Que s’est-il passé les 5 et 6 février 2020 ?

Le chef du groupe Parti libéral-démocrate d’Allemagne (FDP, RE) au parlement régional de Thuringe. Thomas Kemmerich, a été élu ministre-président du Land mercredi 5 février au troisième tour d’une élection très serrée, par 45 voix contre 44 (et une abstention), provoquant la défaite surprise du ministre-président sortant Bodo Ramelow, issu du parti de gauche radicale Die Linke (GUE/NGL) et qui était candidat à sa propre succession. Kemmerich a bénéficié de manière attendue des voix des groupes libéral et conservateur. Mais l’Alternative pour l’Allemagne (AfD, ID), qui présentait pourtant aussi un candidat face à Kemmerich et Ramelow, a pris le parlement de court en lui retirant son soutien et en reportant toutes ses voix sur Kemmerich, déclenchant ainsi une crise politique nationale en Allemagne. Contrairement à ce qu’avait alors indiqué le chef du parti Christian Lindner, qui se disait très surpris du résultat mercredi soir, la direction du FDP était manifestement au courant de la possibilité que l’AfD vote pour leur candidat, et avait même donné son accord en ce sens1.

Jeudi 6 février à 14 heures, sous la pression, Kemmerich a finalement annoncé que son groupe parlementaire allait déposer une motion visant à dissoudre le parlement régional et à convoquer des élections anticipées. Il a également déclaré que sa démission était « inévitable », sans toutefois démissionner formellement, et reste donc à ce jour (7 février) ministre-président de plein exercice, sans majorité (5 députés sur 90) et sans gouvernement.

Pourquoi s’agit-il d’un événement historique  ?

Pour la première fois depuis 1945, les partis du centre et de la droite acceptent le soutien de l’extrême droite pour accéder au pouvoir. En outre, l’AfD de Thuringe est dirigée par Björn Höcke, chef officieux de l’aile la plus extrême du parti, le Flügel, dont l’influence est par ailleurs croissante dans toute l’Allemagne de l’Est. Höcke défend des positions proches de la pensée « völkisch », raciste et antisémite. Il a décrit le monument aux juifs assassinés d’Europe à Berlin comme « monument de la honte » et a appelé à un « virage à 180° » dans la politique mémorielle allemande. Le soutien d’un parti dont les principaux chefs ont régulièrement relativisé les crimes du régime nazi et la Shoah constitue un symbole extrêmement malheureux pour le FDP, qui s’était jusque-là toujours engagé contre le totalitarisme et l’antisémitisme, alors que le monde célébrait il y a une semaine le 75e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz en janvier 1945.

Le soutien d’un parti dont les principaux chefs ont régulièrement relativisé les crimes du régimes nazi et la Shoah constitue un symbole extrêmement malheureux pour le FDP, qui s’était jusque-là toujours engagé contre le totalitarisme et l’antisémitisme

De manière plus anecdotique, l’élection d’un chef de l’exécutif libéral est également une rareté : le FDP n’a eu dans toute son histoire qu’un seul ministre-président, dont le mandat s’est terminé en 1953.

Ramelow – Höcke – Kemmerich  : portraits parallèles

Bodo Ramelow (63 ans, Die Linke, socialiste) et Thomas Kemmerich (54 ans, FDP, libéral) représentent une forme d’archétype de leurs familles politiques respectives, tout en ayant eu des vies remarquablement parallèles. Tous deux sont nés en Allemagne de l’Ouest et ont grandi dans l’espace rhénan. Le jeune Bodo quitte tôt les bancs de l’école pour se salarier dans le commerce avant de faire carrière dans le syndicalisme, tandis que Thomas, né 10 ans plus tard, commençait sa scolarité qui l’amènerait jusqu’à des études de droit et de commerce achevées à la veille de la réunification. Le mur tombé, tous deux tentent la ruée vers l’Est, l’un pour y monter les structures syndicales adaptées à une économie libre, l’autre pour devenir conseiller en création d’entreprise.

