Partis à la suite de Pierre Nora en quête de « lieux de mémoire », les historiens Thomas Serrier et Etienne François déclarent en 2012 que 1989 en Europe, de même que le poète Homère, la ville de Rome ou le Printemps des Peuples de 1848, compte parmi les peu nombreuses réalités historiques dont le souvenir, tout en existant à l’échelle de notre continent, s’accompagne généralement d’affects positifs, voire, dans le cas de la chute du Mur de Berlin, d’un sentiment euphorique1.
Les deux auteurs restent prudents : ils enrobent dans une double paire de guillemets l’expression ricoeurienne de « mémoire “heureuse” » et rappellent qu’en Europe de l’Ouest, le 9 novembre dissimule souvent que la RDA n’est ni le premier ni le dernier des pays du « bloc de l’Est » à remettre en cause son régime communiste. Leur ton demeure cependant optimiste, ce qui tranche singulièrement avec le caractère nettement élégiaque des articles consacrés à 1989 et au Mur de Berlin dans la somme Europa : notre Histoire qu’ils ont dirigée en 2017.
Serrier y qualifie le Mur de « fantôme des divisions » tandis que le moment 1989 est décrit par l’écrivain hongrois György Dalos comme la « fin des illusions ». Lui même impliqué au cours des années 1980 dans les mouvements citoyens de contestation des régimes hongrois et est-allemand, il écrit trente ans plus tard à propos de l’avenir de l’Europe : « Si nous étions à l’époque plus audacieux et libres dans nos pensées que dans nos propos, nous sommes désormais encore plus craintifs et désespérés dans nos pensées que dans nos propos ».
En comparant, à partir de 1999, les déclarations et les déplacements des présidents successifs de la Commission européenne à l’occasion des anniversaires quinquennaux du Mur de Berlin, il est remarquable que Prodi, Barroso et Juncker ont, pendant vingt ans, fait le même usage rhétorique du Mur de Berlin. Dans leurs discours, le Mur est systématiquement utilisé comme une métaphore architecturale résumant toutes les divisions de l’Europe. Il est constamment opposé au pont, symbole européen par excellence. La persistance de cet usage symbolique du Mur ne doit pas dissimuler que les trois présidents se sont très inégalement investis dans les commémorations à Berlin de la chute du Mur, au gré des crises de l’Union mais aussi de l’évolution des mémoires allemande et berlinoise déployées autour du Mauer.
Du Mur au pont (1999 – 2009)
1999. Le 9 novembre 1999, le dixième anniversaire de la chute du Mur de Berlin donna lieu à des commémorations à Berlin que la presse européenne de l’époque considéra comme modestes. A une époque où des tensions, notamment sociales, subsistaient entre les deux parties de l’Allemagne réunifiée, les festivités institutionnelles furent jugées refléter le seul point de vue de l’Ouest, allemand comme européen. Un coup d’oeil au programme musical proposé aux quelque 30 000 spectateurs du concert officiel corrobore cette interprétation.
Les deux têtes d’affiche, le violoncelliste redevenu russe Mstislav Rostropovitch et le groupe de hard rock originaire de RFA Scorpions proposèrent en effet deux reconstitutions de performances devenues à l’échelle mondiale des séquences culturelles représentant la fin du bloc soviétique. Comme le 11 novembre 1989 à Checkpoint Charlie, Rostropovitch interpréta une des Suites pour violoncelle seul de Bach. Scorpions joua Wind of Change, chanson composée après la chute du Mur de Berlin et inspirée par la participation du groupe au Moscow Music Peace Festival, première manifestation de musique de l’Ouest autorisée dans le bloc soviétique en août 1989. Si Wind of Change est souvent cité comme « l’hymne officieux » de la réunification allemande, il est piquant de constater que le morceau évoque plutôt la déliquescence de l’URSS que la joie populaire du 9 novembre 1989 et que ses paroles sont autant une célébration de la liberté qu’une invitation au refoulement : « And distant memories / Are buried in the past forever. »
Contrairement à George H. W. Bush, aux hautes autorités de l’OTAN et à Mikhaïl Gorbatchev, Romano Prodi, président de la Commission européenne, ne fut pas invité à la célébration berlinoise de 1999. C’est depuis le Parlement européen qu’il rendit hommage le 10 novembre 1999 à la chute du Mur de Berlin, lors d’un discours aux accents peu triomphalistes. Identifiant la chute du Mur de Berlin à celle du « rideau de fer », il déclara notamment : « Tout comme celui de l’unification allemande, le chemin vers l’unité européenne sera long et, par moments, ardu […] La porte de Brandebourg ouverte constitue un puissant symbole du futur de notre continent ».
