En 2017, vous déclariez «  Nous n’avons plus besoin de la Nation  »1. Vous venez cependant de publier un essai Was ist die Nation  ?2 (Qu’est-ce que la Nation  ?). Ainsi il semble que vous ayez une position qui a évolué sur cette notion, pouvez-vous nous expliquer  ? Quel est le besoin de cette notion aujourd’hui en Europe  ?

2017 était une année particulière pour l’Europe, dans un contexte de crise, de montée des populismes et nationalismes, avec l’élection d’Emmanuel Macron. Je venais de publier Warum Europa eine Republik werden muss3 (Pourquoi l’Europe doit devenir une République) et, avec Robert Menasse4, nous développions une offre de discours proposant une Europe post-nationale (nachnational). Ce livre a eu une certaine exposition publique, avec plusieurs traductions, un tirage de 50 000 exemplaires, et j’étais en train de créer un sillon afin de promouvoir ma République européenne. Cependant, Menasse et moi étions accusés de vouloir créer de ce fait une Europe en tant que super-État, écrasant les identités locales. On nous assénait que le supranational et le post-national ne pouvaient fonctionner. 

J’ai pris conscience pendant la promotion de ce discours un peu partout en Europe, qu’effectivement cette notion de nachnational ne fonctionnait pas. Et c’est pour ça que j’ai écrit cette petite phrase au début de Was ist die Nation  ? disant que post-national sonne un peu comme végan pour ceux qui mangent de la viande. Il semblerait qu’il y ait quelque chose d’émotionnel dans la notion de Nation, comme dans le fait de manger de la viande rouge. 

Il semblerait qu’il y ait quelque chose d’émotionnel dans la notion de Nation, comme dans le fait de manger de la viande rouge. 

Ulrike Guérot

C’est pour cela que, pour pouvoir continuer à œuvrer pour ma République européenne, je me suis décidée à modifier ma grille de lecture afin d’y intégrer l’idée de Nation plutôt que de la rejeter. À ce moment, en 2018, je trouve les fragments de Marcel Mauss consacrés à La Nation5, datant des années 1920. Il y réfléchit sur cette notion de Nation et dans ces écrits il y a finalement beaucoup d’actualité, et ce n’est pas un hasard que cet ouvrage ait été traduit en allemand cette année précisément. Il estime que ce qui crée une Nation c’est l’aspiration à l’institutionnalisation de la solidarité. Il fait l’abstraction de l’ethnie, de la langue, de l’identité, qui sont des substances présociales. Ceux qui se rendent compte qu’ils sont dans un tissu socio-économique inextricable forment une Nation. Ce livre a été comme une révélation pour moi, et il m’a convaincu de réutiliser cette définition pour explorer son applicabilité à l’Union européenne telle qu’elle existe aujourd’hui. 

Ainsi mon chemin aura été de comprendre que la notion de Nation est nécessaire dans l’esprit des citoyens, que la rejeter totalement n’est pas souhaitable, et en reprenant la définition proposée par Mauss, l’intégrer à mon projet européen.

Dans votre livre vous expliquez que le processus de nation-building européen a déjà commencé, mais que la crise économique que nous avons connu ces dix dernières années est toutefois une occasion ratée d’accélérer ce mouvement. Faut-il attendre une nouvelle crise pour espérer voir émerger définitivement la Nation européenne  ? Est-elle un moment, ou une construction continue  ?

Dans la mesure où je ne pense pas que la crise soit réellement résolue, je ne pense pas qu’il faille en attendre une nouvelle. Nous n’avons toujours pas de vraie union bancaire, ni d’union politique. Depuis 2009, nous n’avons finalement rien fait de substantiel. Il faut résoudre déjà cette crise, peut-être avec la Conférence sur l’avenir de l’Europe voulue par Ursula von der Leyen

Dans mon livre effectivement, j’argumente que, selon la définition que nous nous sommes donnés, l’Europe est déjà dans un processus de nation-building. Max Weber dit au Congrès de sociologie de 1912 qu’après tout, on ne peut nommer Nation qu’un groupe de gens qui décident par leurs sentiments de créer un État. Je me dis que d’une certaine façon on y est  : on est 500 millions d’Européens, avec une citoyenneté commune, réfléchissant ensemble à l’avenir de l’Europe, il ne reste donc plus qu’à décider de se donner un État pour devenir une Nation. La question de se doter d’un État est aujourd’hui sur la table, de nombreuses personnes réclament dans le cadre de la Conférence à venir, que nous aboutissions à une Constitution pour l’Europe, et cela implique nécessairement la constitution d’un État. On voit donc que le processus de nation-building est le résultat d’une dialectique avec celui de state-building. L’État fait la Nation et la Nation fait l’État.