Ce n’est qu’une fois installés définitivement en Thuringe qu’ils se lancent en politique, devenant des hommes d’appareil, gravissant les échelons du parti, alternant mandats au Parlement de Thuringe et au Bundestag dans la même circonscription électorale à Erfurt. Ramelow, bien qu’arrivé en deuxième position lors des élections parlementaires locales de 2014, ravit la tête de l’État libre de Thuringe grâce à une coalition inédite avec les sociaux-démocrates de la SPD et les écologistes. Il perd sa majorité en septembre dernier, malgré un bilan globalement salué par tous les bords politiques, du fait de l’effondrement de la SPD qui perd plus de la moitié de ses députés. À la fois réfléchi et sanguin, protestant pratiquant dans un parti anticlérical, il parvient à créer une image consensuelle (satisfaisant selon les sondages de l’année dernière plus de 60 % des électeurs thuringeois) et à porter une aile démocrate au sein de Die Linke, parfois en désaccord avec la ligne plus dure de la tête du parti. Kemmerich, moins présent sur le devant de la scène jusque-là, et dont le parti ne s’est hissé au-dessus du minimum requis pour une participation parlementaire que par 73 voix d’avance lors du dernier scrutin, acquiert quant à lui pour la première fois une stature nationale.

Bodo Ramelow perd sa majorité en septembre dernier, malgré un bilan globalement salué par tous les bords politiques, du fait de l’effondrement de la SPD qui perd plus de la moitié de ses députés.

Björn Höcke (48 ans, AfD, néonationaliste) est lui aussi Allemand de l’Ouest, seul point commun avec ses deux rivaux. Professeur d’histoire dans un lycée de Hesse, il est élu en 2014 au Parlement de Thuringe après un parachutage. Leader du courant extrémiste au sein de l’AfD (« der Flügel », l’aile), il survit à deux tentatives de limogeage en 2015 et 2018 au sein du parti qui cherche alors à se distancer de ses proximités avec les sbires de la NPD, le parti néo-nazi allemand, et de ses propos graduellement révisionnistes, xénophobes, racistes et nostalgiques du Troisième Reich. Il remporte lors des élections de septembre dernier la deuxième plus grande délégation au Parlement de Thuringe, rendant impossible toute alliance sans l’extrême-droite ou l’extrême-gauche.

Quelles ont été les réactions des principaux partis allemands et de l’opinion publique  ?

Le choc du mercredi 5 février a été commenté progressivement par l’ensemble de la classe politique allemande. La nouvelle situation divise profondément le FDP. Certains ont semblé pendant 24 heures être prêts à banaliser la situation, et ont proposé aux partis démocratiques de former une coalition sous la direction de Kemmerich. C’est le cas du président Christian Lindner, de son vice-président Wolfgang Kubicki, de la chef du groupe des libéraux allemands au parlement européen Nicola Beer ou l’organisation de jeunesse du parti, les Junge Liberale. Mais plusieurs ténors ont aussi exigé immédiatement une démission rapide de Kemmerich, comme Marie-Agnes Strack-Zimmermann, Konstantin Kuhle et Alexander Graf Lambsdorff.

Les principales personnalités de la communauté juive en Allemagne ont également exprimé leur colère face à l’élection de Kemmerich. Le président du Conseil central des juifs d’Allemagne, (Zentralrat der Juden in Deutschland), Joseph Schuster, n’a pas caché sa colère, accusant le FDP de « s’éloigner du consensus des partis démocratiques ». Pour la présidente de la communauté israélite de Munich, Charlotte Knobloch, une des grandes voix du judaïsme en Allemagne, « il ne peut pas y avoir dans une démocratie un ministre-président qui arrive au pouvoir grâce aux voix de l’extrême-droite ».

