La pensée française à l’épreuve de l’Europe

Généalogie de l'arrogance française.

Justine Lacroix, La pensée française à l'épreuve de l'Europe, Paris, Grasset, «Mondes vécus», 2008, 130 pages, ISBN 978-2-246-733

Autant le débat public français s’est furieusement emparé de l’Europe, surtout depuis 2005, autant la pensée française semble, elle, peu intéressée par l’Europe. En effet, si en France la construction européenne préoccupe depuis longtemps l’ensemble des sciences humaines au point de contribuer copieusement à l’abondante et croissante masse de thèses, commentaires et analyses sur ce phénomène historique majeur, plus rares sont ceux qui s’attachent à « penser l’Europe » dans son essence et sa philosophie – comme l’avait justement entrepris Edgar Morin en 1987. De fait, le corpus sélectionné par Justine Lacroix est restreint, puisqu’elle se concentre principalement sur une demi-douzaine d’auteurs, philosophes, historiens des idées ou professeurs de philosophie politique, pour fonder son essai qui étudie La pensée française à l’épreuve de l’Europe : Etienne Balibar, Jean-Marc Ferry, Marcel Gauchet, Gérard Mairet, Pierre Manent, Etienne Tassin et Paul Thibaud.

Ce choix qui paraît à première vue restrictif trouve cependant toute sa pertinence et sa justification dans l’angle d’approche de Justine Lacroix. Si son essai identifie trois grandes familles de pensée sur l’Europe, c’est en fonction de trois approches distinctes du droit et de la philosophie du droit. Car le moteur de la construction européenne et son instrument privilégié, c’est le droit. L’Europe est bâtie et maintenue par le droit : droit international, droit communautaire, droit de la concurrence ou droits de l’homme, qu’on le déplore ou s’en réjouisse, c’est la création d’un univers juridique partagé et cogéré par ses États membres qui permet à l’Union européenne d’exister.

Et c’est dans la conception des rapports entre le droit et l’État que se cristallisent les trois familles de pensée identifiées dans l’essai, selon que le droit est conçu dans l’État, sans l’État ou contre l’État. La philosophie politique française s’occupe beaucoup d’État. Il faut y voir bien entendu la caractéristique historique dans un pays dont l’identité nationale s’est construite progressivement à mesure de l’élaboration et de la consolidation de ses structures administratives – du domaine royal féodal à la monarchie absolutiste, absorbée et sublimée dans l’avènement révolutionnaire et le centralisme jacobin de la France républicaine, bientôt démocratique et libérale. Et lorsqu’on pense l’Europe en français c’est souvent en termes institutionnels, pour poser une alternative indépassable : « soit l’émergence d’un nouvel État fédéral à l’échelle européenne, soit le maintien d’une simple coopération fonctionnelle sans véritable dimension politique. » (p. 14)

L’Europe désincarnée – ou le droit par l’État

Peut-on penser la démocratie sans le politique ? Peut-on faire l’Europe sans lui donner des frontières définies, des institutions politique réellement démocratiques, et le sentiment d’appartenance à une communauté de destins partagés ? Dans cette Europe où la démocratie se fait sans le peuple, où l’intérêt européen est devenu « raison d’État » (p. 49), les citoyens ne peuvent que se sentir dépossédés de leur pouvoir de légitimation des décisions politiques. C’est une Europe « sans corps », qui se complaît dans le flou et l’indéfini, transformée en « vaste territoire d’expérimentation de l’idéologie des droits et des individus » (Gauchet, cité p. 44) que dénoncent Pierre Manent, Marcel Gauchet ou Paul Thibaud. Nourris par la relecture de Tocqueville, héritiers de Raymond Aron, ils regrettent cette Europe qui a renoncé à être un objet politique, où l’on se contente d’une citoyenneté européenne fictionnelle, car, paraphrasant Joseph de Maistre, il n’y a pas de citoyens européens mais des citoyens français, allemands, ou italiens. « L’Europe n’aurait pas de corps, car elle serait privée de ce qui constitue le cœur de toute communauté politique, à savoir un sentiment d’appartenance à un même projet politique. » (p. 32)

