Pour qui contemple aujourd’hui les scènes qui se jouèrent à Berlin en novembre 1989, il paraît presque incongru que la chute du mur n’ait pris dans l’intervalle une place plus importante dans la mémoire collective des Européens. Le 9 novembre, pourtant, les caméras de toutes les télévisions du monde se fixaient vers la muraille, naguère encore impitoyable, qui ceinturait depuis près de trente ans l’enclave ouest-berlinoise. Pourtant, la liesse des retrouvailles et de la liberté subitement acquise résonnaient bien au-delà des seules frontières de la RFA et de la RDA, au-delà d’une ville où Allemands des deux Allemagne se mêlaient désormais aux Berlinois durant trente ans séparés. La vague d’émotion s’étendit bien au-delà de l’opinion publique allemande ; difficile de rester indifférents, même trente ans après, à ce qui constitue sans équivoque – rareté véritable ou sélectivité de la mémoire ? – un événement historique heureux.

Comment, dès lors, expliquer que le souvenir du mur, de sa présence oppressante et de sa chute soudaine, ne soit devenu un signe fédérateur pour tout un continent ? Comment comprendre qu’une fête spontanée, populaire et fédératrice, celle d’une frontière abattue avec la joie de l’évidence, ne soit pas, ou pas encore, élevée au rang de symbole européen ?

« Comment comprendre qu’une fête spontanée, populaire et fédératrice, celle d’une frontière abattue avec la joie de l’évidence, ne soit pas, ou pas encore, élevée au rang de symbole européen ? »

La joie ou la liberté

Je reviens tout juste de Berlin. C’est comme assister à une énorme foire. Il règne une atmosphère de festival. Les frontières sont absolument ouvertes. À certains points, ils sont littéralement en train d’abattre le mur et de construire de nouveaux points de contrôle. À Checkpoint Charlie, des milliers de personnes passent dans les deux sens.

Helmut Kohl à George H.W. Bush, le 10 novembre 1989

C’est peut-être précisément parce qu’elle fut populaire, spontanée, et en même temps partie d’une recomposition de plus grande ampleur, que la chute du mur, malgré une série de commémorations plus ou moins heureuses, ne fut pas élevée au rang qu’on aurait pu lui prédire. L’annonce mal calculée du membre du Comité central de la SED Günter Schabowski qui précipita, au soir du 9 novembre 1989, l’ouverture des frontières entre les deux Berlin, avait tous les aspects d’un accident ; et si les protestations de l’opposition est-allemande s’étaient faites plus vigoureuses dans les semaines précédant les événements, c’est surtout la décision des républiques hongroises et tchécoslovaques d’ouvrir leurs frontières avec l’Autriche et la Bavière qui avait contraint le Politbüro à relâcher la pression. Ainsi, la chute du mur, si elle fut un événement populaire par excellence, ne saurait être vue comme l’aboutissement d’un projet politique, d’une révolution au sens usuel du terme. Là où les proches de Gorbatchev virent la main de l’histoire, il faut tout en se passant d’une telle téléologie reconnaître que la chute du mur apparut, pour les dirigeants européens des deux côtés du rideau de fer, à la fois comme exogène et comme extrêmement brutale. On comprend aisément qu’un événement aussi soudain, d’une telle puissance émotionnelle et cependant largement pacifique – quoique la situation, sur ce point, fût plusieurs fois incertaine –, se prêtait assez mal à une interprétation politique claire.