2004. Aux échelles berlinoise, allemande et européenne, les commémorations du quinzième anniversaire de la chute du Mur furent modestes. Cette année-là, le film Good Bye Lenin s’imposa dans les salles et dans les festivals du continent comme le film européen de l’année et fit de l’Ostalgie un phénomène pop. La discrétion des cérémonies le 9 novembre 2004 s’explique d’autant mieux qu’elles eurent lieu quelques mois après le 1er mai 2004, jour de l’entrée dans l’UE de dix nouveaux pays membres. La réconciliation de l’Est et de l’Ouest du continent avait donc déjà été célébrée par de grandes retrouvailles diplomatiques le 1er mai. Elles se déroulèrent, hasard ou ironie de la présidence tournante de l’Union européenne, à Dublin, capitale la plus occidentale de l’Union. Dans cette géographie de la nouvelle Europe réconciliée, Berlin tint néanmoins sa place en tant que lieu d’une des trois parties du « concert de l’élargissement » diffusé le 30 avril 2004 sur tous les réseaux télévisés européens.
2009. Le vingtième anniversaire de la chute du Mur de Berlin fut lui célébré en grande pompe à toutes les échelles. Jamais autant de chefs d’État ne se rendirent à un anniversaire de la chute du du Mur que cette année-là et le président de la Commission européenne José Manuel Barroso compta parmi les invités d’honneur. Au cours d’une cérémonie officielle qui proposait un récit particulièrement linéaire de l’histoire européenne du début des années 1980 à 2009, il seconda Lech Walesa pour faire tomber de gros dominos en polystyrène alignés sur des kilomètres le long de l’ancien tracé du Mur. Dans un vidéo-communiqué diffusé le même jour, Barroso défendait avec le même enthousiasme l’idée que l’histoire de l’Europe était depuis trente ans une « réaction en chaîne linéaire », initiée par Solidarnosc et trouvant son achèvement dans le traité de Lisbonne dont la signature définitive approchait. Comme on avait cru connaître la fin de l’histoire en 1989, était-on en train de vivre la fin de la construction européenne ?
Le président Barroso se rendit plusieurs fois à Berlin pendant l’automne 2009 et dans aucune circonstance il ne manqua de rappeler que grâce à l’Union européenne, l’Europe du Mur était devenue une Europe des ponts. Le 3 octobre, son discours de réception du prix Quadriga était une longue variation autour de ces deux motifs architecturaux opposés : « Je remercie tout d’abord le Premier ministre Tusk pour ses paroles extrêmement aimables. Le président de la Commission européenne recevant le prestigieux prix Quadriga décerné par le Premier ministre polonais à Berlin à l’occasion de l’anniversaire de la réunification de l’Allemagne il y a dix-neuf ans… Ce n’est pas seulement un grand honneur personnel, c’est aussi un merveilleux symbole du chemin parcouru par l’Europe. “Des murs qui tombent – Des ponts qu’on construit” : voici parfaitement capturé ce qui se passe dans le monde d’aujourd’hui. »
Convié le 10 novembre 2009 à un rassemblement en l’honneur des prix Nobel de la Paix, c’est toujours à grand renfort de métaphores architecturales qu’il adressa au nom de l’Europe ce témoignage de reconnaissance à Mikhaïl Gorbatchev : « Il y a tout juste vingt ans, vous avez laissé s’ouvrir les fenêtres de l’Europe et du monde et laisser passer un vent de liberté. »
Certains observateurs critiquèrent le vingtième anniversaire de la chute du Mur car les cérémonies auraient promu une « pensée unique »2 de l’événement 1989 et laissaient paradoxalement peu de place aux peuples de l’Europe de l’Est, pourtant initiateurs de ce mouvement. Il convient de remarquer que le discours téléologique reliant la fin du rideau de fer à la réconciliation de l’Europe n’est pas l’apanage de la Commission européenne. Dans l’une des ressources publiées pour enseigner « l’histoire de l’Europe au XXe siècle », le Conseil de l’Europe propose ainsi un encadré sur « l’effondrement de l’Union soviétique » dans une publication qui a la particularité d’être… antéchronologique !
