L’an dernier vous avez publié une version remaniée de l’un de vos premiers ouvrages, Ils étaient juifs, résistants, communistes (1986). Qu’est-ce qui vous a poussée à entreprendre ce nouveau travail ?

Quand on arrive à un certain âge, on sait qu’on a ses livres derrière soi et je crois que l’on commence à avoir le souci de nettoyer sa table. Il y a quelques années, j’ai fait un grand tri de mes papiers et j’ai donné ce qui me semblait intéressant aux archives Nationales : c’est-à-dire, pour l’essentiel, toutes les interviews que j’avais réalisées pour Ils étaient juifs, résistants, communistes, les personnes interviewées étant mortes, plus personne ne pouvait faire ces entretiens ; tous les carnets chinois, de mon voyage et de mon séjour à Canton qui contenaient deux années de documents uniques ; et puis beaucoup de correspondance, surtout liée à la déportation et aux génocide, d’anciens déportés ou de gens qui écrivaient.

J’avais donc ce souci de nettoyer ma table. Or, de l’ensemble des livres que j’avais écrits, il en restait deux qui me laissaient insatisfaite : les Communistes et mon histoire chinoise1 ; le reste de mes livres ne me pose aucun problème.

Quels problèmes ?

D’abord, le livre avait été très mal reçu à sa publication et violemment attaqué. Dans les années 1980, le Parti communiste était encore très puissant et influençait un certain nombre de personnes qui trouvaient un intérêt à m’attaquer, afin de faire place nette à Adam Rayski, Denis Peschanski, et Stéphane Courtois qui était alors proche des deux premiers. Cela faisait que le Parti voulait donner de la résistance une image qui ne correspondait pas à ce que j’écrivais. De mon côté, j’ai sans doute commis une erreur, en étant trop polémique.

L’autre motif que j’ai eu de revenir à ce livre est plus scientifique. En l’espace de quarante ans, de nombreuses archives ont été ouvertes, des témoignages ont été publiés, notamment celui de Boris Holban, des thèses ont été soutenues, dont la plus importante, selon moi, est celle de Franck Liaigre sur les FTP2. Alors que dans ma propre thèse, Déportation et génocide3, j’avais l’impression que rien n’était encore dépassé, il y avait là du nouveau, qui permettait de reprendre Ils étaient juifs, résistants, communistes.

Y a-t-il quelque chose de libérateur ou, au contraire, de douloureux à revenir sur un livre de jeunesse ?

Je n’ai pas eu de difficulté à revenir sur cet ouvrage et, honnêtement, ce travail s’est fait sans difficultés majeures. J’ai pu avancer sur certaines choses qui m’intéressaient, supprimer ce qui, sur la forme, était trop polémique, j’ai appliqué quelques corrections. Entretemps, le contexte de réception du livre avait aussi beaucoup changé et le livre révisé, apaisé, a été bien accueilli, ce qui a quelque peu pansé les plaies de la première parution.

Et votre livre sur votre expérience chinoise ? Quels étaient vos motifs d’insatisfaction ?

C’est un livre publié à une époque où j’étais très déprimée. C’était un peu le témoignage de ma gueule de bois post-soixante-huitarde, que je trouvais beaucoup trop personnel.

Je voulais le reprendre, et essayer de réfléchir au regard que je pose maintenant sur cette expérience : j’ai enseigné deux années en Chine, en tant que professeur de lettres et de civilisation française à l’Institut des Langues étrangères du Guangdong, près de Canton. J’avais l’envie de revenir sur cette expérience, qui fut pour moi une expérience fondatrice.

Je pense en effet que c’est cette expérience d’enseignement de deux années dans la Chine de la Révolution culturelle a forgé l’historienne que je suis devenue. Cela a été une expérience extrême, et j’y ai beaucoup appris.

Êtes-vous retournée en Chine depuis ?

J’y suis retournée deux ou trois ans après mon retour de cette expérience. Et puis je suis revenue une fois dans la Chine nouvelle de Deng Xiaoping, à Pékin. J’ai aussi fait deux voyages pour des colloques. Enfin, pour reprendre mon livre, je suis retournée dans les endroits où j’avais enseigné et vécu.

