Ce discours dont nous vous proposons la traduction exclusive a été prononcé le 9 mai dernier à l’occasion de la journée de l’Europe sur la Judenplatz de Vienne. Timothy Snyder y propose une analyse iconoclaste de la construction européenne, déjà ébauchée dans l’entretien qu’il nous avait accordé en 2018. Cette destruction de nos mythes européens est une condition nécessaire de la relance d’une Europe qui reste l’incarnation d’un espoir formidable.
Discours prononcé le 9 mai 2019 sur la Judenplatz, à Vienne
Je m’appelle Timothy Snyder, je suis un historien américain et on m’a demandé de livrer un message à l’Europe. Le voici : vous valez davantage que vos mythes.
Pour nous autres à l’extérieur, vous êtes aussi une source d’espoir, peut-être la seule source d’espoir, pour l’avenir. Vous valez davantage que vos mythes. Nous sommes réunis aujourd’hui sur la Judenplatz, le 9 mai 2019. Le 9 mai de cette année jusqu’au coucher du soleil, c’est le Jour de l’Indépendance en Israël.
À Moscou, à Kiev ou à Minsk, le 9 mai est le jour de la victoire. Aujourd’hui, dans ces villes européennes et dans d’autres, la victoire sur l’Allemagne nazie et ses nombreux alliés européens pendant la Seconde Guerre mondiale a été célébrée, fêtée, et commémorée.
Nous nous réunissons surtout aujourd’hui pour nous souvenir de la déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950, lorsque Schuman a déclaré que l’Europe n’était pas seulement pour les Européens, que l’Europe portait un idéal de paix qui pouvait toucher le monde entier.
Comment pouvons-nous nous souvenir de ces trois choses en même temps ? Comment pouvons-nous nous en souvenir raisonnablement comme histoire, et comme le genre d’histoire qui nous guiderait dans l’avenir ? Comment faire pour se souvenir à la fois de l’Holocauste, de la Seconde Guerre mondiale et du début du projet européen comme d’une seule histoire ?
Comment pouvons-nous envisager l’élaboration du projet européen il y a 70 ans alors que nous nous demandons sans cesse si celui sera refait ou défait ? Pour moi, en tant qu’historien, la réponse à cette question dépend de vous, Européens : choisirez-vous les mythes, ou choisirez-vous l’histoire ? Il y a deux manières de se souvenir. La première vous ramène à vous-même, à une histoire où vous avez toujours eu raison, à une histoire où vous, ou des gens comme vous, avez toujours été innocents. C’est un mythe. C’est un mythe national. Elle prévaut presque partout et elle pourrait bien l’emporter ici.
L’autre manière de se souvenir, c’est l’histoire. L’histoire vous permet de prendre ce dont vous vous souvenez et de l’ajouter à ce dont d’autres se souviennent, de le mêler à d’autres sources et à d’autres perspectives, inlassablement et de façon critique, afin de voir ce dont vous êtes responsables. Lorsque Schuman prononça sa déclaration en mai 1950, la France était au beau milieu d’une guerre coloniale au cours de laquelle 75 000 soldats français allaient mourir. Sur ces 75 000 soldats, la grande majorité d’entre eux n’étaient pas français du tout si l’on considérait leur terre de naissance. La France menait alors la première de deux guerres coloniales : elle se battrait après la Seconde Guerre mondiale sans interruption pendant 16 ans en Asie du Sud-Est, puis en Afrique du Nord.
En France, dans les années 1950 et 1960, le mot « l’intégration »1 ne renvoyait pas nécessairement à intégration européenne. L’intégration pouvait signifier la responsabilité de l’armée française d’intégrer les Arabes dans l’Etat français. Après 1961, « l’intégration » signifiait la possibilité que les Français soient intégrés dans le nouvel État algérien. Pourquoi suis-je en train de vous parler de tout cela ? Parce que le mythe que vous partagez tous, que vous soyez des amis ou des ennemis de l’Union européenne, est le mythe de l’État-nation. Le Robert Schuman qui a fait sa déclaration en 1950 était le ministre des Affaires étrangères d’un empire. La France, qu’elle ait porté le nom de république ou d’empire, a toujours été un empire.