Inscrits dans une tradition philosophique très française, qu’on qualifiera de « républicaine », ces penseurs voient dans la construction européenne contemporaine une sorte de négation de l’histoire et des nations – à tout le moins une négation des histoires nationales, car pour les élites européennes d’aujourd’hui, les nations c’est la guerre, estiment-ils à raison. Alors que la démocratie, et le peuple dont elle est le régime politique, sont indissociables du cadre historique dans lequel ils ont mûri, soit le cadre de l’État national. Pas hostiles par principe au projet européen, mais fort sceptiques quant à son mode d’intégration fonctionnaliste, ces « républicains » s’inquiètent de l’affaiblissement du devenir collectif. L’Europe serait à leurs yeux le lieu où est en train de se réaliser une tendance historique majeure : la transformation de la démocratie d’un principe de gouvernement collectif en une lutte pour les droits individuels. Pendant longtemps en effet, le problème démocratique fut d’abord celui de la participation des citoyens au pouvoir, mais aujourd’hui, l’enjeu prioritaire semble être la préservation des droits de l’homme universel. Et c’est cet universalisme triomphant, qui interdisant la différenciation historique, a sapé les volontés politiques de définir une nation européenne fédérale, en élargissant toujours plus le territoire de la juridiction de l’Union européenne.

Alors qu’à l’échelle de l’Union, la question de la participation des citoyens, afin de rendre sa légitimité démocratique au processus d’intégration européenne, est devenue cruciale, de nombreux éléments de cette approche tombent sous le sens, tant elle semble empreinte de réalisme. Après tout, une entité politique s’incarne dans un territoire et des institutions, ou se condamne à n’être qu’un ectoplasme, au mieux un beau principe. Et un grand marché, même régulé par un univers juridique contraignant, ne fait pas un objet politique, c’est-à-dire une communauté politique capable de répondre aux attentes de ses membres. Mais on retrouve aussi dans cette réflexion quelques réflexes intellectuels structurants, qui incitent à la distance. Sans explicitement étudier ces réflexes et leur traduction politique quotidienne, l’essai de J. Lacroix a le mérite de rendre ceux-ci particulièrement visibles. En particulier cette forme « d’inconscient rousseauiste » où se retrouvent la nation en tant que cadre indépassable de la démocratie, le rapport dialectique et fécond entre institutions et peuples, la méfiance à l’égard de l’individualisme corrodant la volonté générale, et tout particulièrement la primauté du principe philosophique moniste de « peuple », fût-il européen, sur celui pluraliste de « société ». Ce que la lecture de cet essai permet de bien comprendre, c’est à quel point ces réflexes sont caractéristiques de la mentalité française – bien au-delà de ses élites. Et dans cette sorte d’alternative « la République ou l’Europe » convergent beaucoup de présupposés politiques largement partagés par l’ensemble des Français. On comprend mieux dès lors pourquoi les élargissements successifs, et surtout celui de 2004, ont pu résonner dans l’inconscient français comme le glas des chances historiques d’une Europe « à la française ». La taille et l’intense diversité de l’UE en 2005 rendaient explicitement caduc tout espoir de lui appliquer ce modèle de construction politique qui après avoir « fait la France » aurait pu « faire l’Europe ».

L’Europe rêvée – ou le droit sans l’État

Où l’on découvre en quelque sorte que l’idéalisme de certains penseurs fait finalement d’eux les vrais réalistes de la construction européenne : plutôt que de chercher à faire entrer les autres peuples et les autres cultures politiques dans le modèle républicain français, ils s’engagent avec optimisme sur les voies qui mènent à l’émergence d’une société européenne. C’est justement sur ce pluralisme renforcé par l’élargissement et sur la réflexion autour de la notion très rousseauiste de « souveraineté » que cette deuxième famille de pensée a développé sa conception de l’Europe. Considérant que la finalité de la construction européenne serait d’offrir aux Etats contemporains une réponse à leur impuissance nouvelle causée par la mondialisation économique, ils observent les limites contemporaines de la démocratie conçue uniquement dans le cadre étroit de l’Etat nation. Et s’interrogent sur l’apparente contradiction entre « démocratie » et « souveraineté », en ce sens que la substitution de la volonté du peuple à celle du prince maintient tout de même l’individu dans la subordination à un principe unique. Or la démocratie est d’abord une question de « structure politique qui permet aux individus de survivre en liberté et de poursuivre des projets seuls, ou en communauté » (p. 63).

