À Paris nous rencontrons Yánis Varoufákis (Γιάνης Βαρουφάκης), ancien Ministre des Finances dans le premier gouvernement Tsipras. Fondateur du mouvement DiEM25 (Mouvement pour la démocratie en Europe 2025), qui vise à démocratiser les institutions de l’Union européenne, il est l’auteur des plusieurs ouvrages, parmi lesquels Conversations entre adultes. Dans les coulisses secrètes de l’Europe (2017), son propre compte-rendu des événements qui ont précédé le référendum grec de 2015. Rompu aux discussions et à la machinerie bruxelloises, il dissèque les membres de la classe dirigeante européenne qui, selon ses propres mots, “sont condamnés comme Macbeth, à ajouter erreur sur erreur jusqu’à ce qu’ils se rendent compte que leur couronne ne symbolise plus le pouvoir qu’ils ont, mais le pouvoir qui a glissé” (Varoufakis, 2017, p.23).

Quelle est votre compréhension du concept de souveraineté ?

En Europe continentale nous avons tendance à confondre le concept de souveraineté avec celui de puissance. C’est une erreur très grave qui nous conduit à écourter le concept de souveraineté lui-même. Nous finissons par penser que la souveraineté étatique n’a finalement plus beaucoup de valeur car nous vivons tous désormais dans des États faibles. Dès lors, nous devrions nous unir car ensemble nous serions dans une meilleure position. Ce qui compte dans le projet européen issu de cette dynamique, c’est donc le pouvoir et non pas la souveraineté. Il s’agit d’une erreur grossière, qui conduit à une absence de démocratie.

Auriez-vous un exemple pour illustrer cette dissociation entre pouvoir et souveraineté sur l’échelle d’un État ?

Oui, prenez l’Islande. Il s’agit d’un État dont la taille par rapport au reste du monde est presque inconsistante. Et pourtant leur souveraineté monétaire leur a permis d’éviter le sort de la Grèce. Grâce à sa souveraineté, l’Islande a fait ce que les entreprises font tous les jours quand leurs dettes deviennent insurmontables, en disant : “Nous ne pouvons pas payer, nous ne paierons pas”. Puis ils ont négocié. La souveraineté permet un certain degré de contrôle dans les limites de votre pouvoir, ou de votre absence de pouvoir.

Croyez-vous que ce concept de souveraineté soit encore indispensable à la mise en place de politiques progressistes ?

Absolument.

Il n’y a pas de démocratie à Bruxelles !

yanis varoufakis

Vous affirmez qu’en associant le concept de souveraineté à celui de puissance on nuit au processus démocratique, comment comprenez-vous ce phénomène dans le cadre de l’Union Européenne ?

L’incompréhension de l’importance du concept politique de souveraineté est l’une des graves erreurs commises par l’Union européenne. Cela ne me dérangerait pas du tout, en tant que Grec, de faire passer la souveraineté d’Athènes à Bruxelles. Sauf que ce n’est pas du tout ce que nous avons fait. Il n’y a pas de démocratie à Bruxelles ! Bruxelles est une zone qui détermine un espace sans démocratie. L’organisation intergouvernementale a été mise en place pour empêcher la médiation démocratique. Quand Wolfgang Schäuble 1 m’a dit

que les élections ne pouvaient pas en réalité changer l’orientation des politiques économiques, ce qu’il entendait était très précisément qu’il n’y avait pas de place pour la souveraineté démocratique à Bruxelles.

Comment démocratiser la souveraineté européenne ?

Ma position, et la position de DiEM25, le mouvement auquel je participe, est très simple. Nous voulons une démocratie fédérale. Nous voulons un déplacement de la souveraineté sur un certain nombre de questions : la politique monétaire, la politique fiscale, l’harmonisation fiscale, les investissements écologiques. Nous devons nous assurer que la souveraineté européenne sera exercée dans le cadre d’un processus démocratique fédéral, ce qui nous manque le plus dans l’Union européenne.

Par quel processus politique concret croyez-vous qu’il soit possible de parvenir à mettre en place ce programme ? Comment parvenir à doter l’Europe d’une forme de démocratie souveraine ?

Nous devrons créer un demos européen, et nous serons souverains.

Peut-on créer un demos européen ?