D’un point de vue musical, le vingtième anniversaire de la chute du Mur de Berlin fut comme le dixième placé sous le signe de la reconstitution de performances de 1989. La partie classique du concert fut assurée par l’Orchestre Philharmonique de Berlin conduit par Daniel Barenboim, chef qui avait offert le 12 novembre 1989 un concert gratuit aux Berlinois de l’Est. Wind of Change de Scorpions fut remplacé par We Weren’t Born to Follow du groupe américain Bon Jovi, autre groupe vétéran du Moscow Music Peace Festival. Promu comme le nouvel « hymne officieux » de la chute du Mur de Berlin, ce morceau apparaît comme un hommage appuyé à Scorpions (« This road was paved by the winds of change ») si ce n’est qu’il pousse encore plus loin la décontextualisation. Plus aucun lieu ni événement spécifique n’est mentionné. Le clip correspondant se veut un résumé de l’histoire de la liberté du XXe siècle et si des images du Mur de Berlin apparaissent, c’est aussi brièvement que les événements de Tiananmen, au milieu d’images d’exploits personnels et de scènes collectives dont on ne sait pas bien si elles sont des révoltes ou des festivals de pop.
Des célébrations en ordre dispersé (2014 – 2019)
2014 . En Allemagne, les cérémonies du vingtième anniversaire furent surtout critiquées pour leur caractère élitiste. Depuis lors, les autorités de Berlin ont tenté d’en faire une fête populaire et de rendre plus évidemment hommage aux Berlinois qui firent l’histoire en 1989. En 2014, les invités officiels le long de la ligne de ballons de lumière symbolisant l’ancien Mur furent donc prioritairement des personnalités issues des sociétés civiles est et ouest-allemande, ainsi que les indéboulonnables Walesa et Gorbatchev.
Non invité à Berlin, Juncker se contenta lors des 25 ans de la chute du Mur d’une déclaration minimaliste et pessimiste sur « l’Europe de la dernière chance » : « La chute du mur de Berlin a permis de jeter de nouveaux ponts entre les peuples. Il m’apparaît aujourd’hui que ma mission la plus élevée, en tant que président de la Commission européenne, est de réparer ces ponts, que les coups portés par la pire crise économique et financière survenue depuis la seconde guerre mondiale ont ébranlés ».
Pour la Commission à la tête d’une UE en crise, le Mur de Berlin est demeuré un symbole mais il n’est plus associé au futur de l’Union. Au contraire, il devient une preuve que dans le passé, les peuples ont adhéré à l’idée d’Europe. Dans le cas de Phil Hogan, ancien commissaire irlandais à l’agriculture et futur commissaire au Commerce, la référence au mur de Berlin devient quasi religieuse. Dans un discours de 2016 intitulé « Renouveler ses voeux dans l’Union européenne », il va jusqu’à faire d’un relief du Mur une sorte de relique : « À l’extérieur du siège de la Commission européenne à Bruxelles, se trouve sous verre un fragment du mur de Berlin. Sa puissance en tant que symbole et en tant qu’invitation en faveur de l’unité européenne n’a jamais été aussi forte ni aussi pertinente. »
2019. Pour les trente ans de la chute du Mur de Berlin, les autorités berlinoises se placent toujours dans une optique de réappropriation par la population du 9 novembre 1989. Le programme du « festival de la révolution pacifique / de la chute du mur » de 2019 met donc d’abord en avant les expositions construites autour de témoignages de Berlinois et le développement par des moyens numériques de reconstitutions des manifestations de 1989. Parmi les 200 événements proposés, la dimension européenne est peu présente et le seul événement impliquant des acteurs issus des (toujours) 28 pays membres de l’UE est une « Nuit européenne de clubbing » organisée par la Clubcommission de Berlin.