Néokantiens, multiculturalistes, irénistes et cosmopolites, Jean-Marc Ferry ou Gérard Mairet se rattachent à une tradition marquée par la pensée allemande des Lumières, dont Jürgen Habermas, Ulrich Beck ou Norbert Elias représentent les éléments contemporains les plus signifiants. Pour eux, la construction européenne est surtout un processus historique essentiel d’évolution vers l’Etat post-national. Parce que « pour être réelle et absolument désirable, la démocratie est par essence transnationale et cosmopolitique » (Mairet, cité p. 64), parce que le cadre d’exercice des droits individuels et de la démocratie ne peut plus simplement se limiter à l’étroit Etat nation, l’Union européenne offre la chance d’un nouveau cadre politique pour l’exercice de la démocratie : la co-souveraineté (Ferry), c’est-à-dire « le passage du droit politique au droit cosmopolitique » (p. 65). Ou, en d’autres termes, le droit des citoyens en dehors de chez eux.

Quand il s’agit de penser le problème de la forme politique de l’UE, autrement dit de « l’État européen », ce ne sont pas les modèles classiques de la fédération intégrée (contrairement à Habermas, plus « français » sur ce sujet) qui ont la préférence, mais plutôt la construction d’un espace de paix et de liberté où puisse s’exercer le droit comme vecteur du politique et comme source d’identité partagée ; autrement dit, « l’Europe comme lieu de l’apprentissage de l’universel » (p. 77). « Objet politique non identifié », disait Delors. Cette formule un peu facile a du vrai. Et rappelle que l’UE est le mode même de gouvernance complexe d’un monde en mutations profondes. Sinon fédérale, une république d’Europe est possible en principe – mais en s’appuyant justement sur les multiples traditions nationales, et « conçue comme un cadre de confrontation entre ces différentes perspectives. Comme une troisième voie entre le repli national et l’intégration supranationale, qui n’est qu’un simple changement d’échelle, « développée dans une sphère civile européenne, sans homogénéisation culturelle ni le paternalisme politique des États modernes ». (p. 74) Les nations restent ainsi le lieu premier d’exercice de la participation politique, mais à ce droit national classique vient « se superposer un deuxième niveau de démocratisation au plan transnational », qui permet l’émergence d’une culture politique partagée et un décentrement des intérêts, des mentalités et des mémoires nationaux. (p. 75)

Il fut un temps ou l’Europe existait déjà dans la conscience de certains Européens, où les réseaux de pèlerins, de moines, de marchands, de princes, et d’étudiants formaient un espace commun – pour un petit nombre de gens qui appartenaient donc souvent aux élites ; des élites religieuses, aristocratiques, marchandes, ou universitaires pour qui l’Europe était une réalité, un espace dans lequel ils pouvaient se déplacer à leur aise, sans rencontrer d’autres obstacles que les distances, les intempéries, les brigands, ou les dangers de la route… Aujourd’hui, cette réalité qui nous vient du Moyen Age est en passe de renaître. L’Europe contemporaine n’est pas affaire d’élites pour autant : elle est affaire d’initiés – en ce sens qu’elle est une expérience. L’expérience du dépaysement, de la rencontre, de la diversité, de la confrontation à un autre horizon, à des formes alternatives d’approche du monde et des problèmes nationaux ou locaux. L’Europe ne se construit pas seulement dans les traités et le travail des institutions de l’UE, mais aussi au niveau des citoyens, dans le mouvement incessant de ses étudiants, enseignants et professeurs, ses businessmen et ses sportifs, ses fonctionnaires nationaux et internationaux, et ses travailleurs. Une société européenne en construction.