Ce fut une expérience fascinante : il ne demeurait plus rien de ce que j’avais connu. Quarante après mon expérience d’enseignement qui s’était conclue en 1976, il ne restait plus rien de ce que j’avais connu. En revanche, tout le monde avait survécu. La Chine étant très surveillée, j’avais fait savoir que je venais via l’application Wechat, et j’ai pu revoir certains de mes anciens étudiants et collègues.

Commémorer la Shoah a toujours revêtu une signification particulière : au souvenir des millions de victimes se superpose un discours d’opposition à l’antisémitisme aujourd’hui.

Annette Wieviorka

Nous commémorons cette année le 75e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz. Vous avez longuement travaillé sur la mémoire de la Shoah : pourriez-vous revenir avec nous sur l’évolution des commémorations de cet évènement dans les prochaines décennies, ainsi que leur signification ?

Bien sûr. Je crois qu’il y aura dans les prochaines années — bien que tout puisse changer, évidemment — quelque chose de radicalement nouveau. Traditionnellement, la commémoration avait lieu à Auschwitz et pendant des années, elle ne s’est pas faite le 27 janvier mais en avril, date choisie pour commémorer la libération des camps, sans attention particulière à ce que l’historien américain Raoul Hilberg a appelé dans La Destruction des Juifs d’Europe les « centres de mise à mort ». Or petit à petit, les choses ont changé : la cérémonie a continué d’avoir lieu à Auschwitz même, mais la pratique des libérateurs soviétiques de prendre la parole lors de cette grande commémoration nationale s’est généralisée.

La dernière grande commémoration, celle du soixantième anniversaire de l’ouverture du camp en 2005, a été considérable. Un nombre important de chefs d’État y assistaient : notamment Jacques Chirac et Vladimir Poutine… Poutine a pris la parole, pour les libérateurs soviétiques, Simone Veil, pour les Juifs, Wladyslaw Bartoszewski, un personnage extraordinaire, pour les prisonniers politiques politiques polonais et, chose inédite, Romani Rose, pour les Tziganes.

Depuis, il y a chaque année une commémoration nationale polonaise à Auschwitz ; toutefois, du fait des événements ukrainiens, il a été impossible, depuis quelques années, de faire venir Poutine en Pologne. La dernière commémoration s’est donc faite non pas au nom du gouvernement polonais, mais d’une fondation créée pour le mémorial d’Auschwitz.

Enfin, il y a une évolution majeure cette année puisque la cérémonie principale — celle qui réunira les chefs d’État et de gouvernement — se tiendra à Yad Vashem, en Israël. Plus de quarante chefs d’État et de gouvernement y seront présents, parmi eux le roi d’Espagne, le prince Charles, le président Macron et celui de l’Allemagne, le vice-président des États-Unis… Le président polonais Duda est invité, mais comme il n’est pas prévu qu’il prenne la parole, il a décidé de s’abstenir.

Le fait que cette grande commémoration se déplace de Pologne en Israël est-il un marqueur d’une évolution des pratiques mémorielles de la Shoah ?

Assurément. Commémorer la Shoah a toujours revêtu une signification particulière : au souvenir des millions de victimes se superpose un discours d’opposition à l’antisémitisme aujourd’hui. Mais déplacer la cérémonie en Israël marque deux changements : on prend d’abord acte du fait que le centre de la mémoire soit Israël, ce qui n’est pas si absurde quand l’on y songe — la majorité de la population juive vit en Israël et sur le continent américain ; ensuite et dans le même temps, on prend acte d’une évolution de la définition de l’antisémitisme, que l’on a vu évoluer et qui a agité dernièrement, qui considère qu’une certaine part de l’antisionisme est de l’antisémitisme.

On prend acte d’une évolution de la définition de l’antisémitisme, que l’on a vu évoluer et qui a agité dernièrement, qui considère qu’une certaine part de l’antisionisme est de l’antisémitisme.

