Faire barrage, le discours de Bodo Ramelow à Erfurt

Mercredi, 4 mars, Bodo Ramelow (Die Linke) a été élu ministre-président du Land de Thuringe avec une majorité de 42 voix sur 92. Nous commentons son discours d'investiture, tentative de réussir à l’échelle régionale ce que la position des partis fédéraux à jusque-là fait échouer : un compromis large de tous les partis de la gauche au centre-droit, un « cordon sanitaire » actif face à l’AfD.

Bodo Ramelow, Ministre-président de Thuringe

Mesdames et Messieurs,

En chinois, le mot «  crise  » se compose de deux caractères. Ces deux caractères, lorsqu’on les lit séparément, signifient «  danger  » ou «  chance  ».

Il y a quatre semaines, nous avons vécu dans cette salle le début d’une crise qui a fait connaître l’État libre de Thuringe dans toute l’Allemagne, et même dans le monde entier. Je crois pouvoir dire au nom de tous que nous nous serions bien passés de cette forme de publicité.

L’État libre de Thuringe est un État solide ; au cours des dernières années, les habitants de cet État libre ont posé,  grâce à une liberté acquise de haute lutte, les bases d’un Land prospère, d’un Land dans lequel nous nous retrouvons, dans lequel travail, juste rémunération et développement économique ne sont plus contradictoires. Un État libre sur lequel les gens peuvent compter, et dans lequel la vie vaut la peine d’être vécue. Un État libre qui fait face à de grands défis dans lequels l’ouverture au monde et la tolérance joueront un rôle central  ; afin que nous puissions inviter des hommes et des femmes à vivre avec nous et chez nous, et afin que ceux qui vivent dans cet État libre se respectent dans leur différence et apprennent à construire ensemble leur propres perspectives d’avenir.

Le nom officiel du Land de Thuringe est Freistaat Thüringen (État libre de Thuringe), une appellation partagée avec la Bavière et la Saxe. Quoique sans signification légale particulière, le terme d’État libre, synonyme germanisant de « République », rappelle les États fondés sur l’actuel territoire thuringeois fin 1918, au lendemain de la chute des monarchies allemandes. Aujourd’hui deuxième parmi les cinq État fédéraux d’ex-RDA en terme de PIB, la Thuringe souffre toutefois d’un manque de main d’œuvre, notamment en raison de salaires peu élevés qui incitent une partie de la jeunesse à quitter le Land. Elle a accueilli depuis 2015 une part relativement importante de réfugiés en proportion de sa population1– davantage, par exemple, que ses voisins saxons et bavarois). Bodo Ramelow suggère donc que l’activité régionale ne peut se maintenir que grâce à une certaine part d’immigration, liant ainsi à la culture d’ouverture qu’il promeut avec les objectifs de développement économique.

Permettez-moi de rappeler ici que les élections régionales ont produit un résultat qui n’autorise aucune réponse simple. Nous avons été témoins, au cours des quatre dernières semaines, de nombreux cas d’ingérence dans les affaires de la Thuringe venant de personnes qui n’y avaient jamais vécu ; certains de ceux qui se sont ainsi manifestés n’avaient absolument aucune idée de ce dont ils parlaient. Je crois qu’il serait bon de comprendre, au trentième anniversaire de l’unité allemande, que la République de Bonn n’existe plus, et que doivent être saisies les opportunités de cette unité que les citoyennes et les citoyens de RDA se sont battus pour obtenir – y compris les opportunités de remettre en question un système qui, de manière totalitaire, refusait aux gens la liberté de respirer, de choisir leur propre voie, de vivre leur propre vie et de pratiquer leur propre religion.

Aujourd’hui, nous avons parmi nous des hommes et des femmes de différentes religions, qui ont eux aussi le droit de vivre dans ce pays ; ils ont le droit, garanti par la Loi fondamentale et la Constitution [régionale], à une vie différente et à une religion différente. Il ne s’agit pas seulement de l’accepter ; il s’agit de le défendre. Cette approche – se battre pour sa liberté, la saisir et la façonner –, est au cœur de la mission de cette haute assemblée.