L’Europe manquée – le droit contre l’État

Mais comment définir le citoyen européen ? A minima, comme le suggèrent les traités, qui conservent la définition « nationale » de la citoyenneté ? Ou vraiment universellement, en étendant cette citoyenneté à tous les individus présents (légalement) sur le territoire de l’Union européenne ? C’est le combat de cette troisième famille de pensée, dont l’activisme politique tente de traduire dans les faits les principes philosophiques. Héritiers de la réflexion de Claude Lefort, et du spinozisme politique, Etienne Balibar ou Etienne Tassin incarnent une version contemporaine et radicale du libéralisme politique de celui-ci, et voient dans l’universalisme absolu des droits de l’homme l’instrument privilégié du combat démocratique : « une politique des droits de l’homme (…) est une politique de l’universalisation des droits. » (Balibar, cité p. 85) Réhabilitant la valeur heuristique et créatrice des conflits dans le cadre démocratique, et le traitement des inégalités et des injustices sociales et économiques par le combat des acteurs sociaux et politiques pour la reconnaissance de leurs droits, cette approche s’appuie sur la notion, libérale par excellence, de contre-pouvoir. Et elle conçoit ainsi l’UE comme le contre-pouvoir indispensable aux systèmes nationaux. Ainsi les grands principes juridiques sur lesquels se fonde en théorie comme en pratique la construction européenne auraient dû permettre de battre en brèche les politiques nationales discriminatoires. L’UE et le droit communautaire constituaient de ce point de vue un formidable horizon d’attente dans la lutte contre toutes les formes de discrimination et d’exclusion. Avec l’édification d’une citoyenneté transnationale, on pouvait espérer l’Europe en son ensemble plus démocratique que les nations qui la composent. Sans envisager la disparition de la nation, ni l’abolition des frontières, puisqu’il n’est pas sain d’appeler à supprimer la distinction entre national et étranger, l’Europe devait néanmoins se penser comme borderland, c’est-à-dire comme espace ouvert, affranchi de son socle identitaire, capable d’hospitalité absolue.

Jusqu’à ce que le mouvement d’intégration européenne vienne compenser l’ouverture des frontières internes par la consolidation de la frontière externe… et provoquer le désenchantement. L’espoir d’une Europe qui renouait avec sa nature d’espace-frontière s’est abîmé en même temps que les vagues d’immigrants brisées à Lampedusa ou sur les enceintes de Ceuta et Mellila. L’Europe borderland devait se concevoir comme « une communauté d’accession à la citoyenneté » (p. 94) ; une citoyenneté de résidence, et non d’appartenance. Elle devait ouvrir les chantiers de la démocratisation du système judiciaire, de l’intégration par le travail et des luttes contre toutes les formes de discrimination. Mais les leviers de la construction européenne se sont laissé reconquérir par les Etats membres, qui ont reproduit un fonctionnement et une mentalité étatiques à l’échelle du continent. Et sur les fondations de cette « Forteresse Europe », des Etats obnubilés par leurs politiques d’immigration ou les menaces sur leur sécurité intérieure ont élevé les murs d’une nouvelle altérité, en contradiction profonde avec l’universalisme des principes qui inspirent la construction européenne.

Ces trois familles de pensée ne se partagent pas le paysage intellectuel français à parts égales. Ainsi, l’Europe rêvée manquait de traduction politique, ponctuellement incarnée par les écologistes tendance Cohn-Bendit, jusqu’à l’élection de Emmanuel Macron, tandis que les tenants de l’Europe manquée se retrouvent principalement dans les rangs de la gauche radicale et militante. Mais ils y sont minoritaires par rapport aux remises en cause plus générales, et moins construites, qui soupçonnent les institutions européennes d’arrière-pensées idéologiques rédhibitoires et les accusent de propager la mondialisation néolibérale, forme contemporaine de la domination oligarchique inégalitaire inhérente au capitalisme. En revanche, l’Europe désincarnée est aujourd’hui en France largement majoritaire, car elle est l’approche qui synthétise le mieux les ambivalences de la perception de la construction européenne par la pensée française, particulièrement marquée par l’imaginaire rousseauiste. Prédominant dans la culture politique d’une certaine pensée républicaine orpheline du peuple version Michelet, cet inconscient rousseauiste se retrouve aussi par exemple au cœur de la critique souverainiste voire eurosceptique de la construction européenne. Il a été au cœur du « consensus gaullo-mitterrandien » sur l’Europe qui a régné sur la politique française pendant 40 ans. De cet inconscient a jailli le rejet si brutal des formes de la construction européenne en 2005, lorsqu’on a pris conscience en France, que l’Europe n’était pas une simple extension de la « Grande Nation », et que les partenaires avaient eux aussi une culture politique originale.

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