La plupart des représentants de l’Union CDU/CSU, comme le secrétaire général de la CDU Paul Ziemiak, le président de la CSU et ministre-président bavarois Markus Söder ou la présidente de la CDU Annegret Kramp-Karrenbauer, ont appelé à de nouvelles élections régionales en Thuringe. Seuls, des représentants de l’aile droite (WerteUnion, notamment Hans-Georg Maaßen) ont appelé à une coopération avec l’AfD. Pour Kramp-Karrenbauer, il s’agit de ne pas perdre à nouveau la face. Son rival Friedrich Merz a annoncé le jour même qu’il quittait le conseil de surveillance du gestionnaire de fonds BlackRock, avec comme objectif probable de briguer à nouveau la présidence de la CDU et l’investiture comme Spitzenkandidat pour les élections de 2021. Le lendemain de l’élection, Angela Merkel, depuis l’Afrique du Sud, a qualifié l’élection de Kemmerich d’« impardonnable » et appelé les responsables politiques à « annuler », par un nouveau vote ou une démission, le processus engagé le 5 février.

Dans la soirée du 5 février, une manifestation spontanée s’est organisée devant la centrale fédérale du FDP à Berlin, rassemblant quelques milliers de personnes autour de slogans très critiques des libéraux.

Le refus de toute coopération avec la Linke exprimé jusque-là par Mohring compromet la capacité de la CDU à trouver une sortie de crise

Malgré les déclarations initiales de la chef du parti AKK, il semble, le 7 février, que Mike Mohring, président de la CDU en Thuringe, ne soit pas prêt à demander une dissolution du Landtag et de nouvelles élections2. La section régionale de la CDU favoriserait visiblement une sortie de crise qui verrait Kemmerich demander la confiance du parlement, confiance qui lui serait refusée ; mais, selon la constitution thuringeoise, il faudrait pour cela qu’advienne l’élection d’un candidat tiers, dont AKK a suggéré qu’il pourrait venir du centre-gauche, ce que les intéressés ont aussitôt rejeté3. Le refus de toute coopération avec la Linke exprimé jusque-là par Mohring compromet la capacité de la CDU à trouver une sortie de crise, alors qu’il peut légitimement craindre une débâcle si un nouveau scrutin est organisé. Cet épisode démontre une nouvelle fois que l’autorité de Kramp-Karrenbauer est fragile.

Selon le sondage DeutschlandTrend de l’institut infratestDimap mené pour l’ARD le 6 février, 61 % des sondés considèrent que Thomas Kemmerich a raison de présenter sa démission, tandis que 24 % pensent qu’il a tort4.

Quelles conséquences pour la politique fédérale  ?

Le vice-chancelier social-démocrate et ministre des finances Olaf Scholz a souligné que cette élection nécessiterait une explication entre les partenaires de coalition au niveau fédéral, une position reprise par les nouveaux dirigeants du parti Saskia Esken et Norbert Walter-Borjans. Si l’attitude sans ambiguïté des dirigeants fédéraux de l’Union devrait simplifier les choses, l’affaire fragilise encore la confiance entre les deux partis.

Depuis son retour au Bundestag en 2017 après quatre ans d’absence, le FDP dirigé par Christian Lindner se positionne contre ce qu’il qualifie de « populisme vert » des manifestations de Fridays for Future, pour les droits des automobilistes, et se montre hostile à une « union de transfert » (Transferunion) entre les Etats membres de l’Union Européenne. Bien que membre du groupe au Parlement européen Renew Europe, le parti libéral s’est résolument ancré à droite, délaissant une tradition centriste sociale-libérale très vivace qui avait permis au FDP de Walter Scheel et Hans-Dietrich Genscher de gouverner treize ans durant avec les sociaux-démocrates Willy Brandt et Helmut Schmidt (1969-1982). Preuve de ce revirement, les sympathisants de la FDP n’étaient que 25 % à déclarer refuser toute coopération avec l’AfD ces derniers jours, contre 69 % des sympathisants conservateurs et environ 80 % des sympathisants de centre-gauche, toujours selon Infratest Dimap. 62 % des sympathisants du parti libéral se disent aussi favorables à une étude au cas par cas, bien plus que la moyenne des Allemands (22 %) ou même que les sympathisants de l’AfD (30 %)

La crise, pas encore réglée, a jeté la confusion dans la plupart des camps, et dévoile les incertitudes qui dominent dans les partis allemands dans une période de recomposition politique majeure, à deux semaines d’une élection au Sénat (parlement unicaméral) de la ville-État d’Hambourg.