L’Europe est déjà dans un processus de nation-building

Ulrike Guérot

Une Nation ne tombe pas du ciel, pas même la Nation française, toutes ont été formées par des Garibaldi, et autres Napoléon. La Nation a deux éléments  : une substance pré-politique et présociale ainsi que l’acte de constitution d’un État. En Europe à travers le marché commun, des biens communs comme l’Euro, une recherche scientifique commune (favorisée par ailleurs par les différents volets du programme Erasmus), un budget, un Parlement, des institutions, nous avons le premier élément. Il ne manque plus que le second élément, à travers la transformation de cette substance initiale en une République européenne et donc devenir une Nation. Quand la Nation devient État, elle ne peut se constitutionnaliser qu’en tant que République. 

Conversation avec Ulrike Guérot
«  Quand la Nation devient État, elle ne peut se constitutionnaliser qu’en tant que République.  »

Vous revendiquez un parallélisme entre les notions de République européenne et de fédéralisme, tout en opposant la Fédération comme Union d’États avec la République comme Union des citoyens. Quel équilibre faut-il donc trouver au sein de votre République européenne  ?

J’aime beaucoup le modèle français et je pense qu’il a beaucoup à offrir à l’Europe. Je pense en particulier à un livre magnifique dirigé par Patrick Savidan appelé La République ou l’Europe ?6. L’essai principal est de lui, brillant, comme pratiquement seuls les intellectuels français peuvent en produire. Il y décortique les rapports entre Kant et Rousseau sur l’idée de République et y discute la question de savoir si telle que vue par Rousseau, elle doit être mono-ethnique, et si de Kant à Habermas on ne cherchait pas à contraster cela par une idée d’un République multi-ethnique. Il y conclut en rejoignant Marcel Mauss en disant que si on conçoit la République par l’égalité devant la loi, avec une emphase sur le domaine social, le résultat de la Révolution française doit nécessairement tendre vers une République européenne. En 1789 l’égalité devant la loi s’est arrêtée pour des raisons historiques aux frontières de France, mais le résultat conceptuel de Liberté, Egalité, Fraternité, est la citoyenneté européenne. Dès lors qu’il est possible de créer une essence sociale européenne, la République sera nécessairement européenne. Les Français à l’époque du Traité constitutionnel de 2003, étaient déjà là, à avoir une idée républicaine de l’Europe, mais elle n’est malheureusement pas parvenue à franchir le Rhin. On a de fait un dialogue de sourds sur la question de l’union politique européenne entre la France et l’Allemagne du fait de lignes politiques ancestrales, lié à l’opposition entre État républicain français et État fédéral allemand, qui est relayé dans les philosophies politiques respectives. 

En 1992, lors du Traité de Maastricht, alors que l’on discutait d’Union toujours plus étroite, les Allemands se perdaient dans des débats de autour de qui doit disposer de la Kompetenz-kompetenz  : la compétence pour répartir les compétences entre États-membres et Union, une question centrée sur une idée de type fédérale. Au même moment, les Français avaient un autre regard sur les évolutions nécessaires pour faire avancer le projet européen, porté par l’idée républicaine voire sur cette égalité sociale des citoyens. Les premiers 70 ans de la construction européenne étaient conçus à travers le paradigme fédéraliste, mais le principe républicain porté par la recherche académique a été délaissé, alors même que c’est lui qui structure une constitution comme le montre l’ouvrage de Karsten Nowrot sur le sujet. Selon Cicéron, le principe républicain résulte de la soumission volontaire à un même régime juridique, indépendamment de l’origine. Il s’agit d’une condition indispensable à toute démocratie. 

Il faut changer la perspective pour l’avenir de l’Europe en rajoutant la lentille républicaine à celle du fédéralisme.