Annette Wieviorka

Revenons sur le cas précis des Polonais : vous avez co-dirigé les actes du colloque « Les Polonais et la Shoah  », de février 2019, sur la nouvelle historiographie polonaise en ce domaine. Ce colloque a été interrompu, comme l’on sait, par des militants « patriotes » polonais. Comment expliquez-vous la violence de ces perturbateurs  ? Vous racontez, avec Judith Lyon-Caen, dans l’introduction de ce texte combien, entre ce temps long du colloque et de la recherche et cette irruption de la politique, il y a quelque chose de choquant.

Publier les actes de ce colloque le plus vite possible nous paraissait impératif, tant son déroulement a été symptomatique du malaise polonais devant la nouvelle historiographie polonaise de la Shoah. Et de fait, nous avons battu un record : le colloque s’est tenu fin février, et nous avons terminé d’écrire les Actes en moins de huit mois.

Tout d’abord, il y avait dans ce colloque une arrière pensée politique : le désir de soutenir nos collègues polonais menacée par une loi qui pénaliserait ceux qui évoquerait une quelconque complicité de Polonais dans la destruction des Juifs. Par exemple, l’usage fautif de l’expression « camps polonais » (il s’agit de fait de camps allemands) relèverait de la loi. C’est le plus souvent une facilité de plume, sans arrière-pensée ; on parle de « camp français » pour le Struthof, qui n’était pourtant pas plus français qu’Auschwitz n’était polonais.

La loi pénalise tout travail qui mettrait en cause l’implication de Polonais dans la destruction des Juifs. Or les travaux de nos collègues polonais ont montré qu’à partir de l’été 1942 — c’est-à-dire, après les grandes vagues de déportation vers les centres d’extermination — a eu lieu ce que l’un d’entre eux, Jan Grabowski4, a appelé la « chasse aux Juifs ». Il y a eu environ deux cent mille Juifs qui ont été livrés à la Gestapo par leurs voisins, ou assassiné directement par les Polonais. Il serait donc interdit, avec la nouvelle loi, de parler publiquement de ce sujet-là.

Pour nous opposer à cette incursion dramatique du politique dans le domaine de l’historien, nous avons voulu continuer le travail entrepris dans un important colloque de 2005, où avait figuré, entre autres, Simone Veil. C’était un moment de grande euphorie, je pense aujourd’hui que cela a été l’acmé de la fin de cette période d’émergence de la mémoire juive.

Dès le moment où nous avons annoncé la tenue de ce colloque, des perturbateurs ont commencé à agir. Des menaces ont été proférées à l’encontre de la Fondation pour la mémoire de la Shoah et de l’EHESS, soit les deux institutions qui ont soutenu le colloque. Cela a escaladé au point où la Fondation pour la mémoire de la Shoah nous a fourni un vigile supplémentaire : on a donc craint des incidents. Toutefois, le colloque a été maintenu ; perturbé, mais il s’est tenu malgré tout, et s’il a été perturbé n’a pas été interrompu. Dans la presse polonaise et sur les réseaux sociaux on a lu des horreurs, par exemple qu’il n’y avait pas de Français dans la salle et qu’on y parlait yiddish. Ces gens-là qui ont perturbé le colloque, ont surtout révélé l’un des visages les plus inquiétants de la Pologne actuelle. Nos collègues là-bas subissent ce genre de harcèlement quotidiennement.

Comment expliquez-vous une telle violence, si loin de la Pologne ?

Dans le cas de notre colloque, je pense qu’ils sont intervenus si loin de chez eux car le colloque associait certaines des plus grandes institutions françaises, à savoir le Collège de France, puisque nous y avons fait faire la conférence inaugurale de Jan Gross qui, le premier, a posé la question de l’implication des « voisins » polonais dans le processus d’extermination, mais aussi le CNRS et l’EHESS. Patrick Boucheron a présenté Jan Gross, et sa contribution figure dans les actes. C’est le gage du soutien du Collège de France. Les plus grandes institutions académiques et de recherche soutiennent donc la liberté de travail de nos collègues.

