La notion de « grand tournant » a toujours le sens d’un passage de l’ancien au nouveau. Elle s’inscrit dans la durée du temps pour proposer une fracture, un anniversaire. Elle permet de penser à la manière dont ceux qui ont vécu ce passage le racontent à ceux qui ne l’ont pas vécu, lesquels en transmettent l’histoire à la génération suivante. Le grand tournant c’est d’abord un événement puis le récit de cet événement qui favorise la constitution d’une mémoire qui transforme l’événement en un récit fondateur, un récit national qui nourrit la conscience et l’inconscient collectif des peuples.

Quel est notre grand tournant ? Cette question peut-être abordée de plusieurs façons : les changements survenus au cours du XXème siècle et en ce début de XXIème siècle sont complexes. Pourtant, sans méconnaître les difficultés de notre époque, nous pouvons faire preuve d’une certaine forme d’optimisme qui suppose un certain pessimisme. La fameuse phrase de l’écrivain Romain Rolland, reprise par Antonio Gramsci, peut être ici particulièrement utile car elle correspond bien à notre propos : « Il faut allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté. » On peut la traduire ainsi : « Je suis pessimiste par intelligence et optimiste par volonté. » Pourquoi l’intelligence va-t-elle de pair avec le pessimisme ? C’est sans doute parce que toute forme de réflexion digne de ce nom suppose que l’on adopte une distance critique d’avec la réalité et que l’on ne se berce pas d’illusions. Mais il va de soi aussi que si l’on reste dans le pessimisme de l’intelligence et que l’on passe son temps à affirmer doctement et avec une apparente sagesse que le vieux monde était bien meilleur que celui à venir, on se condamne à ne plus avoir la moindre volonté d’agir pour changer le cours de l’histoire. Et dès lors, on remplace le pessimisme de la réflexion par une détestation généralisée de toute innovation. Aussi bien supprime-t-on alors la volonté elle-même au profit d’une sorte de paralysie centrée sur la thématique du « c’était mieux avant », sans que l’on sache jamais de quel « avant » on parle. Avant quoi ? Et réciproquement, si l’on valorise exclusivement l’optimisme de l’action volontaire, on risque de sombrer dans le culte absurde d’un présentisme excessif abolissant la réflexion. Pour penser le présent, il faut regarder l’avenir tout en sachant comment hériter du passer.

« Quand on parle de grand tournant on désigne en général un événement, une fracture, une brisure, voire un reniement. Non pas une révolution, mais un virage qui intervient quand quelque chose d’ancien se meurt et que ce qui doit lui succéder n’est pas encore advenu. »

Elisabeth Roudinesco

On revient ainsi à notre questionnement par un autre côté « qu’est-ce qu’un grand tournant » ? Quand on parle de grand tournant on désigne en général un événement, une fracture, une brisure, voire un reniement. Non pas une révolution, mais un virage qui intervient quand quelque chose d’ancien se meurt et que ce qui doit lui succéder n’est pas encore advenu.

Le grand tournant de 1929

Les historiens désignent par « grand tournant » un changement conscient de politique. L’exemple le plus cité pour le XXème siècle, et qui sert de référence constante, est celui de l’année 1929 en Russie, un tournant qui marque la rupture définitive d’avec la révolution d’Octobre, lorsque Staline devient un dictateur en instaurant le culte de la personnalité, en même temps que l’idée, étrangère à l’universalisme révolutionnaire, selon laquelle il faut impérativement construire le socialisme dans un seul pays. Ce « grand tournant » est donc un recul par rapport à l’idéal de progrès et d’émancipation des masses propres à la révolution. Il n’est rien d’autre qu’un pragmatisme qui inverse cet idéal en son contraire. Et l’épisode dure de 1929 à 1934 : liquidation des koulaks (petits propriétaires terriens) en tant que classe, industrialisation forcée, collectivisation des terres, abolition de la propriété privée. Tel est le « grand tournant » : un cauchemar. Au-delà de ce cauchemar, il s’agissait de moderniser un pays aux structures féodales et de le rendre capable d’affronter les pays capitalistes, les pays « modernisés », en cas de guerre.