Quand on me dit qu’on ne peut pas avoir de demos européen, je m’étonne. Le demos allemand n’a pas toujours existé. L’Allemagne pendant une grande partie de son histoire était divisée en principautés, États, elle n’existait pas en tant que pays. La souveraineté et le demos sont un processus. Nous créons le demos à travers nos actions politiques. Au fond cela revient à une alternative fondamentale que nous devrions trancher en Europe. Voulons-nous dissoudre l’Union européenne et revenir à nos manifestations nationales et à notre souveraineté étatique ? Ou bien voulons-nous créer un demos européen, et, à travers notre action politique transnationale, aller au-delà de l’inter-gouvernementalisme ? En 2019 DiEM25 se propose précisément cet objectif : mettre en place une liste transnationale pour les élections du parlement européen, afin de contribuer à la création d’un demos européen.

Cette démocratie fédérale projetée sur l’échelle européenne ne finirait-elle pas par transformer aussi la notion d’État ?

Oui, si nous voulons composer vraiment une union souveraine sur l’échelle européenne, nous devons réviser la vieille idée de l’État westphalien fondée sur des divisions géographiques nettes entre des unités imaginaires composées par un peuple, une religion, une culture, une langue, une nation, une souveraineté. Tertium non datur. Nous devons commencer à repenser et à calibrer le concept de souveraineté à partir d’un demos européen qui permette l’exercice de la citoyenneté à l’intérieur de chaque pays sur plusieurs échelles. Pour prendre un exemple tiré de l’actualité, si les Catalans veulent avoir un État séparé de l’Espagne, ils ne devraient plus devoir choisir l’expression de leur souveraineté dans une logique parfaitement binaire. S’ils veulent avoir un passeport espagnol, ils devraient l’avoir aussi bien que s’ils veulent un passeport catalan. L’Union devrait permettre d’avoir trois passeports : européen, espagnol, catalan. Pour créer une nouvelle souveraineté européenne nous devrions rompre avec cette relation entre nation, religion, culture et souveraineté.

Qu’y a-t-il après l’État nation ?

C’est la question. Je dirais qu’après l’État nation, en Europe, on assistera à l’émergence de la souveraineté transnationale, expression d’un demos transnational. À la fin de ce processus l’Europe remplacera le fonctionnement intergouvernemental avec une constitution démocratique européenne qui nous permettra de dire : “nous, le peuple de l’Europe”.

À l’heure actuelle, quelle entité géopolitique exerce, à votre avis, une fonction souveraine en Europe ?

Aucune. C’est vraiment la tragédie que nous vivons à l’intérieur de l’Union européenne.

Quelle entité géopolitique devrait à votre avis exercer une fonction souveraine en Europe ?

L’Europe.

On dit parfois, surtout dans le champ des eurosceptiques, que l’Allemagne est proche de l’exercice de ce rôle.

Non, même l’Allemagne, aussi puissante soit-elle, n’exprime pas vraiment une fonction souveraine. Le pays est devenu l’esclave de son propre excédent courant.

En quel sens ?

Quand vous avez un surplus de 10 %, vous devenez l’esclave des gens auxquels vous prêtez de l’argent. Si vous avez un tel excédent commercial, vous allez disposer d’un énorme excédent de capital et c’est un pur gaspillage de votre épargne de ne pas l’investir. Mais les foyers allemands, les entreprises allemandes, le gouvernement n’ont pas vraiment besoin d’autant d’argent. La nation allemande est donc obligée de prêter toutes ses économies aux Grecs, aux Français, à des entités qu’elle ne contrôle pas. Nous avons donc besoin d’un équilibre macroéconomique et d’un demos européen.

Le jeu politique parfois n’admet pas la double contradiction, comment vous placerez-vous dans la perspective qui pourrait en partie structurer les prochaines élections européennes d’une alternative entre Macron et les néo-nationalistes européens ?

Avec DiEM25, je pense que l’establishment Macron-Merkel-Schulz, les propositions transnationales, et les néonationalistes participent au même processus. Ils se nourrissent et soutiennent réciproquement. La perspective néoconservatrice en Europe ne peut survivre politiquement que dans le contexte d’une menace nationaliste. Et les nationalistes ne peuvent survivre qu’à la suite des échecs des néoconservateurs, et de l’establishment néolibéral. Leur impuissance à résoudre les déséquilibres et les crises européennes nourrit les nationalistes. On est donc devant une fausse opposition.