La violence qui a entouré ce colloque atteste une recrudescence générale de l’antisémitisme. En Pologne, on voit revenir des thèmes antisémites moyenâgeux. Pour autant, certains stéréotypes antisémites ont toujours existé, même si l’antisémitisme a atteint un étiage. Par exemple, l’idée que les Juifs sont inassimilables, qu’ils restent étrangers aux pays dans lesquels ils vivent (on se souvient des propos de Raymond Barre qui disait, au moment de l’attentat de la rue Copernic). Quoi qu’ils fassent ce ne sont pas des nationaux. Quand il y a du nationalisme intégral, il y a de l’antisémitisme. C’est ce qu’on peut constater en Hongrie, en Pologne et sans doute ici en France, dans la frange héritière de la droite maurassienne.

En Pologne, on voit revenir des thèmes antisémites moyenâgeux. Pour autant, certains stéréotypes antisémites ont toujours existé, même si l’antisémitisme a atteint un étiage.

Annette Wieviorka

Pensez-vous que le gouvernement du PiS est un facilitateur voire un instigateur de ce phénomène ?

Instigateur, je n’en sais rien. Mais le gouvernement est assurément un facilitateur de ces évènements. Il y a un nouveau récit national polonais. Jean-Yves Potel5, qui intervient dans l’ouvrage, est l’un des meilleurs experts de la Pologne, qui est un pays qu’il aime profondément : il a été en poste comme attaché culturel à Varsovie, dans les années de la grande démocratisation. Il a été un militant de cette démocratisation des pays de l’Est en étant une cheville ouvrière du mouvement. Il a toujours eu comme idée que, pour que la Pologne devienne réellement une démocratie et retrouve sa place parmi les nations, il fallait qu’elle se réconcilie avec les Juifs et surtout, avec leur histoire. Et cette histoire revêt une importance singulière là-bas, puisque dix pour cent de la population polonaise était juive dans l’entre-deux-guerres, et que cette population a été quasiment totalement assassinée. Il a ainsi publié un ouvrage, La Fin de l’innocence ?, il prenait acte du grand mouvement qui avait saisi la Pologne et qui rendait caduque l’idée que les Polonais étaient seulement un peuple de martyrs. Certains avaient aussi activement participé à la destruction des Juifs.

Aujourd’hui, on assiste à un retour brutal de cette revendication d’une innocence presque constitutive du peuple polonais, c’est-à-dire, un récit national, qui ne touche pas simplement à l’histoire de la mémoire des Juifs, et qui marque une volonté claire de mettre l’histoire sous la coupe du politique.

Les Polonais auraient été tous des résistants, tous sauveurs de Juifs. Les Juifs seraient des ingrats de ne pas le reconnaître, d’autant qu’ils auraient par ailleurs collaboré, comme le prouverait l’existence de conseils juifs.

Ce révisionnisme historique au nom de la défense de la Pologne dépasse la question des Juifs et elle est aussi liée au passé communiste. Par exemple, il y a récemment eu une résolution du Parlement européen, proposée par des eurodéputés polonais du PiS, qui affirme que la guerre a été déclenchée par le pacte germano-soviétique entre l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne. C’est stupide. Cela démontre une incompréhension profonde des mécanismes qui ont provoqué la Seconde Guerre mondiale. Le pacte est une des étapes de la « marche à la guerre », notamment dans sa dimension polonaise, puisqu’il acte sa destruction et libère les mains du IIIe Reich à l’est.

Face à cette résolution, Poutine réagit et répond que les Polonais étaient antisémites, et qu’ils avaient fait alliance avec les Nazis pour exterminer les Juifs. Ce qui est aussi stupide. L’histoire de la Shoah n’est ici plus qu’un prétexte aux manœuvres géopolitiques.

N’est-ce pas là un exemple du risque qu’il y a à légiférer en matière d’histoire ?

