Dresde, Potsdam. L’élection des parlements régionaux de Saxe et du Brandebourg le 1er septembre prochain s’annonce comme un scrutin déterminant pour l’avenir de la culture parlementaire allemande. Difficile, pourtant, de dégager les lignes de forces programmatiques autour desquelles s’organise la confrontation. Les deux principales préoccupations évoquées par l’électorat à la veille de l’élection (migration et asile, sécurité)1 contrastent ainsi significativement avec les compétences et les lignes de fractures régionales (politique éducative, aménagement). Dans les deux Länder de l’Est, c’est surtout sur la nature de la coalition gouvernementale qui verra le jour à la suite de ces élections, que se concentrent les préoccupations. Alors que les deux régions, malgré des profils politiques assez dissemblables, comptent parmi les plus favorables à l’Alternative pour l’Allemagne (AfD, ENL), l’affaiblissement significatif des Chrétiens-démocrates et des Sociaux-démocrates – un phénomène national –, y prend une ampleur particulière. Dans les deux cas, la coalition en place est assurée de perdre assez largement sa majorité : Michael Kretschmer (CDU, PPE) en Saxe et Dietmar Woidke (SPD, S&D) au Brandebourg verront probablement leurs alliances respectives avec la SPD et le parti de la gauche radicale Die Linke (GUE/NGL) recueillir de l’ordre de 35 à 40 % des voix.

À Dresde, la coalition impossible ?

La situation est particulièrement délicate en Saxe. De tradition conservatrice, bastion électoral de l’extrême-droite depuis le début des années 2000 (le parti néo-nazi NPD fit presque jeu égal avec la SPD lors des élections de 2004), la région enregistre un taux de soutien à l’AfD de l’ordre de 25 %. Le parti néo-nationaliste, en deuxième place derrière les chrétiens-démocrates crédités de 31 %, remportera probablement un nombre significatif de mandats directs2. Il ne devrait donc pas pâtir de la limitation de sa liste régionale à 30 candidats (au lieu de 61), intervenue suite à une erreur de procédure pour laquelle le parti a obtenu gain de cause partiel devant le tribunal constitutionnel de Leipzig3. La SPD, qui n’a jamais dépassé en Saxe les 12,6 % obtenus en 2014, devrait se contenter d’un score à un seul chiffre ; cet affaiblissement devrait partiellement profiter aux Verts, qui obtiendraient 14 % des suffrages, soit autant que Die Linke. En réalité, plus que le score apparemment très faible des sociaux-démocrates – mais conforme, dans les faits, à sa moyenne dans une région peu favorable –, ce sont surtout les défections au centre-droit qui inquiètent. Hégémonique dans les années 1990, stable autour de 40 % de 2004 à 2014, la CDU saxonne, fortement contestée sur sa droite, ne recevrait plus que 31 % des suffrages – plusieurs enquêtes la donnaient même en-deçà des 30 %, trois points seulement devant l’AfD.

À cela s’ajoute la désunion, désormais manifeste, au sein-même de la section régionale du Parti chrétien-démocrate. Le ministre-président Michael Kretschmer, représentant de l’aile modérée du parti conservateur, a formellement exclu toute coopération avec les néo-nationalistes4 et prépare d’ores et déjà le terrain pour une coalition avec les Verts5. Cette coalition à trois (elle ne pourra pas faire l’économie des voix du SPD) apparaît comme la seule manière d’éviter à la fois un gouvernement minoritaire et une participation gouvernementale de l’AfD6. Tout en comparant l’AfD avec le NPD, il s’est dit ouvert le cas échéant à une « super-coalition » centriste incluant les Libéraux (CDU, Verts, SPD, FDP) pour faire barrage à l’extrême-droite7.  Mais si elle a les faveurs de la direction fédérale et de l’électorat urbain, la solution Kretscher peine à convaincre la base résolument conservatrice de la CDU saxonne, particulièrement dans les zones rurales. En plein débat autour de l’exclusion potentielle de Hans-Georg Maaßen, ex-chef du renseignement intérieur et dorénavant figure de l’aile droite, la WerteUnion (« union des valeurs »), qui regroupe les partisans d’une forme de national-conservatisme favorables à une coopération avec l’AfD et hostiles aux coalitions noires-vertes, enregistre une forte hausse des adhésions8. À l’échelle infra-régionale, les contacts semblent déjà nombreux9. La base conservatrice pourrait être tentée d’apporter son soutien à une option minoritaire CDU-FDP, qui s’appuierait dans les faits sur la tolérance de l’AfD.