Une crise annoncée  ? – équilibres politiques précaires en Thuringe

Si la tournure prise par les événements, et en particulier le rôle central du FDP, ont constitué une surprise, la crise politique qui s’annonce était bel et bien prévisible. Avant même l’élection régionale d’octobre dernier, nous annoncions déjà dans ces colonnes l’avènement d’une véritable crise de l’alternance politique, née de l’impuissance des modèles de coalitions traditionnels à fournir une majorité de gouvernement dans plusieurs Länder de l’Est.

Le parti de gauche radicale Die Linke du ministre-président Bodo Ramelow avait remporté le scrutin avec une avance confortable (31 %), mais sa coalition avec le SPD (8 %) et les Verts (5 %) avait perdu sa majorité. Face à eux, le centre-droit représenté par la CDU (22 %) et le FDP (5 %) était dominé sur sa droite par l’AfD (23 %), arrivée deuxième. Alors qu’AfD et Linke fournissent 51 des 90 députés au Landtag, toute coalition ignorant ces deux partis, même une hypothétique alliance centrale Verts-SPD-FDP-CDU (coalition « zimbabwéenne »), est vouée à la minorité. On notera d’ailleurs qu’une telle alliance recueillerait trois sièges de moins que la coalition de gauche, elle aussi minoritaire, défendue par Bodo Ramelow.

Au lendemain de l’élection régionale, le scénario le plus probable voyait donc la coalition de gauche l’emporter à la faveur d’une abstention des autres partis du centre ou de la dispersion des voix au troisième tour de scrutin, Tout l’enjeu semblait résider dans la capacité de la CDU et de La Linke à s’engager dans un dialogue constructif, permettant une reconduite d’un ministre-président plébiscité par ses administrés à plus de 70 %, avec une participation « à la carte » du camp conservateur5. Or, Mike Mohring, chef d’une CDU régionale affaiblie lors du dernier scrutin, s’est toujours opposé à une coopération avec la Linke et l’AfD, déclarant ne pas souhaiter participer, même passivement, à la reconduction de Bodo Ramelow6. Il suivait en cela la ligne du parti fédéral, mais pas l’opinion de la majorité des Thuringeois, favorables à près de 60 % à une entente. À deux semaines de l’élection du ministre-président, Mohring déclarait souhaiter un report du vote pour éviter la nomination d’un exécutif minoritaire7.

Sans la candidature de Kemmerich, même sans entente transpartisane, un gouvernement minoritaire aurait pu s’imposer malgré tout au troisième tour de scrutin, où Bodo Ramelow aurait affronté seul à seul le candidat de l’AfD. S’il est encore difficile de déterminer s’il s’agit là d’un coup d’éclat délibéré ou d’un hasard de l’histoire, il est clair que cet événement n’aurait pu avoir lieu sans une accumulation de tensions politiques non résolues qui a suivi l’élection d’octobre dernier.

Tant qu’aucune entente entre le centre-droit et le parti de la gauche radicale n’est possible, l’obtention par Die Linke et l’AfD de plus de la moitié des sièges conduit mathématiquement à une participation gouvernementale de l’extrême droite ou à une impasse politique. Même les Très grandes coalitions centrales qui devraient se systématiser à l’Est deviennent alors insuffisantes. La crise en cours n’a donc rien d’une surprise, non pas tant en raison d’une hypothétique ouverture vers la droite de la CDU et du FDP – par ailleurs réelle dans certains cercles -, que par le fait des équilibres électoraux. Cette évolution, comme l’a reconnu Ramelow lui-même en tentant d’esquisser un modèle durable de gouvernement minoritaire8, est probablement durable, et il n’est pas du tout certain qu’une nouvelle élection donne au Land une majorité claire.