Ulrike Guérot

Dès lors avec mon livre, j’en tire les conséquences en disant que nous avons une chance d’obtenir une démocratie européenne, une République européenne, si on cesse d’opposer principes républicains et fédéraux, mais si on les croise. Dans cette fusion des deux, le principe républicain doit primer, la question du fédéralisme n’étant finalement que secondaire, car non indispensable à la notion de République. Si un État veut être une démocratie constitutionnelle, il doit nécessairement être une République, il n’a pas nécessairement besoin d’être fédéral, il peut par exemple aussi être une république centralisée comme la Pologne ou la France. C’est à partir de cela que je dis qu’il faut changer la perspective pour l’avenir de l’Europe en rajoutant la lentille républicaine à celle du fédéralisme. 

Vos notions de République européenne et de Nation européennes, sont donc deux notions complémentaires dans la construction d’un État européen.

Oui, il est nécessaire de parler dans le débat public d’État européen. Parlons d’un État européen  !

Vous décelez une forme de volonté populaire pour aller dans la direction de cet État européen, et vous considérez que le principal frein est la volonté politique des dirigeants. Refus du principe de Spitzenkandidat, absence de volonté politique, peut-on vraiment attendre des pouvoirs politiques qu’ils aillent dans cette direction  ?

D’abord, c’est clair que les avancées historiques ne se font jamais par le haut. Si on veut un changement de système par le haut, cela passerait par une modification des traités, mais la question est plus philosophique. 

Ce qu’on appelle l’Histoire, c’est le constat qu’une période est terminée. On peut par exemple dire aujourd’hui que la République de Weimar a commencé en 1918 et a pris fin en 1933. On ne pouvait pas le voir à ce moment-là. Stefan Zweig a dit que les contemporains ne peuvent pas savoir dans quel processus historique ils se trouvent. On peut estimer aujourd’hui qu’une étape a commencé au moment de la chute du mur et du traité de Maastricht avec la réunification de l’Europe autour de l’idée d’Union toujours plus étroite. La période est ouverte et n’est pas encore close. On a tous un sentiment de crise lié au fait que l’ancien ne meurt pas et le nouveau ne parvient pas encore à émerger, c’est d’ailleurs tout le défi. Cela s’exprime par des crises de la démocratie, le néonationalisme, etc. On voit qu’un cycle est en train de finir. La question est alors de savoir si cette transition se fera pacifiquement, de façon planifiée, ou non. La réponse historique est que cela ne se planifie pas, et comme le disait John Lennon, «  Life is what happens to you while you’re busy making other plans  ». De même on pourrait dire que l’Histoire est ce qui se passe pendant qu’on pense à comment on veut l’écrire. 

Ce qu’on appelle l’Histoire, c’est le constat qu’une période est terminée.

Ulrike Guérot

Pour revenir sur cette Conférence sur l’avenir de l’Europe, je pense que nous devons donc la voir avec plus d’humilité, je ne suis pas convaincue que les gens fassent réellement l’Histoire, mais ils peuvent préparer quelque chose. Ainsi la réunification allemande n’a pas eu lieu parce que Messieurs Honecker et Kohl on fait un traité mais car à un moment donné, Schabowski, en répondant à un journaliste ne savait pas quoi répondre à la question de la date d’ouverture du mur de Berlin, et a dit en fouillant dans ses papiers «  Autant que je sache, immédiatement  ». Cet acte non planifié à ouvert un nouveau cycle historique en permettant l’unification européenne à travers la réunification allemande. Mais cela a aussi été possible car pendant la division, nous avions préparé une vision utopique tendant à dire que si jamais un jour le Mur venait à tomber, alors nous ferions cette double unité. 

On détermine ce qu’on veut avoir, mais pas le moment, ni la méthode. Je ne pense à aucun moment que Macron, Merkel et Kurz vont signer un traité instaurant la République européenne, mais le fait qu’ils ne le fassent pas ne veut pas dire qu’elle ne pourra pas se réaliser, à la suite d’un événement qu’on ne prévoit pas aujourd’hui. L’Histoire permet des choses qu’un jour auparavant on croyait impossibles, et tout le travail intellectuel que j’essaie de mettre en place va dans ce sens.

La conférence peut donc apporter un Denkraum, à partir duquel on sache quoi faire le moment venu. On a su quoi faire le lendemain du 9 novembre 1989, car cela faisait 40 ans que l’on préparait le terrain théorique. 