« Alors que les Berlinois exultent, les gouvernants allemands et étrangers sont partagés sur l’attitude à adopter. »

Alors que les Berlinois exultent, les gouvernants allemands et étrangers sont partagés sur l’attitude à adopter. À la mairie de Schöneberg, où l’on prépare les discours qui seront adressés aux Berlinois, les désaccords sont profonds : la SPD du maire Walter Momper conçoit qu’on parle d’unité allemande, mais sans prétendre donner une leçon de démocratie aux citoyens de l’Est ; son partenaire de coalition, la Liste Alternative (Verts), s’y oppose catégoriquement1. Les mots prononcés par l’ex-chancelier Willy Brandt, alors âgé de 75 ans, et qui était maire de Berlin-Ouest lorsque le mur fut élevé, touchèrent les Berlinois, sans doute en ce qu’ils décrivaient fidèlement l’émotion débordante qui remplissait les rues. « Le sentiment d’appartenance commune des Berlinois, et des Allemands dans leur ensemble, se manifeste à nous d’une manière émouvante, bouleversante ; là où des familles que le mur séparait célèbrent dans les larmes des retrouvailles inespérées, elle est plus émouvante encore »2. Le chancelier Helmut Kohl, pour qui l’unification des deux Allemagne prenait dès lors un caractère résolument programmatique, voire proprement électoral, et qui en fit le suc de son discours, fut, quelques secondes plus tard, copieusement hué.

Il faut dire qu’une réunification immédiate n’était guère, au jour de la chute du mur, le souhait principal de l’opinion. Certes, l’idée de réunification fut rapidement très populaire des deux côtés de la frontière. Mais nombre de citoyens de l’Est – de ceux-là même qui, retrouvant leur famille et leurs amis de l’autre côté de la frontière, fêtaient l’événement sans arrière-pensée – n’y voyaient pas une priorité. Avec l’affaiblissement du régime de la SED, la démocratisation de l’État est-allemand et son intégration progressive dans une Europe centrale recomposée serait enfin envisageable, et c’était bien là l’ambition de l’opposition est-allemande qui célébrait le succès de la « Révolution pacifique ». Leurs futurs compatriotes de l’Ouest, et leurs représentants avec eux, n’étaient guère moins divisés, tant le gouffre entre les deux systèmes semblait grand. Une unification précipitée était des deux côtés inconcevable. Elle était objet de crainte pour les États étrangers qui craignaient le retour d’une hégémonie allemande en Europe ; Margaret Thatcher y était hostile 3, François Mitterrand préférait donner la priorité à la construction européenne4.

« L’expérience d’une joie partagée fut au cœur de la réalité de la chute du mur. Cette joie fut portée d’une part par l’expérience d’une liberté de mouvement concrète, d’autre part par sa conséquence la plus immédiate, c’est-à-dire la réunion avec les proches vivant de l’autre côté du mur. »

L’expérience d’une joie partagée fut au cœur de la réalité de la chute du mur. Cette joie fut portée d’une part par l’expérience d’une liberté de mouvement concrète, d’autre part par sa conséquence la plus immédiate, c’est-à-dire la réunion avec les proches vivant de l’autre côté du mur. L’exclamation bien connue du maire ouest-berlinois Walter Momper – « Nous, Allemands, sommes maintenant le peuple le plus heureux du monde ! » ne se trompait donc pas d’objet. Mais quoique son potentiel fédérateur soit considérable, cette joie spontanée née d’une sorte de non-événement politique est difficilement accessible à la forme de commémoration institutionnalisée, politisée et historicisée qui s’est imposée par la suite. Plutôt que la joie, les célébrations officielles, depuis 1989, ont donc mis en avant la liberté. Une liberté politique au sens large, qui, en dépassant largement l’expérience immédiate de la circulation sans entrave des personnes, s’assimilait à l’appartenance au « monde libre », introduisant ainsi dans le discours une logique normative en même temps que le langage des vainqueurs de la Guerre froide. Si la valeur « liberté » put paraître à la fois consensuelle et adaptée pour désigner ce que la chute du mur rendait désormais possible (exigence d’élections libres, libre circulation des personnes), si elle rendait un juste hommage aux aspirations et aux sacrifices de l’opposition est-allemande, elle repoussait derrière un voile abstrait et réidéologisé la réalité d’une « joie » qui tout en étant elle-même le produit d’une liberté nouvelle, n’en était pas moins d’une autre nature – populaire et spontanée. Fêter la liberté, une liberté de principe, une liberté qui n’était pas plus précisément définie mais dans laquelle l’Ouest sûr de lui voulait voir son image, permettait en quelque sorte de dompter la spontanéité de l’événement, de l’interpréter dans une grille familière.