Vous valez davantage que que vos mythes. Mais pour les dépasser, pour être l’espoir dont le reste d’entre nous hors d’Europe a besoin, il faut accepter l’histoire. L’idée que l’Europe serait un groupe d’États-nations qui montrerait le chemin de l’intégration, est un mythe fatal.
On pourrait – on devrait – être en désaccord sur l’avenir de l’Europe. Mais si cette discussion se fonde sur des mythes, sur des choses qui n’ont jamais eu lieu, la discussion ne peut être fructueuse. Faire de l’histoire, c’est dégager la voie et, au cours des prochaines minutes, j’aimerais essayer de dégager la voie, en dégageant certains de ces mythes, afin que nous retrouvions un peu de raison dans notre compréhension de l’écoulement du temps, du passé vers le présent, et surtout vers l’avenir, dont nous avons besoin.
Pensez donc un instant avec moi aux pays qui ont fondé l’Union européenne, ou qui ont fondé le projet européen. L’Allemagne, l’Allemagne de l’Ouest venait d’être défaite dans la guerre coloniale la plus décisive et la plus catastrophique peut-être jamais vue, en tout cas en Europe. C’est la guerre que nous commémorons, la Seconde Guerre mondiale. De même, l’Italie venait de perdre une guerre coloniale en Afrique et dans les Balkans. Les Pays-Bas avaient perdu une guerre coloniale qu’ils ont menée de 1945 à 1949. La Belgique perdit le Congo en 1960. La France, vaincue en Indochine et en Algérie, prit un tournant décisif vers l’Europe au début des années 1960. C’est Charles de Gaulle qui comprit que non seulement la République mais tout l’État français était menacé par l’empire colonial et qui, en 1962, prit un virage européen décisif. Aucune des puissances européennes qui fondèrent le projet européen n’était à l’époque un État-nation. À vrai dire, aucune d’entre elles n’avait jamais été un État-nation.
Il en va de même pour les premiers pays à rejoindre l’Union européenne. Dans les années 1960, les Britanniques comprenaient parfaitement que l’Europe était un substitut de l’Empire, tant comme débouché commercial que comme amplificateur de puissance. Une part énorme du métier d’historien revient à dire aux gens des choses qu’ils savaient autrefois. Dans les années 1960, toute la fonction publique britannique, presque tout le parlement britannique et presque toute l’élite britannique comprenaient que l’Europe était un substitut de l’empire.
Lorsque les Empires portugais ou espagnol disparaissent dans les années 1970, le processus est simultané. Les leaders des changements au Portugal et en Espagne coordonnent la fin de l’empire, le début de la démocratie et l’intégration avec l’Union européenne. Ces choses ont lieu en même temps. L’Union européenne a été créée par des empires européens défaillants ou en déroute. Après 1989, après la fin de l’empire et de l’Union soviétiques, l’Union européenne s’élargit encore en s’ouvrant aux pays qui ont fait partie de cet empire. Et elle fait quelque chose d’encore plus profond. De fait, si on pense aux pays qui ont rejoint l’Union européenne dans les années 1990 et 2000 : l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la Pologne et les pays baltes sont tous des pays qui ont été créés en 1918 après la Première Guerre mondiale. Presque tous avaient depuis perdu de leur indépendance. L’histoire des États-nations en Europe a tendance à être courte, dure et brutale.
Lorsque l’Union européenne s’élargit dans les années 1990 et 2000, elle fournit un foyer aux États qui ont été créés après la Première Guerre mondiale. Depuis ce moment-là elle rassemble deux types d’États : les États qui occupaient le centre des empires et les États qui étaient à la périphérie. Mais tout cela a pleinement à voir avec l’empire. Il est inhabituel, à l’occasion de la Journée de l’Europe, de mentionner l’Algérie, l’Angola, le Congo, l’Inde, l’Indochine, l’Indonésie, la Malaisie, le Maroc ou le Mozambique. C’est inhabituel, mais il faut le faire, car c’est là qu’était l’Europe pendant ces 70 dernières années et c’est en se retirant de ces territoires que les Européens ont créé l’Europe que nous comprenons.