Les nombreuses interférences des directions fédérales des partis (particulièrement sensible dans le cas de la CDU et de la FDP) dans l’ « affaire Kemmerich » ont pu contribuer à l’instabilité de ces dernières semaines, les partis fédéraux ayant généralement défendu des lignes de conduite strictes, alors qu’une partie des responsables locaux étaient prêts à rechercher des solutions de compromis sur la base d’une situation régionale particulière. Cela concerne en particulier la possibilité d’une entente CDU-Linke, jusque-là toujours écartée par la direction fédérale du parti conservateur, et qui a été négocié de justesse, après le départ de son leader régional Mike Moring, au matin du dernier vote. Dans ce contexte, le fait que les principaux responsables politiques allemands soient originaires de l’Ouest et n’aient vécu qu’à l’Ouest est pointé du doigt par Bodo Ramelow, lui aussi né à l’Ouest mais installé en Thuringe au lendemain de la Wende.

Celui-ci en profite pour souligner, fait encore relativement peu courant pour un responsable de la Linke malgré une distanciation accrue ces dernières années, l’aspect « totalitaire » de l’ancien régime est-allemand. Il se place ainsi dans une posture « centriste », en rupture avec l’héritage de la SED2, prévenant ainsi le principal argument avancé par les conservateurs pour justifier leur refus de toute coopération avec le parti de gauche.

Oui, Mesdames et Messieurs, j’ai refusé la main que M. Höcke me tendait. On peut y voir une impolitesse, mais (interruptions depuis les bancs de l’AfD) Sur ce point, M. Müller, vous feriez mieux de garder le silence. Quiconque disait voilà quatre semaines devant toutes les caméras avoir tendu à piège à M. Kemmerich, l’avoir envoyé dans un guet-apens, alors même que M. Kemmerich avait fait acte de candidature et était prêt, en tant que parlementaire, à prendre ses responsabilités pour porter la voix de son groupe, quiconque parle ainsi de l’élection d’un organe consitutionnel doit clarifier ses intentions. Si M. Höcke fait ce travail dans son groupe, et si je peux clairement percevoir que la démocratie est au premier plan, alors je suis prêt, M. Höcke, à vous serrer la main à vous aussi ! Mais seulement lorsque vous défendrez la démocratie, lorsque vous la défendrez au lieu de la fouler aux pieds à un tel point que nul ne sache plus, dans cette haute assemblée, comment vous votez, pourquoi vous votez, ou si vous comptez encore tendre des pièges aux démocrates des autres groupes parlementaires.

Une dernière remarque sur ce point. Je suis inquiet de ce qu’a subi ces derniers temps la famille Kemmerich. (interpellations) Ces messieurs là-bas ne souhaitent probablement pas savoir comment allait mon épouse, et c’est pourquoi je remercie mon épouse (montre la tribune) d’avoir supporté pendant les quatre dernières semaines ce que nous avons dû supporter et ce que la famille Kemmerich a dû supporter. Nous avons tout autant été sous protection policière que la famille Kemmerich l’a été, et ce qui est écrit sur les pages Facebook de mes fils, « nous savons où vous habitez, nous connaissons vos noms »… et vous voulez n’avoir rien à voir avec cela ! Vous êtes les incendiaires dans cette salle ! C’est pourquoi je remercie formellement tous ceux qui ont fait en sorte que nous parvenions aujourd’hui à retrouver une situation stable.

Quelques minutes plus tôt, alors que les responsables de groupe s’étaient tour à tour présentés devant M. Ramelow pour le féliciter de son élection, Bodo Ramelow avait refusé de serrer la main que lui tendait Björn Höcke, responsable de l’AfD régionale et chef de son courant de l’aile droite, der Flügel. S’était ensuivie une discussion assez longue en manifestement tendue entre les deux hommes.

Bodo Ramelow ne cache pas sa solidarité personnelle avec Thomas Kemmerich, éphémère ministre-président libéral que son camp avait pourtant très vivement attaqué au lendemain de l’élection, l’accusant ouvertement d’avoir joué le jeu de l’AfD par sa candidature, voire d’envisager (ce qu’il a toujours nié) une coopération gouvernementale avec l’extrême-droite. La chef du groupe de la Linke avait jeté le bouquet de fleurs prévu pour M. Ramelow aux pieds de M. Kemmerich après son élection, et la semaine suivante avait été marquée par de nombreuses protestations dans toute l’Allemagne contre la FDP , fréquemment décrite par une partie de la gauche comme prêt à des accords avec la droite radicale3. Par ces déclarations, Bodo Ramelow prend donc ses distances avec les manifestations de défiance parfois violentes qui se sont exprimées vis-à-vis du chef des libéraux thuringeois – y compris dans son camp –, et, laissant de côté toute critique de M. Kemmerich, décrit de manière un peu surprenante comme un homme ayant pris ses « responsabilités », tente d’instituer une union des « démocrates » face à l’AfD, sur laquelle il rejette l’entière responsabilité de la crise.