Leonard Bernstein eut-il vraiment raison, lorsqu’il dirigea en décembre 1989 à Berlin un grand concert de Noël mêlant musiciens des deux Allemagne et des quatre forces alliées, de faire changer l’Ode à la joie en Ode à la liberté ? N’était-ce pas justement la joie, une joie sincère et profonde, qui eût pu constituer l’essentiel du legs symbolique des événements du 9 novembre et sa contribution à l’avenir ? N’est-ce pas l’oubli de cette joie, ou du moins son ravalement au second plan derrière une réappropriation plus politique, qui en a affaibli durablement la portée fédératrice ? En 2009, Angela Merkel avait proclamé à Paris : « Le 11-Novembre est devenu un jour de paix en Europe ; le jour de la chute du mur est pour tous un jour de liberté » 5. Par liberté, il faut ici d’abord comprendre liberté politique. C’est certainement exact en ce qui concerne la lecture politique à long terme de l’événement, son héritage réinterprété au regard de l’histoire récente de l’Allemagne. L’opposition est-allemande, elle aussi, a pu ressentir au soir du 9 novembre 1989 l’assurance d’une démocratie à venir, s’opposant à l’oppression passée du régime de la SED. Mais quant aux Berlinois qui se trouvaient dans les rues ce jour là, c’est d’abord le bonheur des retrouvailles – portées par une forme particulière de liberté de mouvement, s’opposant non à l’oppression mais à l’enfermement – qui les animait.

Une ville, un pays, un continent

Aujourd’hui, nous avons ouvert la porte à un avenir de paix pour l’Europe. Nous changeons le visage de notre continent. […] Berlin, réjouis-toi !

Walter Momper, 22 novembre 1989

À quelle échelle la chute du mur de Berlin doit-elle être interprétée ? Après que la République fédérale a pris pleinement en charge l’héritage mémoriel du mur, c’est le plus souvent comme prologue à l’unification allemande que l’événement est considéré. Dès novembre 1989, Jürgen Habermas avait noté que ce qu’il qualifiait de « révolution de rattrapage » risquait fort de conduire à un retour des affects nationaux en Allemagne, conduisant au passage à l’inévitable et douleureuse « annexion » (Anschluss) de la RDA par la RFA. Au-delà de l’enthousiasme, les sentiments précis qui animaient les Berlinois étaient peu clairs : patriotisme nostalgique ou volonté de bâtir un monde nouveau, les deux variantes semblaient crédibles, et le mot de liberté, une fois de plus, prenait des contours flous6.

Les faits s’accommodent en réalité assez mal d’une lecture strictement nationale de l’événement. Pour pouvoir déployer toute son ampleur signifiante, la chute du mur de Berlin telle qu’elle fut vécue par les témoins de l’histoire doit se comprendre à plusieurs échelles : celle de la cité n’est pas la moindre, et celle de la nation semble devoir se retirer derrière la portée continentale et globale des mécanismes en présence.

« Dès novembre 1989, Jürgen Habermas avait noté que ce qu’il qualifiait de « révolution de rattrapage » risquait fort de conduire à un retour des affects nationaux en Allemagne, conduisant au passage à l’inévitable et douleureuse « annexion » (Anschluss) de la RDA par la RFA. »

Le mur de Berlin n’est pas le mur de l’Allemagne. La RFA avait pour capitale Bonn sur le Rhin, où Helmut Kohl, accouru en urgence de Pologne, retournera mener l’action gouvernementale au lendemain des premiers événements, et où, aujourd’hui encore, certains ministères continuent d’avoir leur siège. La RDA, elle, avait pour capitale Berlin-Est. Le principal lieu des événements du 9 novembre fut Berlin-Ouest. Ils se déroulèrent sur un terrain où les forces américaines, britanniques et françaises continuaient d’être présentes, en vertu de l’accord quadripartite de 1971. Alors que le mur de Berlin s’ouvre dans l’allégresse, des scènes similaires se jouent dans les zones frontalières des deux Allemagne, par exemple à Helmstett-Marienborn d’où part la célèbre autoroute qui relie la RFA à Berlin-Ouest. Ces scènes, pourtant, n’eurent pas la résonance particulière des événements berlinois.

