La hausse de 30 pesos du prix du ticket de métro a plongé le Chili dans une crise sociale inédite depuis la fin de la dictature du général Augusto Pinochet en 1990. Cette mesure, annoncée par le gouvernement début octobre, a déclenché des manifestations sociales initiées par les étudiants, rapidement rejoints par différents mouvements sociaux1. Pour apaiser la situation, le président conservateur Sebastián Piñera a instauré l’état d’urgence et un couvre-feu2 dans différentes villes du pays, mobilisant ainsi les forces armées dans la rue. Ces dernières ont cristallisé les tensions et les violences, ravivant les souvenirs d’une époque dictatoriale qui n’a pas encore été surmontée par le pays. En réalité cette crise inédite va toutefois au-delà d’un simple refus de la hausse du prix des transports en commun. Ces mobilisations spontanées et apolitiques qui traversent le pays sont plutôt l’expression profonde d’un ras-le-bol général face aux inégalités historiques et multidimensionnelles, dans un pays où 1 % de la population, centile dont fait partie le président Piñera, concentre 26,5 % des richesses.
Malgré l’annulation de cette hausse3 et l’annonce d’un « Agenda Social » composé de mesures visant à répondre aux demandes de la société et faire cesser les mouvements de contestation 4, le président Sebastián Piñera a échoué dans sa tentative d’apaiser la crise. Alors qu’un tiers de ses ministres a dû démissionner5, l’insatisfaction des citoyens persiste : ils sont déterminés à rester dans la rue tant que le président, dont la popularité est tombée à 9,1 % (taux le plus bas observé depuis le retour de la démocratie)6, n’aura pas proposé des changements structurels, voire démissionné. Au contraire, les déclarations controversées du gouvernement, comme celles des ministres de l’Économie et du Trésor, Juan Andrés Fontaine et Felipe Larraín, selon lesquels les Chiliens devraient « se lever plus tôt pour payer le tarif moins cher du métro », ont mis encore plus de feu à la crise7. En 48 heures, les manifestations se sont étendues à l’ensemble du pays, transformant les manifestations en un conflit social sans sortie de crise en vue, malgré les tentatives du gouvernement.
Selon la dernière enquête menée par Activa Research8, 83,6 % des Chiliens soutiennent les manifestations ainsi que les revendications affichées. Le pays a dû renoncer non seulement à l’organisation de l’APEC9, mais aussi à celle de la COP25, prévue en décembre 2019. Quant à la communauté internationale, elle suit de près les conséquences politiques et économiques que cette crise pourrait entraîner, non seulement au niveau national, mais également à l’échelle régionale. Au-delà des revendications sociales, les récentes manifestations semblent faire état de l’échec du modèle démocratique et néolibéral hérité de la dictature et perpétué par le gouvernement de Piñera, un modèle devenu incapable d’endiguer des inégalités toujours croissantes.
Le prix du ticket de métro : élément déclencheur de l’explosion du mal-être chilien
Les manifestations actuelles sont l’épiphénomène d’un mal bien plus profond, véritable bombe à retardement. Les Chiliens ne manifestent aujourd’hui pas uniquement contre l’augmentation du ticket de métro de $30 pesos, mais contre trente ans de néolibéralisme durant lesquels les inégalités n’ont cessé de croître10. Le métro de Santiago est l’un des plus chers de la région, juste derrière celui de Brasilia. Plus de trois millions de passagers l’utilisent quotidiennement, déboursant entre 0,79€ et 1€, selon l’heure, par trajet.
