Karlsruhe. L’arrêt de la Cour constitutionnelle allemande sur le programme d’achat de la dette publique de la BCE pourrait présenter le cas incongru où un actif sûr (les bunds allemands) perd soudainement le soutien de la banque centrale. Cela pourrait provoquer une grave crise dans la zone euro.

Pour rappel, l’affaire a à l’origine été portée par un groupe de 1750 personnes, dont une bonne partie de professeurs d’économie et de droit, qui ont fait valoir qu’en achetant des obligations des gouvernements de la zone euro sur les marchés secondaires, la BCE s’aventurait sur le terrain d’une monétisation de la dette, ce qui est illégal en vertu des traités de l’Union européenne. Il est permis de s’interroger : soit les requérants ne sont pas à jour sur la théorie monétaire, soit il s’agit de manœuvres politiques. Dans le premier cas, il serait pertinent de mettre Milton Friedman de côté, et de se renseigner avec quelque chose de plus récent, comme le discours de Benoît Cœuré sur la dette souveraine de 2016, qui montre à quel point le sujet du financement monétaire est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, et qu’il est loin d’être forcément mauvais, comme le mantra habituel a tendance à nous le faire croire1

Dans l’hypothèse de jeux politiques, les juges pourraient rendre un service à la zone euro. L’Allemagne a obtenu un avantage politique important grâce à la manière dont nous avons réorganisé la structure financière européenne depuis l’entrée en vigueur de la monnaie unique. Ce privilège exorbitant d’émettre l’actif le plus sûr de la zone euro serait perdu si des corona bonds ou d’autres mesures de partage des risques étaient mises en place2. Si même la crise du Covid-19 n’a pas (encore) brisé cet avantage comparatif, les juges allemands pourraient le faire.

Le texte de la décision3 en lui-même est assez ambigu : que voulaient dire les juges ? S’agit-il d’un « oui » nuancé ? Cette décision va-t-elle mener la vie dure au PEPP ? Est-ce une remise en cause de l’objectif de réduction des spreads ? En y regardant de plus près, le sens du texte de la Cour apparaît plus clair : « Après une période transitoire de trois mois au maximum […], la Bundesbank ne pourra plus participer à la mise en œuvre et à l’exécution » du programme PSPP « ni en effectuant de nouveaux achats d’obligations, ni en contribuant à une nouvelle augmentation du volume d’achat mensuel, sauf si le Conseil des gouverneurs de la BCE adopte une nouvelle décision qui démontre de manière compréhensible et motivée que les objectifs de politique monétaire poursuivis par la BCE ne sont pas disproportionnés par rapport aux effets de politique économique et budgétaire résultant du programme. À la même condition, la Bundesbank doit veiller à ce que les obligations déjà achetées dans le cadre du PSPP et détenues dans son portefeuille soient vendues sur la base d’une stratégie – éventuellement à long terme – coordonnée avec le SEBC ».

Cela consiste à réduire les spreads par des moyens légaux, alors qu’ils inviteraient les éléments courageux à prendre des positions contre le bund.  Si cela s’applique également au PEPP, il s’agit d’une très mauvaise nouvelle pour l’euro. Je suis heureuse de ne pas être politologue, car il faudrait que j’explique pourquoi un pays peut ainsi remettre en cause un arrangement politique qui lui est favorable. Pis encore, les juristes allemands ont ordonné à la Bundesbank de vendre des bunds sous trois mois, au beau milieu d’une pandémie. Cela pourrait avoir un impact pour le moins imprévu : la décision de la Cour constitutionnelle allemande pourrait provoquer suffisamment de dislocation entre les obligations souveraines de la zone euro pour que la BCE finisse par devoir avoir recours à son programme d’OMT pour l’Allemagne !

Analysons cette décision un peu plus en détail. L’une de ses motivations est que la Cour constitutionnelle se plaint du récit de la part de la BCE : « L’examen entrepris par la CJUE pour savoir si les décisions de la BCE sur le PSPP satisfont au principe de proportionnalité n’est pas compréhensible ; dans cette mesure, l’arrêt a donc été rendu ultra vires ».  Cette interprétation est étrange, venant d’acteurs qui ne comprennent pas que la politique monétaire n’est pas gravée dans le marbre monétariste mais évolue avec la structure des marchés financiers. Il s’agit d’une myopie évidente qui se reflète dans la demande de la Cour d’une « nouvelle décision, qui démontre de manière compréhensible et motivée que les objectifs monétaires poursuivis par la BCE ne sont pas disproportionnés par rapport aux effets de politique économique et budgétaire résultant du programme ».  Et qui décide de ce que signifie « compréhensible et motivé » ?

Du point de vue de la « compréhension », cette phrase laisse également pantois : « En poursuivant inconditionnellement l’objectif de politique monétaire du PSPP – atteindre des taux d’inflation inférieurs à, mais proches de 2 % – tout en ignorant ses effets sur la politique économique, la BCE fait manifestement fi du principe de proportionnalité ». Cela signifie que les actions de politique monétaire de la BCE ont des implications budgétaires, mais c’est bien là l’objectif ! Le prix des obligations souveraines est important pour le mécanisme de transmission de la politique monétaire.

La décision est singulièrement empreinte d’idéologie monétariste : selon le texte, le quantitative easing a des effets négatifs parce qu’il fait baisser les taux d’intérêt sur la dette publique, ce qui serait une mauvaise chose. Les juristes de la Cour constitutionnelle allemande ne semblent pas comprendre les principes d’une politique budgétaire anticyclique. Ils ne comprennent pas non plus que les coûts d’emprunt pour les obligations souveraines ne sont pas simplement une question de fondamentaux, mais aussi une question de liquidité, d’endettement des détenteurs d’obligations, de conditions mondiales relatives au dollar, etc. Il s’agit là d’un exemple clair de la politique du Schwarze null infligée à l’ensemble de la zone euro.

Par ailleurs, un autre point d’intérêt de la décision : « dans la mesure où le PSPP abaisse les taux d’intérêt généraux, il permet à des entreprises non viables économiquement de rester sur le marché ». C’est particulièrement ironique dans une situation où la réponse du gouvernement allemand lui-même  à la crise du Covid-19 consiste en un renflouement généralisé des entreprises, sans rapport avec le fait qu’elles puissent ou non être viables.

Mais la plus grande ironie est sans doute que le tribunal de Karlsruhe craint que la BCE, en agissant comme elle le fait, « compromette la stabilité de l’euro », soutenu en cela par les premières réactions de la CDU, le parti au pouvoir en Allemagne. C’est plutôt le contenu de la décision du tribunal qui risque d’affaiblir la zone euro. 

L’arrêt de la Cour constitutionnelle allemande ouvre un débat qui n’est que partiellement juridique, mais qui nous semble très largement politique : les premières réactions de la Commission européenne, qui a réaffirmé que les arrêts de la Cour de justice européenne sont contraignants pour tous les tribunaux nationaux des États membres de l’UE, vont dans ce sens.