Car si l’Allemagne fut, a posteriori, le seul État d’Europe coupé en deux par le rideau de fer, Berlin fut la seule métropole d’Europe a subir ce même destin, sans que ce constat d’une division nécessitât d’envisager une réunification future : autant on pouvait nier que RDA et RFA constituassent jamais un même pays, autant on ne pouvait mettre en doute que Berlin était une seule ville. Le Niemandsland, partout cruel, s’y muait en aberration architecturale tangible, séparant, en l’espace d’une nuit, des familles, des amis, des collègues de travail. Elle divisait une communauté humaine, celle de la cité, dont l’existence objective ne pouvait être remise en cause. Les deux Berlin avaient la même langue, le même dialecte, la même histoire récente, les mêmes traumatismes. Berlin fut le laboratoire de la frontière dans toute sa monstruosité arbitraire, où l’absence de libre-circulation des personnes suscitait une indignation justifiée. Les autres événements frontaliers qui sont objet de commémoration, par exemple le pique-nique paneuropéen de Sopron, ont rarement un caractère aussi spectaculaire. Quiconque visitait Berlin pouvait faire l’expérience radicale de la négation de cette liberté, qui devait devenir l’un des piliers de Maastricht.

« Berlin fut le laboratoire de la frontière dans toute sa monstruosité arbitraire, où l’absence de libre-circulation des personnes suscitait une indignation justifiée. »

Si la réunification allemande est, par intention, un événement national, la chute du mur est donc d’abord l’émotion d’une ville divisée malgré elle. Elle est, ensuite, l’émotion d’un continent et d’un monde qui voit s’écrouler un symbole de sa division passée. Il faut se garder, cependant, si l’on veut en préserver la puissance mémorielle sans en contrefaire le caractère spontané, d’y voir aussitôt l’acte de naissance d’une « Europe libre » ou « réunifiée » : la chute du mur fut bien davantage l’occasion des retrouvailles d’une cité avec elle-même, le lieu de la démonstration concrète du bonheur né de la chute d’une frontière. C’est à ce titre qu’il pourrait devenir un grand symbole pour l’Europe. Non pas comme grand jour de commémoration institutionnelle – la date du 9 novembre, anniversaire du putsch de la Brasserie de Munich et de la « nuit de Cristal », se prête du reste fort mal à un tel exercice –, mais comme occasion d’une célébration populaire autour de la transparence des frontières de l’Union, d’une liberté concrète et d’une joie partagée. À l’heure où l’enthousiasme pour l’Europe est partout en crise, il y aurait là matière à une expérience commune, suffisamment proche dans le temps et dans l’espace pour ranimer les souvenirs de nombre d’Européens. L’Allemagne – qui, dans sa forme actuelle, n’existait pas encore – ne saurait en réclamer l’exclusivité.

Le spectre toujours présent de la récupération commerciale

Sur ce même Kurfürstendamm, on vend aussi le mur. Lorsque je suis venu ici, j’ai vu sur la Joachimstalerstraße près du Kurfürstendamm un homme qui vendait des morceaux du mur. 20 Mark la pièce. Un citoyen est-allemand est venu vers lui et lui a dit : « Ne fais pas ça, c’est notre mur ».

Deutschland heute Abend, émission de l’ARD, 11 novembre 1989.