Bien sûr que si. Au moment où on débattait en France des lois mémorielles, sur le génocide des Arméniens, sur l’esclavage et enfin sur l’article de la loi sur les Anciens combattants qui parlait des « aspects positifs de la colonisation », il s’est créé une association, présidée d’abord par René Rémond puis par Pierre Nora contre ces législations en matière d’histoire. J’ai d’abord hésité à adhérer, car l’association s’opposait aussi à la loi Gayssot, que je ne considère pas comme une simple loi mémorielle comme les autres : elle prend des mesures qui pénalisent le racisme et l’antisémitisme.

Cette association, très puissante et intelligente, a vieilli, et le statut de l’histoire a bougé. Si vous visitez le site « Liberté pour l’histoire » sur internet, vous constaterez que c’est une association morte. Pour la loi mémorielle polonaise, certaines voix se sont fait entendre : j’ai notamment fait un article dans L’Histoire qui présentait cette loi et ses dangers. Cependant, aujourd’hui, les historiens n’ont plus de force de frappe ; même pour lutter contre les programmes scolaires. Ils sont à l’image du reste de la société…

L’impunité de certaines personnalités qui manipulent à l’envi l’histoire de la Shoah vous paraît-elle expliquer l’isolement des historiens spécialistes face aux attaques qu’ils subissent de la part des néonationalistes européens ? Par exemple Éric Zemmour, qui tire dans ses derniers livres à boulets rouges sur les travaux de Robert Paxton.

Elle peut l’expliquer. Mais je pense que c’est avant tout une affaire de paradigme intellectuel, de générations. Avant-guerre, tous les intellectuels ont plus ou moins fricoté avec l’Action française. Dans l’après-guerre, leurs successeurs ont, eux, fricoté avec le Parti communiste : tous nos grands historiens, ceux de la génération de Leroy-Ladurie, de François Furet, Mona Ozouf … Puis il y eu la génération des soixante-huitards, (dont je suis) maoïstes, castristes, trotskystes. Il y a donc eu la génération Action française puis la génération communiste. Et aujourd’hui je crois que la bascule s’est à nouveau faite dans l’autre sens. La plupart des intellectuels médiatiques sont aujourd’hui marqués à droite.

Est-il selon vous encore possible de faire porter une voix face à ceux qui nient purement l’Histoire et publient des thèses visant à réhabiliter, même partiellement, le régime de Vichy ?

C’est devenu difficile. On assiste à un retour du nationalisme. Je pense aussi que parmi nos aînés, certains n’ont jamais vraiment aimé cette mise en cause du rôle de l’État français dans la déportation des Juifs. Le débat portant sur ce qu’était la France. On revient au récit national en édulcorant les « pages noires » : je ne pense pas que l’on puisse revenir à un récit national tel qu’il était enseigné à l’époque.

Avec la disparition actuelle de la majorité des témoins de la Shoah, comment continuer à transmettre cette mémoire ?

Christian Boltanski parle très bien de cela. Il s’agit de quelque chose de naturel, du passage du temps. Les survivants meurent de concert avec leur génération. Il ne reste plus beaucoup d’historiens d’après-guerre : Mona Ozouf, Michelle Perrot, Pierre Nora ; François Furet, Emmanuel Leroy-Ladurie, Anne Kriegel, qui était ma directrice de thèse, Pierre Vidal-Naquet, sont morts. Il y a donc un passage d’une génération à l’autre. La Seconde guerre mondiale s’éloigne, et la mémoire, dans les familles, se perd.

La sensibilité à cette époque, qui vient de récits incarnés par des personnes qui l’ont vécue, n’existera bientôt plus, et cela est une difficulté pour la transmission de cette histoire. On perd cet air du temps, on gagne en archives déclassées. Avec les derniers témoins, on perd surtout le fait d’appartenir à la même période.

Cette histoire est en train de se détacher des lieux, des femmes et des hommes qui l’ont vécu. C’est aussi lié au passage du temps. Mais l’histoire s’écrit et s’enseigne avec ou sans témoin vivant.

Cela ne rendra donc pas la transmission plus difficile ?

Cela va rendre la sensibilité à cette transmission plus difficile, et non cette transmission même. J’ai vu des enfants se précipiter vers Henri Borlant6 et lui demander de toucher son numéro. Cet effet de réel qui atteste aussi pour les jeunes une vérité sera perdu.