Tout cela est important parce que votre mythe européen, votre idée selon laquelle « des États-nations se sont assemblés pour créer l’Europe », complètement opposée à celle d’empires défaillants qui se réunir pour créer l’Europe, par opposition à « vous, en tant qu’empires défaillants, êtes venus ensemble pour créer l’Europe », vous empêche non seulement de comprendre votre responsabilité impériale mais aussi de l’ampleur de vos réussites.
C’est une jolie histoire que l’histoire européenne. Oui, c’est une jolie histoire que de se raconter qu’il y aurait eu de petits États nations européens, tous innocents et gentils, qui, chacun à leur petite manière, auraient réalisé que leurs intérêts économiques les unissaient. C’est une jolie petite histoire, mais ce n’est pas de l’histoire. L’histoire du XXe siècle est celle de puissances européennes qui, au cours des cinq cents dernières années, ont dominé le monde, se sont retrouvées contraintes de battre en retraite sur le continent européen, et qui sur ce continent ont créé quelque chose de nouveau. Schuman a prononcé son discours en 1950. En 1951, dans Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt a parlé de l’essence de la liberté humaine : la création de choses nouvelles. L’Union européenne est une chose nouvelle.
Ce que j’ai dit au sujet de la mémoire dans les mythes et l’histoire s’applique encore plus fortement à l’histoire de l’Holocauste telle que nous nous en souvenons, ou plutôt telle que nous choisissons de ne pas nous en souvenir. Nous nous trouvons devant un mémorial à la mémoire de l’Holocauste, et pour se souvenir en particulier des 65 000 citoyens autrichiens, enfants, femmes et hommes, qui ont été assassinés en tant que Juifs après la destruction de l’Autriche en 1938. En un sens, le monument est familier. Nous voici à Vienne et nous pouvons imaginer d’autres personnes qui ont vécu à Vienne. Nous voilà en Autriche et nous pensons que nous pouvons peut-être imaginer à quoi ressemblait l’annexion allemande de l’Autriche. Mais si nous regardons attentivement le monument, si, après cette conférence, vous veniez à vous promener en lisant attentivement les noms qui sont gravés au pied du monument, ceux des lieux où les Juifs autrichiens ont été tués, tout devient soudain beaucoup moins familier. La plupart des villes, la plupart des endroits, ne sont pas connus de la plupart des Autrichiens, pour la très bonne raison que les Juifs autrichiens n’ont pas été tués en Autriche, ils ont été tués très loin. Juste derrière moi, de l’autre côté du monument, se trouve le nom de Maly Trostinec, en Biélorussie. Plus de Juifs autrichiens – plus de Juifs viennois – ont été tués dans cette localité biélorusse que partout ailleurs. Pourquoi ? Pourquoi les Juifs autrichiens ont-ils été tués si loin de chez eux ? Ils ont été tués si loin de chez eux à cause de l’empire, à cause de la dernière tentative européenne de créer un empire. C’est cela qu’a été la Seconde Guerre mondiale en Europe.
Si nous voulons aujourd’hui nous souvenir de l’Holocauste, de la Seconde Guerre mondiale et des tentatives de s’en relever, nous devons nous souvenir de l’Holocauste et de la guerre tels qu’ils ont vraiment été. Nous devons aussi nous empêcher de laisser la mémoire de l’Holocauste se fragmenter en autant de mémoires nationales. Elles ne sont pas à la hauteur. L’Holocauste s’est déroulé à une échelle défiant les mémoires nationales. Cet évènement à trois causes fondamentales dont la compréhension est aussi essentielle pour la bonne intelligibilité de l’histoire que pour la possibilité d’un futur de l’Union européenne.