Qui sont les vrais responsables  ?

Les dernières heures ont clairement découpé le spectre politique allemand en responsables, en dommages collatéraux et en gagnants.

Du côté des responsables, Christian Lindner et Thomas Kemmerich tiennent le haut de l’affiche. En effet. après une campagne axée sur la promesse de mettre en échec la réélection de Bodo Ramelow à la tête de l’exécutif local, ils sont parvenus, en étant le plus petit groupe parlementaire, à mettre en minorité le dirigeant local de Die Linke et ainsi à le détrôner. Lorsque la présidente du Parlement a demandé à Kemmerich, selon la procédure, s’il acceptait son élection à la tête de l’État libre de Thuringe – avec donc le soutien de la frange la plus extrême de l’AfD -, celui-ci l’a accepté, ce qui était un risque discuté avec la direction du parti libéral. Une fois le scandale lancé, et le mal étant été déjà fait, ils ont tenté pendant une nuit de développer une ligne en décalage total avec la réaction publique, tenant à appeler à une coalition des partis modérés, sans répondre aux reproches. Ils ont finalement dû céder, le 6 février, en annonçant la démission prochaine du nouveau ministre-président, leur volonté de convoquer de nouvelles élections, et la convocation d’un bureau de la FDP afin que celui-ci puisse réaccorder sa confiance à Lindner. Leur crédibilité est entamée, la carrière de Kemmerich et de son groupe au parlement de Thuringe probablement mort-née, et la stratégie récente de Lindner visant à s’assurer du soutien des déçus de la SPD semble condamnée.

Si l’attitude sans ambiguïté des dirigeants fédéraux devrait simplifier les choses, l’affaire fragilise encore la confiance entre les deux partis.

Responsables indirects de la situation, la fédération SPD de Thuringe. qui est la source de la perte de majorité de Bodo Ramelow, et la CDU locale, qui n’a pas su engager un dialogue suffisant avec Die Linke pour aboutir à une solution concertée, sont ainsi victimes de l’impasse ayant conduit à cette situation.

Qui sont les victimes ? À qui profite la situation ?

Du côté des dommages collatéraux on retrouve en premier lieu Bodo Ramelow, humilié après sa défaite face au chef d’un parti ayant obtenu 6 fois moins de voix lors des élections parlementaires locales, et ce après une campagne réussie, avec un succès incontestable lors du scrutin. Il paie aujourd’hui les faiblesses de ses alliés, entre autres en raison du contexte national de grande coalition ayant affaibli la SPD.

Autre dommage collatéral, Annegret Kramp-Karrenbauer, présidente de la CDU. Après avoir vraisemblablement mis en garde tant la FDP que la CDU locale du risque de ce scénario, elle a été ouvertement désavouée (une fois de plus) par ses troupes, lesquelles ont permis l’élection de Kemmerich avec le soutien de son parti et celui de l’AfD, côte à côte. De plus sa réaction est arrivée tardivement, nourrissant les incertitudes sur son autorité. Mike Mohring, le chef de la CDU au Parlement de Thuringe, a envisagé de démissionner et annoncé qu’il ne serait pas candidat à sa propre succession. Autres victimes possibles de cet épisode, Norbert Walter-Borjans et Saskia Esken, nouveaux co-présidents de la SPD, qui n’ont pas réussi à jouer un rôle de premier plan dans cet épisode quoique leur propre réputation ne fût pas directement en cause. Enfin Alexander Gauland et Alice Weidel, chefs de l’AfD, se retrouvent en difficulté du fait de cette victoire éclatante de Björn Höcke, qui a réussi à peser grâce à une ligne extrémiste, face à une direction quelque peu mal à l’aise qui souhaitait davantage miser sur une stratégie de dédiabolisation.