Vous avez affirmé, il y a quelques années, que la mémoire de la Shoah était un facteur d’unification européenne ?

Je l’ai dit, mais force est de constater qu’elle est maintenant un facteur de division européenne.

« La mémoire de la Shoah est aujourd’hui devenue un facteur de division européenne »

Annette Wieviorka

Comment ?

C’est assurément devenu un facteur de division, oui. Mais pour comprendre comment, il faut remonter à l’histoire la plus proche et voir comment elle a été d’abord un facteur d’unité. En 1989 a lieu la chute du Mur. On a cru pendant des années que c’était là la fin de l’Histoire, au sens de Fukuyama : la fin de l’Histoire hégélienne. C’était le triomphe d’un modèle unique : politiquement, la démocratie ; pour ce qui est de l’économie, le libéralisme et enfin, les droits de l’Homme. On a alors cru cette bizarrerie que pour enseigner les droits de l’Homme, il fallait faire une sorte de dystopie, c’est-à-dire de montrer que la Shoah pouvait devenir l’avenir, si on n’éduquait pas sur ce sujet. À partir de 1997, la Shoah est donc devenue une question de relations diplomatiques, ce qui n’avait jamais existé auparavant. Il y a eu, cette année-là, de grandes conférences : d’abord, sur l’or, ensuite, sur les tableaux spoliés. En l’an 2000, il y a eu une grande conférence à Stockholm où ont assisté un grand nombre de chefs d’État et de gouvernement, pour la France Lionel Jospin, suivie par une déclaration en huit points. Alors que les PECO7 voulaient intégrer l’Europe, la discussion diplomatique a entre autres porté sur la nécessité ou non d’établir une clause sur l’enseignement de la Shoah comme critère européen sine qua non pour entrer dans la communauté des nations européennes. Finalement, la clause n’a pas été retenue. Mais a été créée une « Task force for Holocaust education », qui est devenue l’IHRA, où sont représentés une trentaine de pays : le représentant pour la France est son ambassadeur pour les droits de l’Homme.

2005 a été l’année la plus marquante avec notamment la grande commémoration du soixantième anniversaire à Auschwitz. J’ai publié cette année-là Auschwitz, soixante ans après et j’ai pu mesurer l’énorme intérêt par la présence d’Auschwitz pendant des semaines dans les medias. Simone Veil incarnait cette mémoire et la portait avec toute son intelligence et sa dignité. Et puis les choses ont commencé à se compliquer… La fin du rêve européen à l’Est a pesé et certains pays ont commencé à marquer une forme d’hostilité à ce travail mémoriel continental. Finalement, ce qui a été construit pendant ces années d’unité s’est un peu retourné contre la mémoire de la Shoah : en en faisant un enjeu diplomatique, on en a fait une variable d’ajustement dans les relations qu’entretiennent les pays européens.

Pensez-vous que les pays d’Europe de l’Ouest vont finir par lâcher du lest sur ce sujet-là ? La division se fait aujourd’hui sur cette base des anciens camps de la guerre froide…

C’est un sujet compliqué, et puis il y a de l’Ouest qui est un peu de l’Est : l’Allemagne. Jamais on n’aurait pensé qu’un parti néonazi remette en cause de la sorte ces choses-là… Ce que je sens, c’est que ces sujets ne sont plus indexés d’une morale. Ceux qui se consacraient à ces sujets-là se sentaient investis d’une mission morale, et étaient considérés comme tels. D’un côté, on s’y intéresse moins. Dans le même temps, les visites au mémorial de la Shoah sont très nombreuses, les places pour chaque formation pour les professeurs à ce sujet sont vite remplies. On ne peut aussi faire abstraction de la question d’Israël. On comptait en 1939, dix-huit millions de Juifs dans le monde. Ils vivaient, pour 60 % d’entre eux, en Europe. Aujourd’hui, il y a dix-huit millions de Juifs. Moins que la population de Shanghai. Les pertes du génocide n’ont pas été rattrapées. Mais le basculement majeur est que seuls 10 % des Juifs vivent aujourd’hui en Europe, principalement en France et au Royaume-Uni, le reste vit en Israël et sur le continent américain. Le judaïsme européen peine à exister, ou alors en exil.