Ce grand tournant signe la fin de la révolution, c’est-à-dire d’un événement qui se réclamait toujours de La Révolution française, comme matrice historique. On sait en effet que jusqu’en 1917, les révolutions se réclament toujours de 1789. Après cette date, ce ne sera plus jamais le cas et les révolutions ultérieures ne se produiront plus sur le vieux continent (Europe et Russie) mais en Amérique latine et en Chine, sans référence directe à l’acte fondateur de 1789. Mieux encore, la Révolution française sera de nouveau évoquée comme paradigme par toutes les insurrections cherchant à renverser les régimes communistes au nom de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Ce grand tournant est contemporain de la plus grave crise économique qu’ait connu le capitalisme, due à la surproduction industrielle et à un déséquilibre financier. Cette crise a été définie comme un « krach » boursier, comme un « éclair » dans le ciel serein d’un ordre capitaliste (Wall Street) qui avait méconnu la réalité d’une dépression économique. En 1930, période que l’on évoque souvent pour la comparer à la nôtre, trois systèmes politiques incompatibles sont désormais destinés à s’affronter : le fascisme, le communisme, la démocratie libérale.

« La notion de « grand tournant » suppose, en principe, l’existence de plusieurs éléments imbriqués qui risquent toujours de mener à la guerre : crise de légitimité de l’État, montée du nationalisme, accélération des conflits de classe, crise économique. »

Elisabeth Roudinesco

À partir de cet exemple, je dirai que la notion de « grand tournant » suppose, en principe, l’existence de plusieurs éléments imbriqués qui risquent toujours de mener à la guerre : crise de légitimité de l’État, montée du nationalisme, accélération des conflits de classe, crise économique.

1979 – 2019 entre terrorisme et populisme

Quel est le grand tournant du contemporain ? Je crois qu’il s’étale dans la durée et qu’il résulte d’une évolution de la société. La périodisation que je propose va de 1980 (ou 1979 pour être plus précis) à nos jours – avec le 11 septembre 2001 qui occupe la place d’une césure. Un grand tournant mondialisé qui serait l’expression d’un changement profond de la société lié à plusieurs facteurs : progrès scientifique et technologique, transformation des mœurs dans les pays démocratiques, globalisation, accroissement des inégalités, crise de la culture occidentale, réduction de la subjectivité à une individualité et enfin surgissement d’un radicalisme religieux, fondé sur une interprétation de l’islam qui en ferait la seule religion à ne pas avoir réellement renoncé à instaurer un État théologico-politique dans le monde. Le passage à l’acte du 11 septembre a offert la possibilité d’un engagement émotionnel aux foules qui souhaitent refuser toute forme de projet émancipateur, lequel n’offrirait comme but, à leurs yeux, qu’un matérialisme corrompu. Haine de la démocratie et de l’état de droit, haine des femmes et des homosexuels, haine de la liberté et surtout haine de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et donc de la France en tant qu’elle l’incarne depuis 1789. Il s’agit là, dans ce mouvement, de l’équivalent d’une Contre-Révolution, identique à ce qu’on a connu en Europe au XIXème et au XXème siècle.

« Comment faire quand on a comme moi le sentiment que les grands repères de la tradition sont détruits (l’ancien monde) et que la société n’en propose pas de nouveau ? »

Elisabeth Roudinesco

Cependant, à la différence de ce qui s’est passé en Europe au XXème siècle, durant l’entre-deux-guerres, l’aspiration à la démocratie, à la liberté et aux droits de l’homme reste dominante. Elle fait l’objet d’un large consensus.