Tout le monde sait que l’Union européenne est désormais une entité fragile, la République européenne pourrait émerger à travers un moment de destruction créatrice pour reprendre les mots de Schumpeter. Au moment où l’Union ne pourra plus continuer telle quelle, une chose nouvelle arrivera. La conférence n’aura pas ce rôle, mais préparera le discours public pour ouvrir le débat sur le projet collectif que nous souhaiterions avoir pour le continent. C’est en cela que je trouve très bien que l’on fasse une grande agora, de nombreux débats aux quatre coins de l’Europe, avec les citoyens tirés au sort, etc. Je ne suis pas certaine que les citoyens ainsi choisis au hasard aient des formules précises sur l’avenir de l’Europe, ça serait même étrange. Mais cela préparera, je l’espère, un terrain et un contexte permettant de faire avancer le système européen vers le républicanisme, basé sur l’égalité des citoyens européens devant la loi dans tous les domaines, notamment le vote, le volet fiscal et celui de l’accès aux droits sociaux.

Vous dites dans votre livre que l’on est déjà dans une société européenne.

Oui, je le pense, car les politiques européennes que l’on a développées, de l’Euro à l’austérité, nous ont homogénéisé dans nos modes de vie, nos coutumes, nos supermarchés. Entre Barcelone, Lyon et Varsovie il ne reste que peu de différences lorsqu’on a en mémoire celles qui existaient encore il y a trente ans.

La monnaie en tant que contrat social, a déjà amorcé cette européanisation des coutumes. On a une harmonisation des politiques sociales par exemple entre la France et l’Allemagne, autour d’une moyenne des deux, la France baissant ses dépenses sociales et réduisant son État providence, lorsque l’Allemagne au contraire, a décidé de faire plus pour les crèches, etc. Dans les faits de nombreux processus de ce type ont lieu, même en l’absence de toute régulation, par exemple avec une convergence des taux de natalité depuis l’introduction de la monnaie unique.

La société européenne est déjà un tout structuré par ces oppositions, et une personne en Europe sera mieux définie selon son appartenance à ces critères, que selon la nationalité de son passeport.

Ulrike Guérot

Je pose dans mon livre également la question contraire  : est-ce que ce que l’on appelle aujourd’hui Nation l’est encore  ? Selon la définition de solidarité institutionnalisée proposée par Marcel Mauss, la réponse est clairement non  ! Où est la solidarité entre la France macroniste et la France des gilets jaunes  ? Où est la solidarité dans la société italienne à l’heure de la Ligue  ? Sans même parler de la Grande-Bretagne  ! Ces sociétés sont fragmentées, morcelées. Mon argument principal est que les politiques de l’Euro ont structuré nos sociétés et les rompues et nivelées à la foi, selon de nouvelles lignes de fracture, qui ne sont plus nationales. Aujourd’hui un banquier de Francfort a bien plus en commun avec son collègue turinois, qu’avec un paysan du Mecklembourg, qui a probablement plus en commun à son tour avec un paysan roumain ou de la Beauce. Pour finir, les frontières nationales, facteur d’une cohésion sociale pour un temps donné, se superposent aujourd’hui à des fractures sociales qui cassent la solidarité telle qu’elle était. Aujourd’hui les Européens sont partagés entre métropole et périurbain, entre jeunes et personnes âgées, plus que jamais entre pauvres et riches comme le montre Piketty. La société européenne est déjà un tout structuré par ces oppositions, et une personne en Europe sera mieux définie selon son appartenance à ces critères, que selon la nationalité de son passeport. Quand on voit le nombre de Porsche Cayenne immatriculés à Bucarest qui circulent à Vienne aujourd’hui, ne me dites pas que la Roumanie est un pays pauvre  ! La vraie question est : qu’est-ce que la Roumanie  ?

Sources
  1. Lisa Nimmervoll, Politologin Ulrike Guérot : „Wir brauchen die Nation nicht mehr“, Der Standard, 2/05/2017.
  2. Ulrike Guérot, Was ist die Nation ?, Göttingen, Steidl Verlag, 2019.
  3. Ulrike Guérot, Warum Europa eine Republik werden muss, Bonn, Dietz, 2016.
  4. Robert Menasse, Der Europäische Landbote, Munich, Hanser, 2012, traduit en anglais : Enraged Citizens, European Peace and Democratic Deficits, Londres, Seagull Books, 2016.
  5. Marcel Mauss, La Nation ou le sens du social, Paris, PUF, 2013.
  6. Patrick Savidan (dir.), La République ou l’Europe ?, Paris, Le Livre de poche, 2004.