Bien que le Chili ait le PIB le plus élevé de la région (US$ 25.222 en PPP)11, cette hausse n’est pas anodine pour la population chilienne dans un pays où le salaire minimum mensuel est de 373€12, montant duquel doivent être déduites les cotisations de retraite et de santé. Le budget destiné aux frais de transport représente plus de 13 % du revenu d’un individu percevant le salaire minimum13. 50 % des travailleurs chiliens gagnent 496 € — ou moins — par mois, et 1 % de la population, soit environ 180 000 personnes, touche près d’un quart du revenu national14. À l’inverse, les députés et les sénateurs de la République sont payés entre 13 650 € et 24 815 € par mois. Il s’agit des parlementaires les mieux rémunérés de tous les pays de l’OCDE : leur salaire équivaut à 33 salaires minimums, bien plus que leurs semblables européens, qui gagnent entre 3 et 5 salaires minimums15. Face à de telles inégalités économiques, 87,1 % des personnes interrogées par Activa Research considèrent les salaires des travailleurs comme la principale cause des manifestations, immédiatement suivie du prix des services de première nécessité comme l’eau ou l’électricité (86,3 %), du montant des pensions de retraite (85,7 %) et des inégalités économiques au sein de la population chilienne (85,2 %)16. Considéré il y a encore trois semaines comme un modèle de stabilité politique et économique en Amérique latine, le Chili était comparé par le président Piñera à une « oasis » dans une région en crise17. Pourtant le pays est l’un des dix plus inégaux au monde selon l’indice de Gini18. Derrière le prétendu miracle du modèle économique mis en place par les Chicago Boys de Milton Friedman lors de la dictature, de profondes inégalités coexistent avec les richesses canalisées par les élites politique et économique du pays19. Pendant des décennies, le Chili a connu une croissance soutenue qui lui a permis d’atteindre une inflation annuelle de 2 %, un taux de pauvreté de 8,6 % et un taux de croissance du PIB qui devrait atteindre 2,5 % en 2019, lui permettant d’intégrer le groupe restreint des pays qui composent l’OCDE. Or trois secteurs essentiels pour le développement et le bien-être humain, tels la santé, l’éducation et les pensions de retraite, sont monopolisés presque exclusivement par le secteur privé20. Leur qualité et leur accès dépendent donc exclusivement du pouvoir d’achat des Chiliens. Cette marchandisation a survécu aux sept gouvernements démocratiques. En effet, la Constitution politique en vigueur depuis 1980, quintessence de l’époque Pinochet, articule la vie sociale, politique, culturelle et administrative autour des lois du marché.
L’implosion d’un modèle
Depuis le 19 octobre, les manifestations ont mis en lumière la dégradation du modèle économique qui suscitait l’intérêt mondial depuis plus de quarante ans. La crise n’a cessé de s’aggraver et le président Piñera n’a pas hésité à qualifier la situation de « guerre contre un ennemi puissant et implacable, qui ne respecte rien ni qui que ce soit »21. Selon les données officielles du gouvernement22, 77 stations de métro ont été endommagées et 20 d’entre elles ont été incendiées. Les multiples pillages et incendies pourraient mettre en péril plus de 100 000 emplois. 11 des 16 régions ont été soumises au couvre-feu jusqu’au samedi 26 octobre. Rien que dans la capitale, plus de 9 000 soldats ont été déployés et la bourse de Santiago a clôturé la semaine du 25 octobre dans le rouge, enregistrant une baisse de 4,78 %23.
C’est cependant l’usage excessif de la force par les militaires et la police qui inquiète le plus la société chilienne et la communauté internationale,. Selon l’Institut National des Droits de l’Homme (INDH), 20 personnes sont mortes depuis le 17 octobre, dont 5 par des coups de feu tirés par les forces armées. Au cours de la même période, 5 629 personnes ont été arrêtées et 2 009 personnes blessées ou victimes d’armes à feu. Sur les 283 poursuites engagées, il y a 5 plaintes pour homicide et 52 pour violences sexuelles (déshabillage, menaces, attouchements, viol)24. Le Haut-Commissaire de l’Organisation des Nations Unies pour les droits de l’homme et ancienne présidente du Chili, Michelle Bachelet, ainsi qu’Amnesty International, ont décidé d’envoyer des commissions chargées de vérifier si des violations des droits de l’homme ont été commises au Chili25.
Pour sortir de la crise, le gouvernement a présenté un « Agenda Social », qui se déploie dans différents champs26 :
En matière de santé et médicaments
– Priorité donnée à la discussion du projet de loi envoyé par le gouvernement au Congrès pour la création d’une assurance contre les maladies dites « catastrophiques » afin de garantir un montant maximum de dépenses pour la santé des familles chiliennes. Les dépenses dépassant ce maximum seront couvertes par l’assurance.