Je remercie le groupe de la CDU d’avoir consenti, malgré une situation difficile et au-delà des désaccords au niveau fédéral, à ce que nous veillions ensemble à la stabilité de ce Land. Nous préparerons des élections anticipées sur la base du mécanisme de stabilité signé ce matin à neuf heures. Ce n’est qu’au travers de nouvelles élections que nous pourrons donner aux citoyens une véritable possibilité de nous transmettre un résultat qui clarifie les responsabilités dans cette haute assemblée pour la législature à venir.

C’est pourquoi nous y travaillerons, et c’est pourquoi nous nous sommes engagés, je voudrais insister sur ce point, à empêcher lors des prochains moins l’apparition d’une majorité destructive, afin de ne plus nous laisser manipuler par un groupe qui tend des pièges et des guet-apens. En ce sens, la crise que nous vivons est aussi une chance.

S’adressant cette fois aux conservateurs, Bodo Ramelow poursuit son discours d’unité. La Linke, en très bonne position dans les sondages (jusqu’à 40 %), aurait pu souhaiter des élections plus rapides ; mais la CDU locale, très affaiblie par la crise (de 22 % lors des dernières élections à 14 % dans les dernières enquêtes)4, n’y avait que peu d’intérêt malgré l’insistance de sa direction fédérale.

Je crois que nous pouvons tirer profit de ces quatre dernières semaines et de la publicité faite à la Thuringe pour dire : regardez ce que nous savons faire. Non pas seulement le fait que ayons réussi à dépasser une crise de légitimation démocratique et que nous ayons rétabli une situation ordonnée. Nous pouvons nous concentrer sur nos produits, nous pouvons nous concentrer sur les biens, nous pouvons nous concentrer sur les services, et nous pouvons nous concentrer sur les universités. Inviter les gens à étudier chez nous, faire venir des chercheurs du monde entier, avec une autre couleur de peau, une autre couleur de cheveux (sic), une autre origine et possiblement aussi une autre religion. Cette diversité est au cœur de la Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne et de la Constitution thuringeoise.

C’est en ce sens que je dis que nous devons aller de l’avant, car quiconque conduit un véhicule en ne regardant que dans le rétroviseur finira inévitablement par causer un accident. Or nous ne voulons pas causer d’accident, mais bien dire aux gens que les choses avancent, et je suis prêt pour cela à mettre mes forces au services de ce Land, grâce à l’appui des groupes démocratiques de cette haute assemblée.

La fin du discours compile – avec un curieux sentiment de mélange – ses trois messages principaux : la priorité est désormais au développement (économique), à la stabilité et non aux crises institutionnelles ; les valeurs d’ouverture et de tolérance sont essentielles pour remplir ces objectifs ; l’union des « groupes démocratiques » contre l’AfD est fondamentale pour l’avenir. Bodo Ramelow, dont le taux d’approbation dans l’opinion est très élévé, s’efforce de s’affirmer comme l’homme d’État incontournable de la Thuringe, alors que son autorité a été, de fait, largement contestée depuis la dernière élection. En montrant sa solidarité avec Thomas Kemmerich, en remerciant les conservateurs pour un geste dont la portée reste encore incertaine, il tente enfin de réussir à l’échelle régionale ce que la position des partis fédéraux à jusque-là fait échouer : un compromis large de tous les partis de la gauche au centre-droit, un « cordon sanitaire » actif face à l’AfD.

Je vous remercie.

Sources
  1. LEITLIN Hannes et al., Hier wohnen Deutschlands Asylbewerber, Zeit Online, 20 août 2015.
  2. L’ancien parti unique est-allemand.
  3. Bundesweite Proteste gegen Kemmerichs Wahl, Zeit Online, 5 février 2020
  4. Umfragen Thüringen, wahlrecht.de (consulté le 5 mars 2020).
Crédits
Bodo Ramelow, discours d’intronisation au Parlement de Thuringe, 4 mars 2020.
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