La première d’entre elles est la panique écologique. L’argument d’Hitler pour expliquer pourquoi il était nécessaire que l’Allemagne devienne un empire était que le temps et les terres manquaient2, et que les Allemands devaient saisir ce dont ils avaient besoin avant que d’autres ne le puissent. Hitler disait spécifiquement que la science et la technologie ne nous sauveraient pas et qu’il fallait donc prendre aux autres ce qui nous manquait. La deuxième cause générale de l’Holocauste est la déshumanisation. Dans la mesure où nous devons prendre aux autres, ceux-ci n’ont de valeur que dans la mesure où ils peuvent nous servir. Dans cette perspectives les gens peuvent être littéralement quantifiés. Après les Juifs, le plus grand groupe de victimes de la Seconde Guerre mondiale des non-combattants fut celui des prisonniers de guerre soviétiques. Trois millions d’entre eux ont été tués parce qu’on croyait qu’il coûterait plus cher de les nourrir que ce que pourrait rapporter leur travail.
La troisième cause fondamentale de cet empire singulièrement atroce que fut l’Empire allemand, qui réunissait l’Allemagne et ses alliés, parmi lesquels on trouvait l’Autriche, est la destruction de l’État. En détruisant l’Autriche, en détruisant la Tchécoslovaquie, en détruisant la Pologne, les États baltes, en essayant de détruire l’Union soviétique, les Allemands et leurs alliés ont créé une zone en Europe où il n’y avait ni États, ni lois, et où des choses étaient possibles qui n’auraient pas été possibles ailleurs. C’est cela que font les empires. Ils ne reconnaissent pas les autres comme citoyens, ils ne reconnaissent pas les autres États, mais ils créent des zones où l’horreur devient possible.
Dans l’idéologie nazie, les Juifs sont au centre de tout cela. Hitler reproche aux Juifs de croire que la science pourrait nous apporter des réponses à la crise écologique. Les Juifs sont accusés par Hitler de prétendre que les humains devraient reconnaître les autres humains selon un principe de solidarité. La miséricorde chrétienne, le socialisme, la primauté du droit… tout cela revenait à la même chose pour Hitler. Les Juifs étaient à blâmer si les humains reconnaissaient les humains comme d’autres humains et non comme les membres de communautés raciales. Et évidemment, dans ce pays, comme partout ailleurs, lorsque l’État a été détruit, ce sont les Juifs qui ont le plus souffert et qui ont souffert les premiers.
Quand je dis que vous valez davantage que votre mythe, vous l’aurez compris, je veux dire que vous êtes plus terribles que votre mythe. Je veux dire que vous êtes plus puissants que votre mythe. Je veux dire que le mythe que vous vous racontez vous détourne de l’ampleur des responsabilités passées de l’Europe, mais qu’il vous détourne également de la responsabilité européenne dans l’avenir. Il est très facile de dire, même si c’est important de le rappeler, que les Européens n’ont pas pleinement compris l’ampleur de l’Holocauste et des crimes associés. Il est très facile de dire, et d’autres, comme Frantz Fanon, Aimé Césaire ou Hannah Arendt, l’ont dit avant moi, que l’Holocauste fait partie d’une histoire plus large de l’empire européen. C’est important de le dire.
Ce qui est plus difficile à saisir, c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’éthique, mais aussi de pouvoir. Les Européens se sont privés de pouvoir, vous vous êtes privés de pouvoir, en vous leurrant sur votre passé. Si vous voulez savoir à quoi ressemble les conséquences de cette erreur dans un autre endroit, regardez les États-Unis d’Amérique. La situation difficile que connaissent actuellement les États-Unis est le résultat direct du fait que nous nous sommes trompés sur notre passé impérial. Vous nous ressemblez beaucoup, mais vous avez encore une chance de faire mieux. Et la raison pour laquelle il est si important de bien comprendre son passé n’est pas seulement éthique, c’est aussi une question de pouvoir. Vos invraisemblables petits mythes nationaux vous permettent de ne pas voir que vous avez autrefois régné sur le monde.