Enfin, plusieurs gagnants se sont distingués, et en premier lieu Markus Söder, ministre-président CSU bavaroise9. Alors que Merkel était en route pour l’Afrique du Sud, et AKK peu présente, il a saisi l’occasion de prendre l’autorité morale au sein du centre-droit allemand à travers une condamnation vive et totale du comportement de la FDP et de la CDU en Thuringe. Il est parvenu à se montrer comme le rempart conservateur au nationalisme, et à se présenter en homme d’État, prêt à mener l’alliance CDU-CSU lors des prochaines élections nationales, lors du départ d’Angela Merkel de la chancellerie, et ainsi lui succéder. Autre gagnant incontestable, Björn Höcke qui a montré que l’extrémisme comme stratégie était payant pour apporter des succès aux néonationalistes et les faire peser réellement sur la vie politique. Enfin, Angela Merkel et Martin Schulz se sont distingués par leurs réactions, en opposition à leurs successeurs à la tête de leurs partis respectifs. Chez les libéraux, Alexander Graf Lambsdorff s’est érigé en opposant clair à toute alliance à droite.

Après avoir vraisemblablement mis en garde tant la FDP que la CDU locale AKK a été ouvertement désavouée par ses troupes qui ont permis l’élection de Kemmerich avec le soutien de son parti et celui de l’AfD, côte à côte

Le seul sondage mené en Thuringe depuis l’élection de Kemmerich donne Die Linke de Bodo Ramelow en forte hausse (37 %, +6pp), retrouvant avec le SPD (9 %, +1pp) et les Verts (7 %, +2pp) une majorité, alors que l’AfD est en légère hausse (24 %, +1pp), que la CDU s’écroule (12 %, -9pp) et que le FDP perd sa représentation parlementaire (4 %, -1pp)10. Au niveau fédéral, le sondage mené par InfratestDimap pour l’ARD indique que le FDP et la CDU font en premier lieu les frais de la crise politique. La CDU a maintenant une moins bonne image auprès de 41 % des sondés, le FDP auprès de 44 % d’entre eux. Plus inquiétant, 29 % des sympathisants CDU ont une moins bonne image de leur parti, ainsi que 26 % des sympathisants FDP.

Demain, l’extrême-droite au pouvoir dans les Länder  ?

Le bilan de ces derniers jours est ambigu. D’un côté, un parti d’extrême-droite a effectivement contribué à l’élection d’un ministre-président, pour la première fois dans l’histoire de la République fédérale. De l’autre, les réactions très largement hostiles des partis, de l’opinion publique et de la presse ont exercé une pression telle qu’elle a précipité presque immédiatement la chute d’un ministre-président qui n’aura finalement jamais eu d’équipe gouvernementale. La fermeté démontrée par la plupart des chefs de partis ne doit cependant pas faire oublier que certaines voix au centre-droit, particulièrement au FDP, ont dans un premier temps salué le résultat du vote ; il reste donc à voir comment les intéressés seront ou non jugés, dans les mois à venir, sur le fondement de leur réaction à l’élection du 5 février. Le parti libéral semble en partie confirmer une dérive à droite engagée sous la présidence de Lindner, même si celui-ci assure avoir été, en l’espèce, victime d’un piège de l’AfD.

Surtout, les équilibres électoraux précaires que nous évoquions ne seront pas nécessairement bouleversés par l’épisode Kemmerich, avec ou sans nouveau scrutin : la formation d’un gouvernement en Thuringe reste toujours incertaine, d’autant plus que le rôle peu enviable joué dans la crise par le FDP et la CDU devrait favoriser une redistribution des suffrages vers la périphérie du spectre électoral. Dans un premier temps, ceci pourrait bien jouer en la faveur de Bodo Ramelow et de sa coalition de centre-gauche ; à terme, les dégâts causés par la rupture du cordon sanitaire, même promptement neutralisée, sont difficiles à estimer. Seule l’histoire permettra de dire si la crise présente aura fait la démonstration de la vivacité durable de l’opposition à l’extrême-droite en Allemagne, ou si elle aura été au contraire le premier pas vers sa normalisation.

La dissolution n’est pas acquise : une majorité des deux-tiers reste nécessaire, qui semble prête vaciller à l’heure où la CDU appelle à une troisième voie elle-même minoritaire.