– Création d’une assurance couvrant une partie des dépenses en médicaments des familles chiliennes, non couvertes par des programmes tels que les Garanties de Santé Explicites (GES), ensemble de prestations garanties par la loi pour les personnes affiliées au système de santé publique FONASA, ou la loi Ricarte Soto, un système de protection financière pour les diagnostics et les traitements qualifiés de « très chers ».
– Extension de l’accord entre FONASA et les pharmacies pour réduire le prix des médicaments, dont bénéficieraient plus de 12 millions de personnes.
Concernant le système de retraites
– Augmentation immédiate de 20 % de la pension « Pensión de Solidaridad de Base », un avantage économique mensuel pour les personnes âgées de plus de 65 ans n’ayant droit à une pension dans aucun régime existant, dont bénéficieraient 590 000 retraités. La « Pensión de Solidaridad de Base » passerait ainsi de 137 € à 164,6 €.
– Augmentation immédiate, dès l’approbation du projet de loi, de 20 % des retraites, dont bénéficieraient 945 000 retraités.
– Augmentation supplémentaire des retraites, en 2021 et 2022, pour les retraités de plus de 75 ans.
– Création d’aides fiscales pour compléter l’épargne retraite de la classe moyenne et des femmes qui travaillent et cotisent, afin d’augmenter leurs pensions au moment de la retraite, ce qui favoriserait 500 000 travailleurs.
– Création d’aides fiscales pour améliorer les retraites des personnes âgées non autonomes.
Revenu minimum garanti
– Création du « Revenu Minimum Garanti » de 435,6 € par mois pour tous les travailleurs à temps plein. Les travailleurs ayant un revenu inférieur à 435,6 € auront droit à une allocation qui leur permettra d’atteindre ce Revenu Minimum Garanti. Cette prestation sera appliquée proportionnellement aux personnes âgées de moins de 18 ans et de plus de 65 ans.
Prix de l’électricité
– Création d’un mécanisme de stabilisation des prix de l’électricité — annulant sa récente augmentation de 9,2 % — ramenant la valeur des tarifs d’électricité au niveau du premier semestre de 2019.
Impôts plus élevés pour les secteurs à revenu élevé
– Création d’une nouvelle tranche de la « Taxe Globale Complémentaire » de 40 % pour les revenus supérieurs à 9 957€, ce qui augmentera le recouvrement de l’impôt d’environ 200 millions d’euros.
Bien que les mesures présentées par le gouvernement soient axées sur les principales revendications des manifestants, 61 % d’entre eux estiment qu’elles ne contribuent pas à faire évoluer la société chilienne vers une plus grande équité. Et pour cause : ces mesures ne présentent pas de changements structurels. Elles correspondent en réalité à des mesures de correction qui ne résolvent pas le problème sous-jacent : la structure et le fonctionnement inégalitaires du modèle économique chilien, au fondement de la violation des droits à l’éducation, à la santé et à l’eau, entre autres. L’accès à ces derniers est soumis à de nombreux coûts, représentant un budget supplémentaire pour les Chiliens. Alors que le Chili développe son énergie solaire, les ménages chiliens doivent payer des factures d’électricité qui ont augmenté de 19,7 % au cours de la dernière année27. La loi garantit un rendement de 10 % aux entreprises qui la distribuent. Dans le même temps, l’eau demeure une ressource privatisée. Le Code de l’eau établi en 1981 dispose que les individus peuvent constituer des droits perpétuels sur l’eau et peuvent ensuite transférer ou transmettre ces droits, comme s’il s’agissait d’une propriété28. À titre d’exemple, les manifestations de 2006 et de 2011 sur la qualité et l’accès à l’éducation ont révélé l’épuisement structurel d’une société exténuée par les effets d’un système économique qui considère les citoyens comme des consommateurs uniquement. Le manque de ressources économiques a conduit les Chiliens à emprunter dans un pays où le crédit est facilement accessible. Selon le rapport sur la dette du premier trimestre 2017 de DICOM-EQUIFAX USS, l’endettement des ménages a atteint un record de 74,3 % de leur revenu disponible29. L’intégration et la mobilité sociale découlent de la consommation, mais le pouvoir d’achat est maintenu sur la base de l’endettement.