Vous avez pourtant appelé à voter pour Macron au second tour…

Bien sûr, cela n’implique pas de ne pas tout de même préférer Macron à Le Pen, ce pourquoi DiEM25 a appelé à voter pour Macron au second tour de l’élection présidentielle. Le problème serait de s’arrêter à cette opposition, de considérer qu’elle est pertinente. L’articulation des mauvaises solutions détermine à mettre l’Europe en échec. Ce que nous nous proposons de faire, c’est de présenter une alternative à cette fausse opposition en exprimant une position cohérente à travers l’Europe à travers une seule histoire, un seul manifeste, un seul cadre politique, à l’intérieur d’un parti transnational.

Quelles sont vos propositions fondamentales ?

Nous proposerons deux piliers d’action inscrits dans deux temporalités différentes : pendant qu’on stabilise les principales crises à travers les institutions existantes, nous démarrons le processus de fédéralisation afin d’aboutir à une sorte de big bang federation.

S’agirait-il dans un premier temps de ne pas affronter une discussion sur le changement des traités ?

Oui, tout à fait, mais seulement à très court terme, dans un horizon compris entre les six et les vingt-quatre mois. Toute discussion sur un changement des traités, étant donné l’état de l’Europe aujourd’hui, nous paralysera encore plus. Nous envisageons au contraire de redéployer les institutions existantes dans une nouvelle et plus large interprétation de la lettre de leurs lois et de leurs statuts. Par là il faudra s’attaquer aux anciennes crises qui détruisent l’Europe : la crise de la dette publique, de la dette privée et des banques, le faible investissement, en particulier dans les nouvelles technologies, l’énergie, et les transports et, enfin, la pauvreté. Cela pourrait être fait immédiatement.

Nous avons une confédération. Il n’y a pas d’union.

Yanis Varoufakis

Alors que vous réserverez à un second temps, plus éloigné, le processus constituant ?

Oui, l’idée serait d’avoir partout en Europe des discussions sur le type de Constitution européenne que nous voulons, par laquelle on remplacerait tous les traités, en créant une véritable démocratie fédérale. Cela, bien sûr, prendra dix ans, mais nous devons commencer à y réfléchir dès 2019. Même s’ils peuvent parfois partager notre avis aucun des européistes actuels comme Macron ou Merkel, avec leur perspective particulière parviendront à proposer une assemblée constituante transnationale sur l’échelle européenne.

Que pensez-vous à ce propos de la réunion du 21 janvier entre Macron et Merkel ?

L’histoire l’oubliera, elle mérite d’ailleurs d’être oubliée.

Vous avez déclaré que “l’Union Européenne n’existe pas encore, alors qu’elle serait une bonne idée” — y a-t-il un problème dans la forme géopolitique de l’UE actuelle, en particulier dans l’articulation entre les échelles du pouvoir et de la décision politique qui lui empêche de revendiquer une unité ?

Tout à fait. Nous avons une confédération. Il n’y a pas d’union. Prenons un exemple : nous n’avons pas une crise de la migration en Europe. Il y en a une en Grèce et une en Italie. Il y a des milliers des réfugiées dans des camps sur une Île, ou dans des camps en Italie, ou encore pire, en Libye, où on paye des gangsters. C’est honteux. Un réfugié qui arrive en Grèce, reçoit quelques papiers et peut voyager à l’intérieur du pays, mais il ne peut pas aller en Autriche ou en Allemagne — ça ce n’est pas une union. C’est une série de murs et de clôtures.

Nous voulons des listes transnationales pour les élections de 2019, mais nous n’avons pas le droit de le faire. Alors nous le simulerons en créant des partis dans chaque pays, et au niveau imaginaire on dira que c’est un parti transnational. Mais en vérité, actuellement, on ne peut pas l’avoir. Je ne peux pas me présenter pour les élections nationales en Allemagne et un Allemand ne peut pas se présenter pour les élections nationales en Grèce. Voici un autre exemple : si une banque italienne fait faillite, c’est l’État italien qui doit gérer la crise. Imaginez si quand les banques au Nevada se sont effondrées en 2008, l’État du Nevada avait été le responsable, les États-Unis seraient dans une crise profonde.