Cette folie religieuse et meurtrière est une guerre livrée à la modernité occidentale, une guerre terroriste, qui lève l’interdit de tuer et valorise la pulsion de mort. Elle asservit les femmes, souvent avec leur consentement : rien n’est pire en effet que la servitude volontaire. Ses acteurs sont invités à mourir, c’est-à-dire à réussir leur mort par le meurtre et l’assassinat, à rejeter une vie jugée médiocre, voire inutile, et elle met les femmes en esclavage. Ce choix n’a rien à voir avec l’idée de mourir en héros pour une grande cause, rien à voir avec un héroïsme révolutionnaire ou avec l’héroïsme de la Résistance. C’est un choix exterminateur, ce n’est pas un suicide (comme chez les kamikazes japonais pendant la Deuxième Guerre mondiale), ce n’est pas un sacrifice offert à Dieu ou à la patrie pour sauver ceux qui restent en vie, c’est un acte sans parole, sans testament, un non sens, l’expression d’une vacuité totale comme celle que l’on trouve dans les sectes dirigées par des gourous ou comme chez certains criminels pour lesquels la loi s’est inversée en son contraire. C’est le choix d’une subjectivité frustrée qui s’en tient à l’idée selon laquelle la jouissance de mourir en tuant serait le souverain bien. Ce choix déshonore ce que le suicide a d’honorable. On pourrait même dire, en paraphrasant Robert Musil, que ces fanatiques meurent pour des idéaux qui ne valent pas la peine qu’on vive pour eux.

« Des deux côtés, on perçoit un rejet des principes de la démocratie – toujours fragiles – et une aspiration à la résurrection du passé, sous ses formes les plus réactionnaires, un projet de destruction de l’art, de la culture, du plaisir, en bref, une pulsion de mort impossible à sublimer, selon la définition de Freud. »

Elisabeth Roudinesco

Le déploiement de cette guerre de la terreur va de pair avec une montée, partout dans le monde, de forces populistes, visant, elles aussi, à mettre en cause les acquis de la modernité, en vue de la restauration d’un ordre ancien fantasmé. Des deux côtés, on perçoit un rejet des principes de la démocratie – toujours fragiles – et une aspiration à la résurrection du passé, sous ses formes les plus réactionnaires, un projet de destruction de l’art, de la culture, du plaisir, en bref, une pulsion de mort impossible à sublimer, selon la définition de Freud. J’ai eu l’occasion de souligner que ce populisme – qui ne s’apparente à aucun mouvement populaire – est porteur d’un « désir de fascisme » conscient ou inconscient, fondé sur le rejet de la classe politique jugée corrompue : « tous pourris », selon le slogan classique. Ce populisme, comme les injonctions criminelles issues de l’islamisme fanatique, s’oppose à la culture individualiste et rejette les élites dites « cosmopolites » ou « mondialisées ». Il est le symptôme d’un malaise de la représentation politique. En fait, nous assistons au déploiement d’une contre-révolution obscurantiste.

Guerre et révolution

Face à cette situation, tout se passe comme si l’aspiration à un idéal démocratique avait été supplantée par une volonté d’autocratisme, par « une impressionnante délégation d’autorité, vers le haut » comme le disait Romano Prodi dans ces colonnes. Tout se passe comme si la liberté n’était plus désirable mais ennuyeuse. Tout se passe comme si la soumission lui était préférable, parce que susceptible d’apporter de la sécurité. Les tenants du populisme rejettent les politiciens classiques pour se tourner vers des démagogues, des dictateurs ou des charlatans qui les flattent et les bercent d’illusions. Ce populisme existe en Europe et hors d’Europe comme en témoignent, d’une part, le succès d’un Vladimir Poutine en Russie, lequel prétend restaurer l’impérialisme tsariste sur les bases de la religion orthodoxe et, de l’autre, plus grave encore, le triomphe, certes éphémère mais significatif, obtenu par Donald Trump aux États-Unis, lequel prétend incarner les aspirations des miséreux, c’est-à-dire le contraire de lui-même et qui est soutenu par certains intellectuels de l’ultragauche. Et ce populisme se développe également en Amérique latine sous d’autres formes avec un danger permanent de reconstitution d’un pouvoir dictatorial.

S’agissant de l’Europe, ce qui se passe est d’autant plus frappant que tout a été fait sur ce continent pour abolir la guerre. L’Europe n’a pas connu de guerre sur son territoire depuis 1945, depuis plus de soixante-dix ans. Énorme progrès quand on pense que depuis la fin du XVIIIème siècle, chaque génération a dû affronter en Europe une guerre ou une révolution, dont la France a été le point de départ. De 1789 à 1914, ce fut une suite de turbulences : la Révolution puis la terreur, suivie des guerres impériales, puis de nouvelles révolutions – 1830 et 1848 – suivies d’une guerre franco-allemande puis d’une nouvelle insurrection populaire : la Commune. Il aura fallu près d’un siècle de batailles pour qu’enfin se réalise le rêve de 1792 : la fondation assez stable d’une république et la prise en compte effective de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Enfin, le XXème siècle fut le plus meurtrier : fascisme, stalinisme et deux guerres mondiales. Après 1945, les guerres coloniales, qui pèsent tant aujourd’hui dans les mémoires des anciens belligérants, ne se sont pas déroulées en Europe qui a donc bannie la guerre de son territoire, sans pour autant réaliser son rêve : abolir la guerre.