L’accès à l’éducation, un facteur d’inégalités
L’inégalité au Chili pourrait être combattue en réformant l’accès à l’éducation, ce qui faciliterait la mobilité sociale. Cependant le système éducatif chilien est paradoxalement l’une des principales causes de l’inégalité qui affecte le pays en raison de son degré de privatisation. Alors que pour certains, la privatisation contribue à combler les lacunes de l’offre éducative, pour d’autres, cette tendance a un impact négatif sur la jouissance du droit à l’éducation du fait des frais de scolarité. Le cas du Chili a non seulement attiré l’attention de la communauté internationale, mais il est devenu l’exemple par excellence des conséquences désastreuses que peut causer une privatisation excessive30.
Avant la dictature de Pinochet, tout l’enseignement chilien était gratuit et administré par l’État, par l’intermédiaire du ministère de l’Éducation. Cependant, en 1981, des politiques de privatisation de l’éducation ont été menées dans le cadre d’une restructuration néolibérale majeure guidée par la logique de marché appliquée à l’économie, à l’État et à d’autres services sociaux. Le noyau de ces réformes est resté après la fin de la dictature, malgré une sévère critique de ce modèle depuis 2006.
L’un des aspects qui contribuent à la ségrégation socio-économique réside dans le processus d’admission. En plus de la sélection opérée par les frais de scolarité — et bien que la « Loi Générale sur l’Enseignement et la Loi d’Inclusion » interdise la sélection des élèves dans les écoles et les lycées — les examens d’entrée jouent un rôle important dans le choix d’une école. En théorie, les écoles publiques ont l’obligation d’accepter tous les enfants, cependant les processus de sélection dans les écoles privées ne sont toujours pas réglementés par la loi31. Les entretiens aux parents sont toujours en place et de nombreux documents sont demandés en vue de connaître les ressources financières, la croyance religieuse et « l’intellect » des étudiants concernés au travers des tests psychologiques et comportementaux32. Ce type de sélection empêche toute mixité sociale. Face à ces nombreuses exigences et aux frais de scolarité élevés, les jeunes les plus défavorisées ne peuvent qu’opter pour les écoles publiques ou subventionnées.
Cependant, dans le top 10 des meilleurs écoles chiliennes, les neuf premières sont privées et se situent à Santiago. En plus de facturer des frais de constitution de dossier élevés, ces écoles facturent également des frais d’inscription ainsi que des frais de scolarité pouvant aller de 3 000 € à 15 850 € par an, devenant impossible pour un enfant venant d’une famille percevant le salaire minimum d’intégrer l’une des ces neuf écoles33. De même, seulement quatre établissements publics figurent parmi la liste des 100 meilleures écoles. Cela conditionne non seulement leur apprentissage, mais limite leurs chances de succès au test de sélection universitaire (PSU), à leur entrée à l’université ou pour l’obtention d’une bourse académique d’excellence. Selon les résultats de l’épreuve PISA 2015, contrairement aux élèves des écoles privés, un pourcentage élevé d’étudiants appartenant au groupe socioéconomique le plus défavorisé n’a pas développé les compétences minimales en mathématiques, en sciences et en lecture34.
L’inégalité économique exacerbe et, par conséquent, conditionne l’inégalité en matière d’éducation. Selon l’OCDE, les niveaux les plus élevés de ségrégation sociale (faible degré de diversité sociale dans les écoles) sont observés au Chili, ainsi qu’en Argentine, en Colombie, au Mexique et au Pérou. Ainsi faut-il au moins six générations pour qu’un enfant chilien né dans une famille défavorisée atteigne le revenu moyen35.
La ségrégation est également présente dans le cas de l’enseignement supérieur, lequel suscite le plus de controverses. Celui-ci est considéré comme l’un des plus coûteux au monde en comparant le salaire minimum du pays avec les coûts des frais de scolarité : les étudiants doivent payer entre 700 € et 10 400 € par an36. Le choix d’étudier repose donc pour la plupart des Chiliens sur les systèmes de crédit disponibles, tel le « Crédito con Aval del Estado » (CAE) — Prêt avec Garantie de l’État — ou les différents prêts étudiants proposés par les banques conventionnelles, ayant des intérêts similaires aux crédits à la consommation. La grande majorité des étudiants chiliens sont donc endettés et, une fois leur diplôme obtenu, ils doivent payer leurs études pendant des années, voire des décennies37.