Cette réactivation symbolique de la chute du mur comme événement populaire est d’autant plus essentielle que l’histoire du mur est devenu un pilier majeur tourisme berlinois, sous une forme parfois assez superficielle. Trente ans après la chute du mur, chaque boutique de souvenirs de la capitale vend au visiteur, pour quelques euros, un fragment plus ou moins authentique de division européenne. La volonté sincère de ramener chez soi un morceau d’histoire en avait fait une sorte de relique ou de trophée de la Guerre froide pendant les années qui suivirent la chute du mur ; mais cette perception des choses semble s’effacer avec le temps derrière une forme de valorisation plus purement commerciale. La marchandisation est partout présente, et il faut craindre qu’elle devienne la principale forme sous laquelle le mur se manifeste au monde dans l’avenir, de même que le quotidien de la RDA est en passe d’être ravalé au rang de folklore.

Le consumérisme fut, au commencement déjà, l’une des principales objections faites aux festivités spontanées qui entourèrent la chute du mur. Ainsi le gouvernement est-allemand mit le mur en vente dès fin 1989 pour attirer des devises étrangères7. L’« argent de bienvenue » accordé de longue date aux allemands de l’Est en visite à l’Ouest, 100 DM qui pouvaient être retirés dans les banques pour faire face aux limitations imposées par les autorités de RDA sur le change, fut une attraction majeure. La Westmark, qui devait devenir l’outil principal d’une réunification d’abord économique, entraînant à marche forcée la restructuration de l’appareil productif est-allemand, entra brutalement dans le quotidien des citoyens de RDA8. Les Est-allemands se rendirent en nombre dans les boutiques de l’Ouest, qui restèrent naturellement ouvertes tout le week-end. La consommation fut, pour ceux que les retrouvailles n’accaparaient pas, l’activité principale des premiers jours de « liberté ». Il est clair que ce fait tend, avec le recul, à relativiser la signification même de cette liberté, qui rechigne à se laisser restreindre à l’exercice d’un seul pouvoir d’achat. Les jours suivant l’ouverture du mur reflètent ironiquement les contradictions d’une certaine liberté européenne : liberté de circulation, liberté de commerce (ici à sens unique), qui ne sauraient suffire ni à former une communauté ni à garantir le bon fonctionnement d’un système démocratique.

« La consommation fut, pour ceux que les retrouvailles n’accaparaient pas, l’activité principale des premiers jours de « liberté ». Il est clair que ce fait tend, avec le recul, à relativiser la signification même de cette liberté, qui rechigne à se laisser restreindre à l’exercice d’un seul pouvoir d’achat. »

Ainsi, il est naturel qu’une vision critique des événements de 1989 y ait vu, en parallèle de l’acquisition de libertés réelles, le signe du triomphe d’un capitalisme décomplexé et sans alternative, préalable à la sujétion de l’Est à l’Ouest et à la résurgence des nationalismes. Dans cette perspective, les distributions d’argent qui accompagnèrent l’ouverture de la frontière berlinoise deviennent le prélude à une « annexion » pacifique de l’Est par l’Ouest. Naturellement, ce message critique affaiblit, de manière légitime, le mythe d’un « jour de liberté ». Mais il n’enlève rien de leur force à ces images de joie partagée sur les places de la ville, à l’émotion des retrouvailles, de même que la vente au détail du mur à trente ans de distance ne saurait décrédibiliser les Mauerspechte.