Le pessimisme français

Force est de constater que, dans ce contexte, la France est l’un des pays les plus pessimistes du monde, autant sur le plan individuel que collectif, alors que dans la réalité on y vit de façon beaucoup plus agréable que dans d’autres contrées du monde. On ne compte plus les livres consacrés au malheur français, au suicide français, au déclin français, à la noyade de l’État-nation ou de la famille patriarcale, à l’identité malheureuse, etc. Ce pessimisme est consécutif de ce qui est vécu comme la perte de l’influence française dans le monde, comme l’effacement de sa langue et l’affaiblissement de son universalisme. Ce pessimisme résulte aussi d’une valorisation de la puissance de l’argent – la fameuse loi des marchés sans cesse invoquée – au détriment de la prépondérance accordée traditionnellement au savoir et à la culture.

En conséquence, il existe une rupture entre les élites qui méprisent le peuple, disant de lui qu’il est incapable de se moderniser, et les couches populaires en rupture avec les élites et avec la classe politique, auxquelles elles reprochent de s’accommoder fort bien de la globalisation, du nomadisme, de l’hédonisme, du multilinguisme, voire d’une sexualité débridée.

Aussi bien les élites sont-elles accusées d’adopter un « modèle américain » et une certaine forme de cosmopolitisme qui s’oppose aux anciennes souverainetés nationales. Elles sont brocardées au prétexte qu’elles s’occuperaient beaucoup trop de l’évolution des mœurs – ce qu’on appelle le sociétal (émancipation des minorités, les homosexuels par exemple) – et pas assez des souffrances sociales du peuple. D’où une nostalgie de l’époque où la France semblait régner sur le monde à partir de son modèle républicain fondé sur un État fort et laïc, capable d’intégrer les minorités et structurant une nation souveraine.

« Il existe une rupture entre les élites qui méprisent le peuple, disant de lui qu’il est incapable de se moderniser, et les couches populaires en rupture avec les élites et avec la classe politique, auxquelles elles reprochent de s’accommoder fort bien de la globalisation, du nomadisme, de l’hédonisme, du multilinguisme, voire d’une sexualité débridée. »

Elisabeth Roudinesco

Cette nostalgie se traduit dans des discours qui fustigent autant le libéralisme que le socialisme. Et du coup, on a vu réapparaître dans les médias une phraséologie qui n’avait plus cours depuis longtemps et qui s’est imposée en tant qu’idéologie dominante. En témoigne si nécessaire un tournant intellectuel contemporain – au moment même ou la gauche social-démocrate est au pouvoir – qui se manifeste en France par la revalorisation, chez plusieurs intellectuels, des thèmes de la droite extrême, laquelle fait l’apologie d’un pouvoir autoritaire, voire parfois du régime de Vichy contre l’esprit de résistance, comme le montrent non seulement la progression constante du Front national, qui représente un tiers des électeurs, mais aussi la fascination pour les écrivains de la Collaboration mis sur le même plan que ceux de la résistance.

Hystérisation des identités

Aussi bien assiste-t-on aujourd’hui en France à une hystérisation des identités : juive, musulmane, catholique, noire, blanche, etc. Et dans ce contexte, la double question du terrorisme et de la religion islamique (5 millions de Français sont musulmans) joue un rôle central. Dans le pays de la laïcité et de l’universalisme, on parle désormais de communauté, de religion, de terreur, de nouvelles invasions barbares.

Pour comprendre cette situation sans pour autant céder ni à la nostalgie réactionnaire du « c’était mieux avant », ni à l’idée gauchiste que le combat contre l’islamisme serait du racisme, je pense qu’il faut revenir à l’échec planétaire du communisme, échec qui a joué un rôle décisif dans ce qui se passe en France, plus encore qu’en Europe. Le tournant s’est concrétisé en 1989 avec la chute du mur de Berlin et la célébration, partout dans le monde, du bicentenaire de la révolution française.