Et vos invraisemblables petits mythes nationaux vous dispensent de voir que l’Union européenne est la seule réponse réussie à la question la plus importante de l’histoire du monde moderne, peut-être la seule question centrale : que faire après l’empire ? Que faire de l’empire ? Il existe deux mauvaises réponses, ou en tout cas deux réponses très limitées : faire des États-nations ou avoir plus d’empire. L’Union européenne est la seule réponse nouvelle, féconde et productive à cette question. C’est pour cela que mon message est que vous êtes plus que vos mythes car vous êtes aussi une source d’espoir pour nous qui vivons à l’extérieur de l’Europe. Parce que si vous êtes à l’extérieur, et bien sûr je parle d’une position relativement privilégiée en tant qu’Américain, si vous êtes à l’extérieur, il y a une chose qui est claire à propos du monde qui ne l’est pas ici, à l’intérieur, c’est que c’est toujours un monde impérial.
Vous avez créé une immense zone d’exception, et je le dis dans un sens très positif. Vous avez créé la plus grande économie de l’histoire du monde, vous avez créé une impressionnante série d’États providence et de démocraties qui fonctionnent presque sans heurts. Il n’y a rien de tel ailleurs dans le monde. En dehors d’ici, il y a toujours l’empire. Et en dehors d’ici, les trois motifs impériaux que j’ai mentionnés, ceux qui fondamentalement animaient l’empire singulièrement atroce qui a donné l’Holocauste, sont toujours bien présents.
Pensons-y ensemble : panique écologique, déshumanisation et destruction de l’État. La panique écologique est partout autour de nous. Nous sommes confrontés à une situation de détresse écologique très réelle et urgente, sous la forme très évidente du réchauffement climatique. Et nous faisons également face à des partis politiques et à des dirigeants qui nous disent que la science n’est pas vraie, ou douteuse, ou que nous devrions attendre. Et étonnamment, les mêmes personnes qui nous disent que le réchauffement climatique n’est pas un problème, ou que nous pouvons attendre, ou que la science n’est pas vraie, sont les mêmes personnes qui nous disent que les réfugiés sont nos ennemis, et que les migrants sont nos ennemis, et que certaines races sont différentes des autres.
Je n’oserais pas vous dire, en tant qu’Européens, pour qui voter lors des prochaines élections européennes. Mais je dirai ceci en tant qu’Américain : ne votez pas pour un parti qui nie le réchauffement climatique, car le parti qui nie le réchauffement climatique vous dit trois choses sur lui-même. Il vous dit qu’il mentira sur tout, il vous dit qu’il ne se soucie pas du sort de vos enfants et petits-enfants et il vous dit qu’il est la créature des oligarques de l’hydrocarbure qui, si vous êtes en Europe, ne sont même pas européens. Et bien sûr, l’ironie profonde, c’est que les mêmes partis qui vous affirment que le réchauffement climatique n’est pas un problème, pointent les migrants du doigt. Pourtant, si vous ne faites rien pour lutter contre le réchauffement climatique, les migrations deviendront incontrôlables parce que le réchauffement climatique affecte beaucoup plus le Sud que le Nord. C’est aussi cela la panique écologique. Et l’Union européenne est l’une des rares entités au monde à faire quelque chose à ce sujet.
Qu’en est-il de la destruction des États aujourd’hui ? Certains des États qui ont récemment disparu se sont effondrés, du moins en partie, à cause de crises écologiques. Ce qui, depuis l’Europe, ressemble à des flux incontrôlés de réfugiés ou de migrants est lié à la faiblesse des États dans des pays comme le Rwanda, le Soudan ou, plus récemment, la Syrie. Des États sont également détruits parce que de grandes puissances décident, sans toujours avoir réfléchi aux conséquences de ces décisions, de les détruire. Ce fut le cas de l’invasion américaine de l’Irak ou de l’invasion russe en Ukraine.