Accablés par cette situation, les lycéens sont descendus dans la rue en 2006 dans le cadre de la « Révolution des Pingouins » (en raison des uniformes scolaires noir et blanc des élèves des écoles publiques), puis en 2011, en revendiquant une meilleure éducation publique, la justice sociale, des réformes du système éducatif, mais également la gratuité de l’enseignement universitaire. En conséquence, le pays a fait un grand pas en avant vers l’égalité en 2015 lorsque, sous le deuxième gouvernement de Michelle Bachelet, le Congrès a approuvé la gratuité de l’enseignement pour les plus défavorisés, laissant ainsi la place à un projet qui serait réalisé en plusieurs étapes. Grâce à l’approbation de la loi « Ley Corta », 27,5 % des étudiants universitaires ont pu bénéficier en 2016 de la gratuité de l’enseignement38. Toutefois l’éducation reste encore un bien de consommation au Chili.
Choisir entre le privé ou les longues listes d’attente : un système de santé en crise
Le système de santé chilien est composé d’un modèle mixte opposant diamétralement deux secteurs : le public, composé d’une assurance appelée Fonds National de la Santé (FONASA) et, le privé, où les Institutions de Sécurité Sociale (ISAPRE) proposent plusieurs formules39. Selon la dernière enquête nationale sur la caractérisation socioéconomique (CASEN), 18 % des Chiliens ont accès au système privé ISAPRE et peuvent donc payer pour des soins de meilleure qualité, tandis que ceux affiliés à FONASA, représentant 78 % de la population, doivent être traités dans un système qui viole le droit constitutionnel de couverture et d’accès à la santé.40.
Ce système non seulement génère une inégalité pour ce qui de l’accès à une santé de qualité, mais aussi une différence concernant la couverture des maladies. Bien que FONASA garantisse la couverture de certaines pathologies, il en reste encore beaucoup qui ne le sont pas, laissant la population démunie dans un pays où 74 % des adultes souffrent de surpoids ou d’obésité, et donc de maladies chroniques telles que l’hypertension ou le diabète41.
Pour leur part, les ISAPRE — en plus de générer des profits pour leurs propriétaires et donc de bénéficier du droit à la santé — établissent certaines conditions pour fixer le prix mensuel à payer pour l’abonnement santé choisi. Une femme jeune en âge de procréer paye par exemple plus qu’une femme qui ne l’est pas ou un homme du même âge. Cependant, le niveau de couverture des soins de santé n’atteint pas 100 %, obligeant les Chiliens à payer un pourcentage à chaque fois.
D’après l’OCDE, alors que les dépenses sociales moyennes des pays appartenant au groupe représentent 20 % du PIB, le Chili est l’un des trois pays qui investit le moins (10,9 %), un pourcentage qui est resté relativement stable depuis 1990. Parmi ce pourcentage, seuls 4,2 % sont destinés au secteur de la santé42.
Les faiblesses du système de santé sont ainsi l’une des principales causes qui alimentent le mécontentement de la société chilienne. Au cours des dernières semaines, le malaise est devenu évident en raison de la crise sanitaire sur laquelle le Colegio Médico du Chili — association professionnelle qui regroupe les médecins du pays — a mis en garde le gouvernement et la société en raison du manque d’intrants médicaux et du faible budget destiné à la santé publique, dont la crise génère des listes d’attente de plus de deux millions de personnes, la multiplication des patients décédés dans l’attente d’une chirurgie, la pénurie et le coût élevé des médicaments, la faible portée d’examens préventifs, le manque de médecins spécialistes et chirurgicaux, ainsi qu’un nombre important de traitements de chimiothérapie suspendus43. Le ministre de la Santé, Jaime Mañalich, a maintes fois nié pendant les dernières semaines l’existence de cette crise sanitaire44.
En ce sens, une des demandes sociales qui a refait surface ces derniers jours est liée au prix élevé des médicaments. Selon le Service National du Consommateur, la différence entre un médicament de marque et son bioéquivalent générique est de 2,804 %. De même, d’après le vice-président exécutif de l’Association des Producteurs Locaux de Médicaments (Prolmed), la différence de prix des médicaments innovants pourrait être liée à leur couverture, plus étendue dans d’autres pays, tandis qu’il s’agit du cas contraire pour le Chili45. Moins de 6 % des médicaments innovants enregistrés au Chili bénéficient d’une couverture quelconque dans les systèmes de santé publics ou privés, alors que dans les pays de l’OCDE ce pourcentage s’élève à 70 % en moyenne, selon une étude commandée par Fifarma et CIF Chili à IQVIA en 201846.