Faire de la chute du mur un événement collectif européen

La difficulté des citoyens à penser la réalité de la frontière constitue un défi considérable pour la construction européenne contemporaine. Les débats autour du backstop ont certes fait réémerger la question avec une acuité particulière concernant le cas de l’Irlande du Nord ; une capitale européenne, Nicosie, reste aujourd’hui encore coupée en deux ; la Méditerranée est de plus en plus pensée comme une sorte de nouveau limes. À l’inverse, là où les frontières se sont effacées, en Europe occidentale et centrale, le discours d’un « retour des frontières en Europe » acquiert une popularité inédite. La ferveur partagée qui entoura la chute du mur, en montrant que la frontière s’opposait de manière évidente aux aspirations les plus élémentaires de la population des deux bords, pourrait constituer un exemple productif. Cela à condition d’en refaire un symbole de joie et de fraternité partagée par Européens de pays différents – ce que furent, dans leur réalité sociale, les Allemands de l’Ouest et de l’Est entre 1945 et 1990, comme le relevait à l’époque Patrick Süskind9. À condition aussi de le représenter comme le revirement heureux qu’il fut pour tous les Berlinois, et non comme un présage ou un symbole universel de la victoire d’un bloc sur l’autre. Le mur est au contraire ancré dans un paysage particulier, familier : celui d’une ville. Sa chute n’est pas le résultat d’un processus politique réellement structuré. Au contraire des symboles nationaux traditionnels, la chute du mur ne marqua pas la fondation d’un nouveau régime ou une prestation de serment (Fête de la Fédération, Unité allemande, serment de Léopold Ier ou du Rütli), mais fut le théâtre d’une immense joie spontanée.

L’Europe a sa Journée, qui commémore la déclaration Schuman, politiquement essentielle, mais inévitablement élitiste ; la Journée européenne du souvenir, célébrée le 23 août et qui rend hommage aux victimes du stalinisme et du nazisme, a valeur de symbole et d’avertissement nécessaires. Si la construction européenne a historiquement fait des deux guerres mondiales et de l’holocauste les trois événements négatifs essentiels dont la mémoire réclame un avenir commun et démocratique pour le continent, la chute du mur pourrait constituer un nouveau symbole positif, populaire et rassembleur.

« Si la construction européenne a historiquement fait des deux guerres mondiales et de l’holocauste les trois événements négatifs essentiels dont la mémoire réclame un avenir commun et démocratique pour le continent, la chute du mur pourrait constituer un nouveau symbole positif, populaire et rassembleur. »

Le slogan de liberté politique, de liberté tout court, qui fut placardé après coup sur l’événement, cacha sa complexité ; à la fois profondément sincère et très largement exploitée dans une perspective commerciale, la grande fête que constitua la chute du mur connut ainsi une postérité ambiguë. S’il y eut bien une liberté qui s’imposait par son évidence, au soir du 9 novembre 1989, c’était celle qui permettait enfin aux Berlinois de l’Est de rejoindre l’autre côté de la ville, de défier l’absurdité d’une frontière dont la violence s’était soudainement effacée. Il ne faut probablement pas en demander davantage à la chute du mur que de montrer cette évidence, ce fait simple qui ne manqua pourtant pas d’émouvoir un continent – et qui manque terriblement, aujourd’hui, à la conscience collective de l’Europe.

Sources
  1. GRUNERT Brigitte, Peinliche Auftritte und schiefe Töne, Der Tagesspiegel, 10 novembre 2009.
  2. Rede von Willy Brandt am 10. November 1989 vor dem Rathaus Schöneberg, Bundeszentrale für politische Bildung, 23 mars 2009.
  3. HODJENKO-MARSHALL Catherine, « Le spectre du passé ou la réaction de Margaret Thatcher face à la chute du Mur », L’Est et l’Ouest face à la chute du mur, IFAEE, 2013, p. 87-98.
  4. SAUNIER Georges, « Défaire le Mur sans défaire l’Europe : la diplomatie française au pied du mur », L’Est et l’Ouest face à la chute du mur, IFAEE, 2013, p. 67-85.
  5. BOULINEAU Emmanuelle, « Quelle Europe vingt ans après la chute du Mur ? », Géocarrefour, Vol. 84/3, 2009, p. 131-136.
  6. FLEURY Laurent, « Habermas et la chute du Mur de Berlin », Tumultes 2009/1-2, pp. 79-141.
  7. SERRIER Thomas, « Le Mur de Berlin, un quart de siècle après : Présence, absence, mémoire, oubli », Union rationaliste | « Raison présente », 2017/2 n°202, pp. 77-86
  8. FLEURY Laurent, ibid.
  9. SERRIER Thomas, ibid.