À Potsdam, l’option de gauche favorisée

Dans le vaste mais peu dense Brandebourg, terre historique de la gauche est-allemande, la situation semble singulièrement moins complexe. Certes, la SPD, stable autour de 30 % depuis le début des années 2000, tomberait à 21 %, un point seulement devant l’AfD. Ces pertes coïncident cependant avec une croissance d’ampleur équivalente des Verts (14 %, +8 pp). Et quoique Die Linke recule (14 %), les résultats obtenus devraient suffire à permettre l’avènement d’une coalition rouge-rouge-verte (SPD-Linke-Verts) sous la direction de l’actuel ministre-président Dietmar Woidke (SPD), crédité de 51 % d’opinions favorables10. Une issue qui se résumerait donc en une ouverture aux Verts de l’actuelle coalition de gauche, sans véritable révolution électorale. La bonne entente mise en scène par Die Linke et la SPD dernièrement semble confirmer cette vision des choses11.

L’équilibre n’en reste pas moins fragile. Si l’un des trois coalitionnaires potentiels venait à subir une contre-performance dans les urnes, l’opportunité d’une coalition SPD-CDU-Verts – celle-là même voulue par Kretschmer en Saxe – pourrait être relancée. La CDU brandebourgeoise, donnée à 18 %, un score historiquement faible, est en proie aux mêmes doutes que son alter ego dresdoise. Son chef Ingo Senftleben s’est joint à Michael Kretschmer pour refuser l’« aide » que leur proposait Hans-Georg Maaßen lors de la campagne12, alors que les affinités néo-nazies de la tête de liste de l’AfD sont apparues au grand jour13. À l’inverse du cas saxon, la CDU ne semble pouvoir prétendre à la direction d’aucune coalition à Potsdam, et l’« union des droites » y serait sans majorité. Elle pourrait donc se contenter, dans l’hypothèse d’une nette défaite de la SPD, de perturber la formation d’une Très Grande coalition, suivant l’idée évoquée par Senftleben d’un référendum de la base sur le contrat de coalition14.

La Très Grande coalition « kenyane », avenir de la Grande coalition ?

Avec la perte d’influence des deux partis de masse historiques, la formation de coalitions tripartites est en passe de devenir une nouvelle norme. Il y a quelques mois, Le Grand Continent évoquait déjà dans ses colonnes cette « Très Grande coalition »15 dont la nécessité, née de la hausse du vote nationaliste conjugué à l’affaiblissement des deux grands blocs centraux au profit des anciens « petits partis » (particulièrement les Verts), s’imposait progressivement dans les différents Länder sous l’effet de l’arithmétique électorale.

Parmi les différentes formules de « Très Grande coalition » réunissant la CDU, la SPD et l’un des autres partis centraux, la coalition dite « kenyane »16 incluant les Verts semble la plus à même de s’imposer à moyen terme. Dépassant les Sociaux-démocrates dans la moitié des Länder, les Verts ont capté simultanément une part de l’aile centriste (urbaine, jeune et diplômée) de la CDU et de nombreux déçus de la social-démocratie. Tout se passe donc comme si, derrière l’élargissement de l’alliance CDU-SPD (« Grande coalition ») à une alliance CDU-SPD-Verts (« coalition kenyane ») et le renouvellement partiel de l’offre programmatique et rhétorique par les écologistes, les mêmes catégories d’électeurs se trouvaient finalement représentés par le consensus gouvernemental.17 Il n’en reste pas moins que la seule expérience régionale de ce type, celle du gouvernement formé par Rainer Hasseloff en Saxe-Anhalt depuis 2016, n’a déjà plus de majorité claire à ce jour. En tous cas, l’avenir de la coalition « kenyane » semble plus favorable que celui d’une autre « Très Grande coalition », celle réunissant la CDU, la SPD et les libéraux du FDP, cependant que ces derniers oscillent dans la moitié des régions autour de la barre des 5 % nécessaires à l’obtention de sièges au parlement.