Aujourd’hui, il y a dix-huit millions de Juifs. Moins que la population de Shanghai. Les pertes du génocide n’ont pas été rattrapées.

Annette Wieviorka

Pensez-vous qu’il soit possible de répondre à un négationniste, de le convaincre qu’il est en tort ?

Il y a un grand débat à ce sujet-là. Pierre Vidal-Naquet disait : « On ne répond pas aux négationnistes ». Si vous prenez des gens comme Faurisson, Dieudonné, Soral, … cela ne sert à rien. Cependant, vous pouvez expliquer certaines choses si vous êtes face à des gens qui ont des doutes qui ne sont pas idéologiques. J’ai enseigné en lycée, avec pour principe que tout peut être dit dans une salle de classe. On n’y est pas dans l’espace public, et il faut se rappeler qu’un jeune adolescent peut toujours bouger intellectuellement. Autrement non, il n’y a rien à faire…

Le doute sur la Shoah n’est-il pas toujours idéologique ? Avez-vous l’impression que cette ère du doute généralisé s’installe ?

Si, bien sûr. Toutefois, à quelqu’un qui n’a pas une pensée structurée par une idéologie, qui serait de bonne foi et qui aurait lu un passage qui l’aurait troublé, il est possible de répondre et parfois de leur faire abandonner leurs doutes. C’est aussi cela, le rôle d’une historienne.

Vous avez consacré la quasi-totalité de vos livres à la Shoah, ses victimes, ses perpétrateurs, sa mémoire. Y a-t-il eu des moments où vous avez succombé à l’épuisement ? Avez-vous envisagé, parfois, de changer de sujet ?

Bien sûr. On en a tous l’envie. Mais j’ai tout de même fait des pauses. J’ai fait la biographie du couple Thorez8 — 5 ans de travail — qui était un pas de côté. J’ai co-écrit avec Danièle Voldman Tristes grossesses. J’ai passé beaucoup de temps à m’occuper des archives, aussi. Je me suis occupé de la question des femmes. J’ai eu et ai encore un certain nombre d’activités dans la société, qui ne sont pas liées à la Shoah : de la BnF à la mission sur la parité dans la haute fonction publique. J’ai eu beaucoup d’investissements extérieurs ; mais en même temps, cela reste un sujet primordial. Pour moi, il y a deux sujets inépuisables pour le XXe siècle : le communisme et le nazisme.

Dans les deux cas, il y a quelque chose d’irréductible, qui résiste à nos intelligences d’historien. Je pense que c’est pour cela que nous y revenons.

Sources
  1. L’Écureuil de Chine, Les presses d’aujourd’hui, 1979 (livre de souvenirs autobiographiques à propos du séjour d’Annette Wieviorka en Chine, de 1974 à 1976 — wiewiórka signifie par ailleurs « écureuil » en polonais).
  2. Franck Liaigre, Les Francs-Tireurs et Partisans (FTP) face à la répression. Une autre approche de l’histoire de la résistance, Dijon, 2012, sur theses.fr.
  3. Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Hachette « Pluriel », Paris, 2003.
  4. Jan Grabowski, professeur polono-canadien à l’Université d’Ottawa, spécialisé dans l’histoire des relation judéo-polonaises dans la Pologne occupée durant la Seconde guerre mondiale, et cofondateur en 2003 d’un Centre polonais de la recherche sur l’Holocauste, à Varsovie.
  5. écrivain et universitaire français, spécialiste de la Pologne
  6. Médecin français, survivant de la Shoah. Raflé et déporté à Auschwitz, il témoigne depuis plusieurs années de cette expérience.
  7. Pays d’Europe Centrale et Orientale
  8. Maurice et Jeannette. Biographie du couple Thorez, Fayard, Paris, 2010
Crédits
Édition : Antoine Chatard