Ce qui n’est guère visible à l’intérieur de l’Union européenne, mais qui est si clair de l’extérieur, c’est que l’Union européenne renforce les États européens. Tout ce débat au sein de l’Union européenne sur la souveraineté n’a aucun sens. Il n’y a jamais eu autant d’États en Europe. La raison pour laquelle ils sont si forts à l’intérieur comme à l’extérieur est l’Union européenne. L’Union européenne renforce les États à l’intérieur en facilitant le fonctionnement de l’État-providence comme nulle part ailleurs dans le monde. En tant qu’Américain, je vous assure que l’on remarque la différence. L’Union européenne protège également l’État à l’extérieur parce que l’Union européenne est le plus puissant barrage contre les forces de la mondialisation qui existe dans le monde.
Si vous voulez sentir la différence, quittez l’Union européenne. C’est évidemment une déclaration rhétorique : ne quittez pas l’Union européenne !
Je veux conclure et vous laisser avec le troisième motif après l’effondrement écologique et la destruction de l’État : la déshumanisation. Et j’ai besoin que vous réfléchissiez un peu avec moi. Cette conférence se nomme Judenplatz 1010 pour une raison. Pour trois raisons, en fait. Nous voulons qu’avec ces chiffres, 1010, vous réfléchissiez à l’Holocauste lui-même. À ma gauche on trouve ce nom : Treblinka. Les Juifs furent envoyés du ghetto de Varsovie à Treblinka parce qu’ils étaient considérés comme des travailleurs moins productifs. On a jugé que les calories qu’ils consommaient avaient plus de valeur que le produit de leur travail. C’est un artifice du monde industriel de nous juger comme une force de travail, comme des objets qui effectuent un travail physique. La tradition des droits de l’homme a une réponse à cela lorsqu’elle affirme qu’à Treblinka, 780 863 êtres humains, individuellement distincts, ont été assassinés. Nous devons nous rappeler de chacun d’eux non pas comme une quantité mais en considérant leur qualité d’êtres humains. Commençons par la fin, par ces trois personnes à la fin, sept cent mille huit cent soixante et trois : ils peuvent être une famille de trois, ou un groupe de trois amis. Et ainsi imaginez les victimes non pas comme faisant partie d’un grand groupe, sans visage, mais comme des êtres humains. Comprenons que la différence entre 1 et 0 n’est pas une différence de quantité mais une différence de qualité et que chaque victime, comme chacun de nous, est un être humain irréductiblement différent.
Mais aujourd’hui, nous vivons une époque différente où les droits de l’homme sont contestés différemment. Nous vivons à l’ère de l’empire numérique qui, bien qu’il soit peu intelligible, est bien réel. Il y a des pouvoirs que nous ne voyons pas, qui utilisent des techniques que nous ne comprenons pas bien, en suivant des lois qui ne sont pas des lois humaines et qui ne sont pas rédigées par des États. Nous pouvons distinguer ce nouvel état de fait à travers quelques exemples : l’évaluation que la Chine fait de ses citoyens selon un système de points ; la mise à disposition partout dans le monde d’outils de manipulation par la Silicon Valley ; les interventions récurrentes de la Fédération de Russie dans les élections d’autre pays. Mais vous, en Europe, vous avez les outils, singulièrement les outils intellectuels, pour y faire face.
Dans sa critique de l’impérialisme en Algérie, Frantz Fanon faisait remarquer que nous ne nous préoccupons pas du comment mais du pourquoi. Cette analyse est toujours valable au XXIe siècle. Le numérique nous réduit à nos réponses les plus prévisibles et les plus simples. Il nous transforme en caricatures de nous-mêmes, en instruments d’entités commerciales et politiques éloignées que nous ne voyons même pas. Il fait de nous des créatures du pourquoi plutôt que du comment.
On peut aussi penser au philosophe polonais Leszek Kołakowski qui rappelait que l’humanité elle-même est une catégorie humaine. Si nous ne décidons pas de nous considérer comme des humains, nous ne pouvons espérer que cette catégorie soit avec nous.
Le philosophe russe Mikhaïl Bakhtine, quant à lui, disait que croire à un mensonge c’était se transformer en objet. Mais que se passe-t-il si le mensonge auquel on croit nous est raconté par un objet ? Peut-on s’attendre à ce qu’un objet se sente moralement responsable ? Nous avons les outils, mais il nous faut du temps pour les maîtriser.