Alors que l’effritement de la social-démocratie semble s’effectuer en grande partie au profit des autres forces de gauche, Verts en tête, les pertes consenties par la CDU à l’AfD sont d’une nature potentiellement plus explosive. Si l’axe « modéré » Kretschmer-Senftleben ne parvient à s’imposer dans la formation gouvernementale qu’au prix d’un morcellement encore accru de son électorat, la décrédibilisation qui pourrait s’ensuivre pourrait encourager la fuite vers la droite d’une partie encore plus importante de la base, voire du personnel politique. Un « parti Maaßen » susceptible d’entrer en coalition avec l’AfD (et peut-être le FDP ou les Électeurs libres) jouirait d’une opportunité politique certaine dans les nouveaux Länder de l’Est.

Le Grand Continent couvrira en direct les résultats des élections en Saxe et au Brandebourg le dimanche 1er septembre au soir.

Sources
  1. EVELT Andreas,  CDU in Sachsen knapp vor AfD, Spiegel, 20 août 2019.
  2. Dans cette élection à un tour, les sièges sont répartis en deux temps : le candidat ayant obtenu la majorité simple dans chaque circonscription est élu (mandats directs, la moitié du parlement) ; puis des candidats issus des listes de chaque parti sont ajoutés afin de garantir la proportionnalité du résultat.
  3. LEHMANN Timo, Was bedeutet das neue Urteil zur AfD-Liste ?, Spiegel, 16 août 2019.
  4. Kretschmer bekräftigt : Keine Koalition und Kooperation mit der AfD, Dresdner Neueste Nachrichten, 8 août 2019.
  5. LEHMANN Timo, Der Elefant im Raum, Spiegel, 21 août 2019.
  6. WORATSCHKA Rainer, „Kretschmer braucht die Grünen“, Tagesspiegel, 22 août 2019.
  7. JEDICKE Henriette, Wenn sich Parteien in Sachsen gegen die AfD verbünden, birgt das zwei Risiken, Focus, 22 août 2019.
  8. Werteunion spricht sich gegen Kooperationsverbot mit AfD aus, Welt, 26 juillet 2019.
  9. GARBE Sophie Madeleine,  Wo sich CDU und AfD näherkommen, Spiegel, 8 août 2019.
  10. CDU in Sachsen bei 30 Prozent, SPD zieht in Brandenburg mit AfD gleich, Spiegel, 22 août 2019.
  11. BREYTON Ricard et KUHL Philip, Rot-rote Annäherung in Zeiten des Wahlkampfs, Welt, 26 août 2019.
  12. Auch CDU-Landeschef Senftleben distanziert sich von Maaßen, Spiegel, 26 août 2019.
  13. AfD-Spitzenkandidat Kalbitz erhielt E-Mail von HDJ-« Bundesführer, Spiegel, 23 août 2019.
  14. Brandenburgs CDU-Chef will Mitgliederentscheid über Koalitionsvertrag, Spiegel, 22 août 2019.
  15. HUBLET François et SCHLEYER Johanna, L’ère des Très Grandes Coalitions et l’Allemagne ingouvernable, Le Grand Continent, 29 avril 2019.
  16. D’après les couleurs (noir, rouge, vert) des partis la composant, qui sont aussi celles du drapeau du Kenya.
  17. Un phénomène similaire est probablement à l‘œuvre dans l‘élargissemement de la coalition SPD-Linke à une coalition SPD-Verts-Linke, même si la porosité entre Linke et AfD est réelle.