La crise en cours démontre, de manière inédite dans l’histoire récente de l’Allemagne, à quel niveau de perte de contrôle politique peut conduire un morcellement de l’électorat qui s’accompagne, ni d’une révision des pratiques institutionnelles, ni d’un accroissement des échanges transpartisans, d’une prise en compte renforcée des dynamiques régionales. Tous les partis impliqués, à l’exception de l’AfD, ont agi pendant 24 heures sur le mode de la gestion de crise, parvenant finalement à une issue probable – la dissolution du Parlement – dont l’effet sur les dynamiques politiques et électorales pourrait n’être que minime, a fortiori en dehors de la seule Thuringe. Mais même cette dissolution n’est pas acquise : une majorité des deux-tiers reste nécessaire, qui semble prête vaciller à l’heure où la CDU appelle à une troisième voie elle-même minoritaire. Reste l’option d’une motion de confiance, qui doit être constructive – et donc irréalisable au vu de la position actuelle des conservateurs – ou d’une démission simple de Kemmerich. La crise n’est donc pas encore terminée.

Est-ce un séisme politique à l’échelle continentale  ?

Dans une période qui voit l’émergence de nombreux formats de coopération gouvernementale inédits (gouvernements M5S-Lega et M5S-PD en Italie, coalitions ÖVP-FPÖ et ÖVP-Verts en Autriche, SPÖ-FPÖ au Burgenland, Très grandes coalitions dans les Länder allemands), le cas thuringeois, à l’instar de l’actuelle formation gouvernementale belge, occupe une place à part, consacrant davantage l’impossibilité de toute formation gouvernementale majoritaire que l’émergence de modèles alternatifs.

Au-travers du rôle joué par le FDP lors de cette crise, la position des partis libéraux vis-à-vis de l’extrême-droite est également en question. Une certaine porosité a pu s’observer ici et là entre des membres des groupes Renew Europe (RE, libéral) et des partis néonationalistes dans la pratique du pouvoir, comme l’illustra l’alliance PP-Ciudadanos-Vox en Espagne ou PSD-ALDE (depuis exclus) en Roumanie. Historiquement, le Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ) fut aux origines d’obédience libérale, alors qu’une formation telle que l’Union des démocrates français (UDF) accueillit dans ses rangs des personnalités telles que Philippe de Villiers. Sans y voir un problème propre au groupe libéral lui-même (des phénomènes similaires existent dans les autres partis européens) ou une tendance de fond, la résurgence de ce phénomène suggère qu’il doive être intégré pleinement dans la compréhension des dynamiques électorales contemporaines.

Sources
  1. Daniel Brössler, FDP nach Thüringen : Die Angst ist zurück, Süddeutsche Zeitung, 07/02/2020
  2. Max Muth, CDU plant zunächst keine Neuwahlen in Thüringen, Süddeutsche Zeitung, 06/02/2020
  3. Landtag : CDU-Spitze fordert in Thüringer Krise Kompromisskandidaten, Focus, 07/02/2020
  4. Bildergalerie : Die Ergebnisse des DeutschlandTrends Extra vom 06. Februar 2020, Tagesschau, 06/02/2020
  5. Analyse zur Wahl in Thüringen : Bodo Ramelow, der Polarisierungsgewinner, Tagesspiegel, 27/10/2019
  6. Thüringens CDU-Vorsitzender : Mohring rudert in Sachen Linke zurück, FAZ, 29/10/2019
  7. Thüringen : Mike Mohring will Ministerpräsidenten-Wahl verschieben, Spiegel, 21/01/2020
  8. Thüringen : Ramelow setzt weiter auf Minderheitsregierung, FAZ, 09/01/2020
  9. Wahl-Hammer in Thüringen : Markus Söder macht seinem Frust Luft – und schimpft vor laufenden Kameras, Münchner Merkur, 06/02/2020
  10. Sonntagsfrage – Wahlumfragen Landtagswahl in Thüringen (#ltwth)