Jeudi 12 mars 2020, Christine Lagarde, la présidente de la Banque centrale européenne (BCE), donnait une conférence de presse très attendue lors de laquelle elle a annoncé une série de mesures de politique monétaire censées permettre de faire face à la pandémie de coronavirus. La BCE vient également de dévoiler un important « programme d’achat urgence pandémique » qui devrait s’élever à 750 milliards d’euros. Quelle est votre appréciation de ces annonces ?

C’était la première fois que les deux branches ‘autorité de politique monétaire’ et ‘autorité de supervision’ de la BCE faisaient des annonces de manière simultanée.

Concernant les annonces de politique monétaire, celles-ci sont globalement adaptées à la situation du moment. La réponse maladroite de Christine Lagarde sur le rôle de la BCE pour faire baisser les spreads des pays de la zone euro a été une sérieuse erreur de communication. C’est manifestement cette erreur, dont il faut espérer qu’elle ne se reproduira pas à l’avenir, qui a conduit à une forte réaction négative des marchés, pas les mesures annoncées en tant que telles.

Mais tout ceci appartient au passé déjà lointain. Mme Lagarde s’est excusée auprès du Conseil des Gouverneurs, et elle a bien fait – pas sûr qu’un homme aurait montré la même humilité ! Et surtout, mercredi soir (18 mars) la BCE a annoncé un programme exceptionnel d’achats de titres qui réduit fortement la pression, au moins à très court terme.

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Sur le front de la surveillance bancaire, les annonces semblent avoir démontré que le mécanisme de surveillance unique mis en place dans le cadre de l’union bancaire a permis de résoudre instantanément ce qui aurait autrement été un problème de coordination dysfonctionnelle. Comment percevez-vous les effets de ce mécanisme  ?

Moins commentée et bien que passée relativement inaperçue au-delà des milieux bancaires, la décision annoncée en matière de supervision bancaire n’en a pas moins été radicale. En juin 2012, au moment le plus critique de la crise de la zone euro, les États membres de la zone euro ont décidé la mise en place du mécanisme de surveillance unique. Selon cette législation en vigueur depuis novembre 2014, la BCE est l’autorité unique de surveillance des banques de la zone euro, avec une délégation aux autorités nationales pour les petites banques. Lors de la conférence de presse de jeudi dernier, la BCE a ainsi annoncé une mesure d’assouplissement de très grande ampleur des exigences de fonds propres réglementaires pour les banques de la zone euro. Cette décision doit permettre à ces banques de rester en conformité avec leurs exigences de fonds propres réglementaires et donc de garder leurs licences bancaires même si elles ont à absorber d’importantes pertes très rapidement en conséquence de la crise déclenchée par le Covid-19.

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Il est important de souligner que cette décision est une conséquence directe de la mise en place du mécanisme de surveillance unique. En l’absence de ce mécanisme, les décisions équivalentes au niveau national auraient dû être prises en ordre dispersé, les premiers pays qui auraient eu à l’envisager auraient été sous pression, on peut donc imaginer qu’ils auraient largement hésité à le faire, de peur de créer un effet de stigmatisation et un risque de concentration de l’attention des marchés financiers sur leur situation.

Ainsi, non seulement la décision d’assouplissement des exigences de fonds propres serait arrivée plus tardivement et de façon hétérogène, mais cela aurait sans doute représenté une source non négligeable d’instabilité financière. Or, par l’effet mécanique de l’existence du mécanisme de surveillance unique, cette décision a pu être prise d’un coup, applicable dans l’ensemble des États membres de la zone euro, sans la moindre difficulté de coordination et sans aucun problème de stigmatisation. Cela montre l’importance d’avoir des mécanismes institutionnels intégrés pour assurer la stabilité financière de la zone euro.

Le déploiement efficient de ce dispositif est aussi une démonstration de la capacité d’apprentissage que les européens ont su déployer depuis la précédente crise. Si ces effets positifs sont ici à célébrer, il est toutefois important de souligner qu’il ne s’agit ici que du domaine spécifique de la surveillance bancaire qui a fait l’objet d’une forte intégration européenne depuis la crise de la zone euro. L’union bancaire reste toutefois incomplète, avec une bonne surveillance prudentielle par la BCE mais un mécanisme de résolution des crises bancaires qui ne fonctionne pas comme prévu et qui devra être repensé, en lien avec d’autres mesures comme la mise en place d’une garantie des dépôts européenne et une meilleure diversification des risques souverains dans les bilans des banques.  Dans d’autres domaines, les mécanismes institutionnels intégrés n’existent pas, notamment en matière budgétaire.