Compte-tenu de cet effacement de l’ancien monde bipolaire, on a refusé de célébrer la révolution en bloc (de 1789 à 1794, selon le mot de Clemenceau). Et du coup, au lieu d’assumer ce qu’était sa dialectique à la fois positive et négative, avec ses ombres et ses lumières, les autorités et les médias ont valorisé uniquement deux années de la révolution – de 1789 à 1792 – comme s’il fallait éliminer de l’histoire les massacres, les violences insurrectionnelles et la Terreur pour s’en tenir à la glorification de ce qui aurait pu mener à une monarchie constitutionnelle. La Révolution française a été célébrée comme un équivalent de la chute du mur de Berlin et, du coup, elle a été amputée d’une partie de son histoire jugée inacceptable. On a identifié la Révolution française au goulag et à un régime politique qui n’avait plus rien de communiste.

Les débats d’idées se sont alors orientés vers une grande révision de l’histoire française et donc des révolutions qui se sont succédées après 1789, sans que l’on cherche à identifier leurs différences. Plusieurs historiens et essayistes expliquent désormais que toute révolution aboutit inéluctablement à la terreur et à la dictature et que donc l’idée même de révolte est inutile, dés lors que le capitalisme libéral fait preuve de sa supériorité dans le monde. En témoigne ce fameux mot d’ordre : rien ne sert de se rebeller puisque le goulag est déjà dans Marx et que l’échec du communisme va de pair avec une prétendue « inutilité » de l’idée communiste.

D’où un doute sévère sur la totalité des rébellions possibles. Aujourd’hui, nous récoltons les fruits de ce travail de destruction. En effet, à partir du moment où, en quelque sorte, la Révolution française devient l’équivalent du totalitarisme, la Révolution russe étant, elle, pire encore que le nazisme, alors on ne sait plus de quoi l’on parle. Tout cela s’est instauré tranquillement, escorté par le triomphe du libéralisme économique.

« À partir du moment où, en quelque sorte, la Révolution française devient l’équivalent du totalitarisme, la Révolution russe étant, elle, pire encore que le nazisme, alors on ne sait plus de quoi l’on parle. Tout cela s’est instauré tranquillement, escorté par le triomphe du libéralisme économique. »

Elisabeth Roudinesco

En outre, l’idée européenne est de plus en plus brocardée du fait que sa réalité politique est loin d’être acquise et que les peuples n’en veulent pas. Que ce soit par crainte des mouvements migratoires ou, plus simplement, par crainte de la dissolution des souverainetés nationales. L’Europe semble moins désirable parce qu’elle est dominée par le triomphalisme des marchés, c’est-à-dire du désordre mondial organisé. Ce modèle appauvrit les peuples en leur donnant le sentiment que toute lutte est vouée à l’échec. Autrement dit, ni les peuples de l’ancien empire soviétique, ni les peuples de l’Europe démocratique ne veulent d’une Europe qui se limiterait à l’économie ultra-libérale – celle des « marchés », ce que l’on peut parfaitement comprendre. Mais, du coup, ils se replient vers un nationalisme qui n’est plus lié à un contour territorial mais à un nationalisme « ethnique » (comme le souligne Ian Kershaw) lequel repose sur l’idée que l’Europe ne pourra plus assimiler à ses valeurs les migrants des anciens pays coloniaux n’appartenant pas à un héritage culturel chrétien. Or, ce nationalisme est porteur d’un potentiel guerrier. Car il ne faut jamais oublier que l’entrée dans une guerre semble toujours être, dans l’inconscient collectif des peuples, une réponse à un fantasme de déclin de la nation.

Puissance des drogues

À ces deux fléaux régressifs que sont la quête d’un fanatisme identitaire et le règne d’un capitalisme financier illimité, l’un prônant le retour à un ordre ancien délirant, l’autre le désordre inégalitaire – ce qui est une manière de nier toute historicité –, j’en ajouterai un troisième plus « sociétal » : celui de la réduction de la subjectivité à une norme chimique. Depuis maintenant une quarantaine d’années, les troubles psychiques normaux et les troubles mentaux, et plus généralement tous les désordres de la personnalité, sont traités, presque exclusivement, par des substances chimiques d’une extraordinaire efficacité.