Pour Simone Weil « il faut à l’homme du silence chaleureux, on lui donne un tumulte glacé. »3 Ici en Europe, vous pouvez garder le silence si vous le souhaitez. L’Union européenne, contrairement à toute autre entité dans le monde, a fait des progrès positifs en matière de droits de l’homme numériques. Ce que j’aimerais souligner, c’est que seule l’Union européenne peut le faire. Et cela tient à une seule raison : si vous vivez dans un pays, même un grand pays important comme les États-Unis, où une décision importante – disons un référendum ou une élection présidentielle – est visiblement influencée ou décidée par une campagne numérique, les personnes qui auront gagné ne feront jamais d’enquête. C’est déjà le monde dans lequel nous vivons, où des systèmes politiques connus et respectés, comme au Royaume-Uni ou aux États-Unis, ne peuvent pas enquêter eux-mêmes. Nous le savons car ils ont déjà connu cette situation. Seule l’Union européenne peut le faire, car ce n’est pas un système politique national.
Que peut-elle faire exactement ? Quatre choses. Il y a au moins quatre façons dont l’Union européenne peut protéger ce que j’appelle l’humanité. Après tout, il n’y a qu’un seul « eux et nous », et l’humanité est ce nous. D’abord, elle peut mettre en place et défendre des règlements antimonopoles. Les entreprises américaines sont trop grandes et l’État américain n’a pas été en capable d’y faire face. Ensuite, elle peut protéger l’éducation. La philosophe allemande Edith Stein – qui a enseigné la philosophie en Allemagne aussi longtemps qu’elle le pouvait, jusqu’au moment où c’est devenu impossible –, la philosophe allemande Edith Stein, assassinée à Auschwitz, dont le nom est gravé ici à ma droite, disait qu’il existe un lien objectif entre éducation et humanité. Devrions-nous vraiment, en Allemagne, en Autriche, en Pologne, en Autriche est partout où cela est envisagé, confier l’éducation de nos enfants à des choses qui ne sont pas humaines ? Est-ce vraiment inéluctable ? Peut-être devrions-nous attendre en Europe. Peut-être ne devrions-nous pas faire exactement ce que font les Américains, peut-être ne devrions-nous tout simplement pas du tout laisser entrer de tablettes dans les salle de classe, jamais.
Troisièmement, elle peut garantir la réalité. Le monde numérique est un rouet qui transforme des faits toujours moins nombreux en de colossales chimères. La meilleure façon de réagir à cela est de produire plus de faits et faire que ceux-ci ne sortent pas de nulle part, ils sont créés par des journalistes, qui sont les héros de notre temps. Une Union européenne qui se soucie de l’avenir sera une Union européenne dans laquelle il sera plus facile de devenir journaliste.
Enfin, l’Union européenne peut défendre la souveraineté. La grande question récurrente est aujourd’hui : d’où viennent les populistes ? Il est plus facile de répondre à cette question si vous réalisez que les populistes sont en fait des digitalistes. Quand on parle de « populisme », il faut supposer qu’il sont soutenus en sous-main par d’autres groupes d’intérêt. Mais n’est-il pas étrange ou intéressant que tous ces nouveaux partis populistes soient aussi ceux qui ont été si efficaces dans l’utilisation des techniques numériques ? Et n’est-il pas intéressant de constater que ce sont toujours eux qui attaquent l’Union européenne à l’aide de ces mêmes techniques numériques ? Et n’est-il pas intéressant qu’il y ait toujours un chevauchement entre ces populistes, les climatosceptiques, et une attitude cynique et destructrice – une sorte de complot, en somme – vis-à-vis de l’État ? N’est-il pas intéressant de voir comment tout cela s’articule ?