Quelle est la source de cet impensé géopolitique ?

Tout d’abord, rappelons-nous comment l’histoire de l’Union européenne a commencé. L’Union a été conçue en tant que cartel de l’industrie lourde : la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). Ce n’est pas exactement l’héritage démocratique qu’on a tendance à imaginer. C’était un cartel. Puis, ce cartel s’est élargi. Peu à peu nous avons intégré les agriculteurs français par la politique agricole commune, le système bancaire. Or le problème avec les cartels c’est que, certes, pendant les périodes favorables, ils vont bien – ils sont reconnus comme légitimes – mais, pendant les périodes difficiles, ils sont prêts à s’entretuer : regardez ce qui se passe avec les pays membres de l’OPEP quand le prix du pétrole baisse. C’était exactement ce que nous avons eu avec la crise.

Les institutions européennes ont donc échoué deux fois. Elles n’ont pas réussi à prévenir la crise, puis n’ont pas su y faire face.

Yanis varoufakis

L’effet de la crise économique sur l’Europe aurait pu être évité ?

Oui, et c’est bien là le problème. Car il y a une autre manière de regarder les choses, qui rend la situation encore plus grave. L’Union européenne a été fondée sur les bases d’un régime de change fixe, géré par les Américains. C’est ce que nous appelons les Accords de Bretton Woods. Quand, en 1971 ce système monétaire a pris fin, les Européens ont essayé de le remplacer. Ils ont fait là une terrible erreur. Ils n’ont pas appris les leçons que les Américains avaient déjà apprises dans les années 1920 : que, pour qu’un régime de change fixe (MCE, MCE II, Euro) soit stable et soit capable d’absorber les chocs et la formation de bulles économiques, il faut un mécanisme politique.

Les Américains le savaient. C’est ce qui a été à la base du plan Marshall. Il ne s’agissait pas de prêts. C’était de l’argent qu’on prenait ici et qu’on mettait là. Et les Américains n’ont pas seulement fait ça à travers le plan Marshall, mais tout au long des années 1960 avec l’industrie japonaise par exemple. Ils ont compris que les taux de change fixes nécessitent la simulation d’un gouvernement fédéral. Pas un vrai gouvernement fédéral, mais une simulation d’un gouvernement fédéral. Nous n’avons pas appris ça dans l’UE. Nous avons créé un étalon-or des années 1920, puis nous avons eu notre moment 1929 en 2008. Depuis, nous n’arrivons pas à l’apprendre.

Y a-t-il donc un problème qui concerne l’organisation de l’Union ?

Permettez-moi de répondre métaphoriquement. En 2008, la finance américaine et européenne s’est effondrée. Les Américains se sont mis à table et se sont posé cette question simple : « comment empêcher cette crise de nous tuer ? » C’était la bonne question.

Qu’est-ce qu’il s’est passé en Europe ? Les dirigeants européens se sont posé une toute autre question. Ils se sont dit : « bon, nos règles ne sont pas très pertinentes, comment pouvons-nous agir de telle sorte que l’on pense qu’elles fonctionnent ? » On a trouvé une réponse dans les sauvetages financiers, dans l’austérité. Les institutions européennes ont donc échoué deux fois. Elles n’ont pas réussi à prévenir la crise, puis n’ont pas su y faire face.

Sources
  1. Adults In The Rooms “As he spoke, Schäuble directed a piercing look at Sapin. ‘Elections cannot be allowed to change economic policy,’ he began. Greece had obligations that could not be reconsidered until the Greek programme had been completed, as per the agreements between my predecessors and the troika. The fact that the Greek programme could not be completed was apparently of no concern to him. What startled me more than Wolfgang Schäuble’s belief that elections are irrelevant was his total lack of compunction in admitting to this view. His reasoning was simple : if every time one of the nineteen member states changed government the Eurogroup was forced to go back to the drawing board, then its overall economic policies would be derailed. Of course he had a point : democracy had indeed died the moment the Eurogroup acquired the authority to dictate economic policy to member states without anything resembling federal democratic sovereignty.