Des millions de personnes dans le monde consomment des psychotropes. Chacun de nous en consomme. Mais, par leur puissance, qu’on le veuille ou non, ces drogues vont de pair, sur le plan idéologique, avec un certain abandon de la liberté et de la volonté. Ce n’est pas la drogue qui est nocive, c’est la façon de l’utiliser sans distance critique comme remède à tous les conflits. En conséquence, quand la consommation est excessive et peu maîtrisée, la parole conflictuelle est progressivement délaissée au profit d’un idéal pragmatique qui exclut l’exploration de soi et la liberté subjective. Or, on sait que les drogues, si nécessaires soient-elles, sont impuissantes à guérir seules – voire à soigner – la souffrance psychique ou sociale. La mort, les passions, la sexualité, la folie, l’inconscient, la relation à autrui, en bref tout ce qui échappe à la régulation chimique façonnent la subjectivité de chacun et aucune « science chimique » ne saurait en venir à bout. L’hostilité actuelle envers la doctrine freudienne – la psychanalyse – et la haine généralisée de Freud sont le signe de la perte dans les sociétés occidentales, d’une certaine conception de la liberté humaine, fondée, non pas sur l’individualité triomphante, mais sur celle de subjectivité singulière. Autrement dit, la chimie se contente de l’optimisme de la volonté sans le pessimiste de l’intelligence qui seule permet au sujet de s’interroger sur lui-même.

« Depuis maintenant une quarantaine d’années, les troubles psychiques normaux et les troubles mentaux, et plus généralement tous les désordres de la personnalité, sont traités, presque exclusivement, par des substances chimiques d’une extraordinaire efficacité. »

Elisabeth Roudinesco

La puissance chimique contemporaine est telle que les laboratoires pharmaceutiques ne cessent d’inventer des nomenclatures pour traiter des « maladies » qui ne relèvent pas de la chimie. À cet égard, il faut s’interroger sur la folie de ces laboratoires pharmaceutiques qui ont réussi avec la complicité de l’Association mondiale des psychiatres à médicaliser de façon outrancière nos anxiétés, c’est-à-dire l’angoisse existentielle propre à la condition humaine. Avec la ferme volonté de réduire à néant, au nom d’une morale sécuritaire, toutes les manifestations de la souffrance humaine. Aussi bien ont-ils mis au point des molécules efficaces contre la terreur de l’angoisse mais aussi contre des angoisses « normales » : contre la crainte de perdre son travail par temps de crise économique, contre l’angoisse de mourir quand on est atteint d’une maladie mortelle, contre la peur de traverser une autoroute à un endroit dangereux, contre le désir de bien manger parfois avec excès, contre le fait de boire un verre de vin par jour ou d’avoir une vie sexuelle ardente, etc. Une fois de plus, un progrès risque de se retourner en partie contre-lui-même.

Conclusion

Au terme de cette réflexion sur certains aspects du grand tournant contemporain, je me demande comment sortir des impasses que je viens de nommer : je pense profondément que nous sommes en ce moment dans un nouveau tournant et que partout dans le monde s’amorce une réflexion sur les désastres actuels mais aussi sur la manière de les combattre. Comment faire pour réduire les inégalités sans porter atteinte aux libertés quand on sait que 10 % de la population mondiale possède plus de 80 % des richesses disponibles ? Comment faire quand on a comme moi le sentiment que les grands repères de la tradition sont détruits (l’ancien monde) et que la société n’en propose pas de nouveau ?

J’ai souvent l’impression comme je l’ai dit qu’on ne peut ni regretter le passé ni penser l’avenir. Quand on prétend restaurer le « c’était mieux avant » on ne fait que convoquer des spectres. Alors où sont le bonheur, la vraie vie, la bonne vie ? Où sont tous ces possibles ? Comment sortir de la simple survie, de la simple critique du présent qui conduit au nihilisme et à la négation de l’optimisme de la volonté ? Comment sortir de ce dilemme : ni retourner aux traditions défuntes, ni se limiter à la consommation sauvage, à la jouissance sans limites et à l’abandon de tout engagement.