N’est-il pas intéressant que vous ayez des ennemis ? Et n’est-il pas intéressant que vos ennemis soient toujours les défenseurs d’un statu quo intenable ? N’est-il pas intéressant que vos ennemis soient les exploiteurs inlassables d’une Terre déjà épuisée ? N’est-il pas intéressant que vous ayez des ennemis ? Pourquoi avez-vous des ennemis ? Vous avez des ennemis parce que vous avez un avenir. Et avez-vous remarqué que ce que font vos ennemis, c’est vous priver de cet avenir ? Avez-vous remarqué à quel point le concept d’avenir a presque complètement disparu de l’horizon politique ? Ce n’est pas un accident. Et avez-vous remarqué que vos ennemis – tous, les Russes, les Américains, les Chinois, et ceux que nous avons encore du mal à distinguer – vous attaquent toujours par votre point le plus faible, c’est-à-dire par vos mythes ? Cette idée selon laquelle vous seriez profondément des États-nations vers lesquels vous pourriez revenir. C’est cette faiblesse, que vous ne voyez pas, qu’ils recherchent. Ils y reviennent toujours.
C’est ici que je vais conclure. Vous êtes responsables, vous autres Européens, de ce qu’il adviendra de la mémoire. Elle peut devenir un mythe rassurant dans lequel vous seriez petits, dans lequel vous seriez innocents et dans lequel vous auriez très peu de responsabilités vis-à-vis du passé ou de l’avenir. Ou alors, la mémoire peut au contraire se construire autour de votre histoire, celle d’une domination globale d’un demi-millénaire avant de créer quelque chose de complètement nouveau pendant la seconde moitié du XXe siècle et d’avoir maintenant une responsabilité particulière quant à notre avenir au XXIe siècle. Dans les trois questions critiques que sont la panique écologique, la destruction de l’État et l’humanisation, l’Union européenne a plus de pouvoir que toute autre entité à ce moment précis de l’histoire. Bref, vous pouvez tranquillement suivre votre mythe, ou vous pouvez vous engagez sur le chemin dessiné par votre histoire. Il mène à un avenir incertain mais qui, lui, est bien réel. Le mythe vous conduira au confort, à la fragmentation et finalement à l’humiliation. L’histoire est synonyme de douleur, mais aussi de puissance.
Nous nous trouvons sur ce qu’on appelle aujourd’hui la Judenplatz. Il y a des centaines d’années, les Juifs eux-mêmes l’appelaient le Schulhof. Et en effet, il y a une école ici, juste à ma droite et juste à votre gauche. Dans cette école, il y a des enfants qui ont des liens de parenté avec les gens qui ont été tués dans les endroits qui sont nommés sur ce monument. Et dans cette école, il y a des enfants qui viennent de ces mêmes endroits. Schuman parlait d’une Europe vivante : « Une Europe organisée et vivante. »4 Il a parlé d’une Europe vivante. Il a parlé d’une Europe qui créerait, « Une Europe créateur »5. Ce que j’espère et ce que je demande, c’est que lorsque nous pensons à ces 70 dernières années, nous ne pensions qu’à la manière dont elles se projettent dans les 70 prochaines années. Si nous devons nous en souvenir, souvenons-nous en comme d’un chemin qui mène vers l’école, les enfants et les générations à venir. Schuman a parlé d’une Europe qui apporte la paix non pas pour elle-même, mais pour le reste du monde. Et pour un non-européen comme moi, à qui l’on demande de parler aux Européens, cela semble particulièrement important. Vous valez davantage que vos mythes. Pour ceux d’entre nous qui sont à l’extérieur, vous êtes aussi une source d’espoir pour l’avenir.
Merci de vous joindre à moi sur Judenplatz 1010.
(Applaudissements.)
Ich kann nur reden, Sie müssen es schaffen6.
Sources
- En français dans le discours.
- Cette analyse est longuement développée dans Black Earth : The Holocaust as History and Warning, New-York City, Tim Duggan Books, 2015.
- WEIL Simone, Ecrits de Londres et dernières lettres, Gallimard, Paris, coll. « Espoir », 1957.
- En français dans le discours.
- En français dans le discours.
- Je ne peux que parler. C’est à vous de le faire. (en allemand dans le discours)