Justement, en matière d’union budgétaire, au-delà des difficultés d’intégration persistantes dans ce domaine, quelle est votre lecture de la réponse budgétaire à donner au niveau européen face à la pandémie du Covid-19 et ses effets économiques  ?

Le moment que traverse actuellement la zone euro est très délicat. La pandémie crée une situation complétement inédite, qui évolue extraordinairement vite et exerce des pressions de type nouveau. Il est à ce titre de plus en plus évident que la réponse à donner implique des dépenses budgétaires extrêmement importantes, d’un ordre de grandeur inédit comme l’indique la proposition de relance massive envisagée par la Maison Blanche. La question spécifique qui se pose à la zone euro est dès lors de savoir si la capacité budgétaire différenciée des États membres de la zone euro crée un risque de déséquilibre dans ces mesures d’un Etat membre à l’autre, voire d’éclatement de la zone euro si ces déséquilibres devenaient ingérables.

Aujourd’hui, les pressions des marchés financiers sont fortes mais demeurent encore supportables, même pour les États membres les plus fragiles de la zone euro. Cette situation évoluant toutefois heure par heure, il est néanmoins impossible d’exclure que l’intégrité de la zone euro soit remise en question à brève échéance par le caractère inédit et massif de ces besoins financiers. C’est pour cela que les discussions sont actuellement vives quant à la réponse nécessaire en termes d’action commune et, le cas échéant, de mise en commun d’un certain nombre de sources et de mécanismes de financement.

Au regard des profondes divergences de vue entre les États membres quant à la nécessité et aux modalités de réalisation d’une union budgétaire, il serait irréaliste d’envisager à l’heure actuelle que cette pression conduise à la création d’une union budgétaire permanente comme la pression de 2012 a conduit à la création d’une union bancaire, même inachevée, dont la permanence est désormais fermement inscrite dans les institutions européennes. La discussion actuelle en matière budgétaire est plutôt celle d’un mécanisme temporaire mais potentiellement massif de mise en commun des financements et des dépenses. Pour autant, les segments de l’opinion européenne les plus sceptiques vis-à-vis de la notion d’union budgétaire et de mutualisation ont la crainte, qui n’est pas entièrement absurde, que tout dispositif temporaire porte en germe une évolution permanente des structures budgétaires et de financement des États membres. La frontière entre temporaire et permanent étant floue, notamment face à l’incertitude quant à la durée effective de cette crise et aux montants réels des financements publics nécessaires pour l’affronter, cette discussion est très difficile. Le communiqué assez creux de l’Eurogroupe lundi n’a évidemment permis de répondre à aucune de ces questions. En l’absence de nouvelle initiative, il est à craindre que les marchés testent, une fois encore, la cohésion de la zone euro à une échéance rapprochée.

Entre la crise de la zone euro et celle du coronavirus, n’a-t-on pas finalement des problèmes de nature différente mais une dynamique économique commune  ?

Les discussions actuellement en cours portent notamment sur les options de financements communs pour des dépenses liées à la lutte contre la pandémie du Covid-19 et ses effets économiques. La question essentielle n’est pas de nature économique mais de nature politique, car il s’agit de savoir dans quelle mesure les forces politiques hostiles à l’idée de mutualisation dans la zone euro sont prêtes à faire des compromis pour permettre des dépenses que tout le monde considère comme nécessaires et indispensables face au défi que la zone euro est en train de traverser. En d’autres termes, la réponse dépendra des développements dans la politique domestique d’États membres tels que l’Allemagne et les Pays-Bas pour ne citer que ceux-là, mais aussi par la capacité de prise de risque et de leadership politique de la part des gouvernements de ces États membres. De ce point de vue, la dynamique actuelle ne diffère pas fondamentalement de celle que l’on a connu lors de la crise de la zone euro, même si la nature du problème à affronter est très différente et que de nouveaux types de mécanismes seront à déployer. La rapidité d’évolution de la situation est sans précédent. Alors que nous avions l’impression que les choses évoluaient très rapidement pendant les moments clés de la crise de la zone euro, c’était un train de sénateur par rapport à la situation actuelle.   

Crédits
Entretien réalisé le 18 mars 2020.