Les autorités fédérales passent elles pour s’être tardivement préoccupées du trentième anniversaire de la chute du Mur. En mai, le ministre de l’Intérieur Horst Seehofer a ainsi demandé 30 millions d’euros en cours d’exercice budgétaire pour organiser les cérémonies. En octobre, le président de la République fédérale allemande a lui déclaré que seront invités les présidents polonais, tchèque, slovaque et hongrois, c’est-à-dire de la majorité des pays directement impliqués dans les événements de 1989 (il ne manque que la Roumanie).
Quant à Angela Merkel, elle a déjà commémoré le 19 août dernier avec son homologue Orban les trente ans du « pique-nique paneuropéen », autre jalon important de la libéralisation du bloc de l’Est au cours de l’année 1989. Cette cérémonie a cependant révélé les difficultés à proposer des célébrations transnationales et rendant hommage à tous les acteurs qui ont permis la fin des régimes communistes de l’Est européen, quelle que soit leur orientation politique. L’ancien Premier ministre communiste Miklos Nemeth qui a largement ouvert son pays en 1989 et avait pris part aux commémorations berlinoises de 2009 a ainsi refusé de se rendre à des célébrations organisées par le Fidesz. Il a également fait savoir que le 11 septembre 1989, jour de l’ouverture officielle de la frontière entre la Hongrie et l’Autriche lui semblait une date plus pertinente à commémorer que le pique-nique paneuropéen.
Dans les trente ans qui ont suivi la chute du Mur de Berlin, les célébrations officielles, qu’elles soient nationales ou européennes, n’ont pu qu’imparfaitement rendre compte de l’événement collectif européen que fut, au-delà de la seule nuit du 9 novembre, l’année 1989. En promouvant un récit linéaire allant de la chute du Mur à la réconciliation dans l’Union européenne, la Commission a longtemps porté le seul point de vue de l’Ouest européen. Appelées des vœux de certains historiens, l’émergence à l’échelle européenne d’un récit plus complet rendant compte de la diversité des trajectoires et des mémoires de l’Est européen après 1989 est aujourd’hui compliquée par la dégradation des relations entre Bruxelles et certains États que sont la Pologne, la Roumanie et la Hongrie.
Au-delà des institutions, qui est en mesure de célébrer trente ans plus tard l’esprit européen de 1989 ? L’essayiste Timothy Gordon Ash, spécialiste de la « révolution de ‘89 » proposait dans le Guardian une solution sous forme d’itinéraire individuel et international. Après s’être rendu à Berlin pour les 30 ans de la chute du Mur, il poursuivra sa commémoration personnelle en se rendant à des événements célébrant les 30 ans de la Révolution de Velours tchécoslovaque. S’il n’aura pas de mal en Slovaquie à se joindre aux commémorations organisées sous l’égide de la nouvelle présidente Zuzana Čaputová, il précise qu’à Prague, il ne sera pas du côté des commémorations officielles mais des étudiants organisant la campagne Milion chvilek pro demokracii (« Des millions de moments pour la démocratie ») contre le gouvernement en place. Une autre réponse, plus collective et moins européenne, viendra peut-être des rues de Hong-Kong où de nouvelles manifestations sont prévues samedi prochain. Après avoir rendu hommage au printemps aux manifestants de Tiananmen et à l’été à la chaîne humaine que fut la Voie Balte, il serait étonnant qu’aucune référence à Berlin n’apparaisse dans les rues de Hong Kong le 9 novembre. Deux mois jour pour jour avant les trente ans de la chute du Mur, Joshua Wong en visite au Parlement allemand déclarait d’ailleurs sans détour : « If we are in a new Cold War, Hong Kong is the new Berlin ».