J’ai été élevée dans un monde dans lequel il n’existait ni téléphone portable, ni ordinateur, ni connexions en tous genre, ni télévision comparable à la nôtre aujourd’hui. On écrivait des lettres, on voyageait certes en avion mais à la lenteur d’un escargot, on ne pouvait en aucun cas communiquer en un instant avec le reste de la planète. Les hommes et les femmes vivaient deux vies différentes, le sexe était encore lourdement pénalisé et l’on mourrait beaucoup plus jeune qu’aujourd’hui. Et pourtant, on a souvent l’impression que cette vie était meilleure, ce qui, à y regarder de près et en dépit des déclinistes, n’est pas exact.

Pour reconstruire une société du bonheur, il faut donc prendre en compte ce qui est positif dans ce que les prophètes de malheur trouvent abominables dans les progrès de la science, de la médecine et des communications. Pour rien au monde, je ne voudrais revenir à l’ancien monde, mais, en même temps, je ne voudrais rien perdre de cet ancien monde qui s’appelle héritage, culture, transmission.

« Pour reconstruire une société du bonheur, il faut donc prendre en compte ce qui est positif dans ce que les prophètes de malheur trouvent abominables dans les progrès de la science, de la médecine et des communications. »

Elisabeth Roudinesco

Je résume donc : à la fin du XXème siècle, on affirmait volontiers que l’échec du communisme signifiait l’impossibilité pour l’homme d’accéder à l’égalité. On s’est ensuite aperçu que le capitalisme, dans sa version la plus illimitée, la plus spéculative, favorisait la misère psychique et économique, au même titre d’ailleurs que les « États de non-droit » qui, par haine d’un Occident ayant certes commis des crimes, tournent en dérision la Déclaration des droits de l’homme afin de mieux persécuter leurs propres citoyens. Ultralibéralisme sans limite et sans âme d’un côté accompagné d’une consommation phénoménale de drogues, fanatisme religieux de l’autre : deux grands écueils au bonheur. Deux manières de ne pas l’aimer.

Le premier réduit l’homme à une chose, à une marchandise ; le deuxième le condamne au néant ou à la fusion avec un Dieu persécuteur. L’un est réformable, l’autre ne l’est pas. Contre la démocratisation hygiéniste des conduites, une aspiration à une autre forme de vie peut toujours surgir qui se traduit par une insurrection des consciences et par le réveil d’un idéal de transformation. Mais il ne suffit pas de proclamer le retour des lendemains qui chantent, encore faut-il que les lendemains soient source de bonheur. On sait bien depuis 1789 que jamais aucune révolution n’a réussi à concilier la liberté et l’égalité et c’est la raison pour laquelle – de l’URSS à la Chine – on a assisté à un renversement de l’idéal révolutionnaire en son contraire. Est-ce une raison pour renoncer à l’idéal du bonheur porté par la révolution ? Certainement pas.

« Contre la démocratisation hygiéniste des conduites, une aspiration à une autre forme de vie peut toujours surgir qui se traduit par une insurrection des consciences et par le réveil d’un idéal de transformation. »

Elisabeth Roudinesco

Le rêve d’un ailleurs à venir non encore circonscrit, voilà ce que serait le vrai nom de l’aspiration à une autre vie qui réactualise les idéaux de la Révolution française. Savoir au moins rêver avant toute action. Savoir au moins rêver à l’idée qu’une autre vie est possible. Voilà ce à quoi nous devons souscrire sans optimisme excessif et sans pessimisme destructeur. Résistons par l’esprit, par la volonté et par des actions positives aux idéologies destructrices du monde contemporain en nous appuyant sur le présent et sur un l’héritage du passé pour penser l’avenir. Changeons la désespérance en espoir même si l’on sait qu’il faudra du temps.

Et je terminerai avec un poème de Baudelaire : « Ces beaux et grands navires, imperceptiblement balancés sur les eaux tranquilles ces robustes navires à l’air désœuvré et nostalgique, ne nous disent-ils pas dans une langue muette : quand partons-nous pour le bonheur ? »