissent uniquement être motivées par des objectifs commerciaux en accord avec les principes de l’économie de marché, aspect complètement passé sous silence dans le document publié en Argentine. Ainsi, la marge de manoeuvre du gouvernement argentin pour l’implémentation de politiques publiques et de développement stratégique dans certains secteurs à travers ses entreprises publiques serait réduite de façon considérable11. Pour rappel, le gouvernement de Cristina Fernández de Kirchner (CFK) avait re-nationalisé Aerolíneas Argentinas et Yacimientos Petrolíferos Fiscales (YPF), entreprise en charge de l’exploitation, l’exploration, la distillation, la distribution et la vente de pétrole et ses dérivés, en 2008 et 2012 respectivement. Si la majorité de la société argentine soutient le caractère public de ces deux entreprises, le fantôme de la privatisation est encore mobilisé par un secteur de l’opposition, non sans fondements : lorsqu’il était maire de la ville autonome de Buenos Aires, Mauricio Macri s’était montré à faveur de la privatisation de la compagnie aérienne.

Perspectives :

  • L’accord doit encore être approuvé par les 28 parlements des pays membres de l’Union ainsi que les 4 parlements des pays membres du Mercosur. L’entrée en vigueur de cet accord est attendue pour les premiers mois de 2021, d’après les déclarations du ministre des Relations Extérieures et du Culte argentin, Jorge Faurie12.
  • Les Argentins ne sont pas seulement appelés aux urnes pour élire leur prochain président : la moitié de la Chambre des députés et un tiers du Sénat de la Nation seront renouvelés. Une large défaite de Mauricio Macri au premier tour pourrait se traduire par une hausse du nombre de représentants péronistes du Frente de Todos. Pourtant, le rejet de l’accord par ces représentants n’est pas si évident. Dans un tweet de 2014, CFK signalait qu’avec François Hollande ils étaient « plein d’espoir pour avancer sur les négociations entre l’Union européenne et le Mercosur »13. Pour beaucoup d’économies régionales, là où l’électorat est historiquement péroniste, l’accord peut être perçu comme une possibilité de développement indéniable. 
  • Selon Martín Lousteau, ancien ministre de l’économie de CFK (2007 – 2008), ancien ambassadeur aux Etats-Unis (2015 – 2017) et candidat au poste de sénateur pour la ville de Buenos Aires en tant que tête de liste de la coalition au pouvoir récemment renommée Juntos por el Cambio, les Argentins ont un défi majeur : « réussir à échapper du cercle court-termiste » dans lequel ils sont attrapés depuis plusieurs années. Les secteurs industriels plus sensibles auront, à partir de l’entrée en vigueur, entre 4 et 15 ans pour gagner en compétitivité avant que les droits douaniers ne soient complètement supprimés. Se pose donc la question de la capacité de la politique argentine à se mettre d’accord sur les consensus nécessaires à ce processus d’adaptation. Si cette capacité s’avère existante, il restera à savoir si ce court délai de temps sera suffisant pour obtenir les résultats espérés quant à la modernisation d’un État que, malgré sa taille, ne réussit pas à fournir l’infrastructure et les services nécessaires pour que la productivité de ses entreprises s’accroisse.