Vieillir : la plus grande peur des Chiliens
Avec une espérance de vie à la naissance de 79,5 ans environ selon la Banque Mondiale et l’OMS, vieillir au Chili est un futur qui inquiète de plus en plus les Chiliens en raison des faibles pensions auxquelles ils peuvent prétendre. Cette situation est devenue l’une des questions les plus débattues de ces dernières années.
Le système de retraite chilien, créé en 1982 par José Manuel Piñera — frère du président — repose sur la capitalisation individuelle : chaque travailleur est inscrit sur les registres des administrateurs de fonds de pension (AFP) de manière obligatoire (10 % du revenu imposable, avec un plafond ajusté chaque année), mais également de manière volontaire. L’argent est enregistré dans un compte de capitalisation individuel, qui augmente en fonction des contributions du bénéficiaire et de la rentabilité obtenue grâce au placement de ses fonds47.
Cependant le système est malmené et n’a pas été en mesure de fournir des retraites décentes, en plus de contribuer à la concentration de la richesse et à l’inégalité des revenus. En effet, chaque personne « épargne » dans les AFP en fonction de son salaire et, par conséquent, le montant de la retraite qu’elle reçoit correspond à ce qu’il « a réussi » à épargner. Au moment de sa création, il était prévu que les personnes puissent partir en retraite avec un montant correspondant au 100 % de leur salaire en 2020. Mais 80 % des Chiliens bénéficient actuellement d’une retraite inférieure au salaire minimum, ce qui n’est pas suffisant pour couvrir le coût élevé de la vie dans le pays48.
Les difficultés auxquelles doivent faire face les personnes âgées ont déclenché un taux de suicide important : le Chili est le deuxième pays de l’OCDE dont le taux de suicide a le plus augmenté au cours des quinze dernières années. Les personnes âgées de plus de 80 ans ont le taux de suicide le plus élevé du pays, avec 17,7 suicides pour 100 000 habitants, suivies des personnes âgées de 70 à 79 ans avec un taux de 15,4. Plus d’un million de Chiliens souffrent d’anxiété et 850 000 souffrent de dépression, selon l’ONG Mente Sana49. Selon son directeur Francisco Flores, le pays est pris dans un « cercle vicieux » : d’une part des indicateurs élevés de vulnérabilité en matière de santé mentale, d’autre part des politiques publiques précaires. Il n’y a pas encore de loi sur la santé mentale et les dépenses publiques en santé mentale sont de 2,1 % environ malgré les revendications pour les augmenter50.
Un panorama complexe
L’inégalité a un rôle double au Chili : elle fait partie de son histoire et constitue en même temps l’un des principaux défis auxquels le pays est confronté dans le futur. La crise a profondément modifié l’image du Chili sur la scène internationale, alors que différents rapports de la Banque Mondiale, de l’OCDE et d’autres organismes internationaux avaient déjà souligné l’importance des fractures sociales et économiques dans le pays.
Les défis pour le Chili sont aujourd’hui multiples. Les institutions gouvernementales ne peuvent ignorer les derniers troubles sociaux maintenus et repenser le modèle économique et social chilien. Au lieu de réclamer un retour à la normalité, le gouvernement de Sebastián Piñera ne devrait pas oublier que « la normalité est une route pavée : on y marche aisément, mais les fleurs n’y poussent pas ».
La crise est sans aucun doute une opportunité de progrès, pour la construction participative d’un nouveau pacte social qui redistribue le pouvoir économique et politique. C’est également l’occasion pour les institutions de regagner la confiance d’une société qui ne croit plus à la classe dirigeante qui jouit de privilèges excessifs depuis des années. Bien qu’il se soit amélioré par rapport aux années précédentes, l’indice de démocratie 2018 de l’Economist Intelligence Unit de « The Economist » a classé le Chili au rang de démocratie défaillante, avec un score total de 7,9751 en raison de fortes inégalités, d’un manque de confiance sociale ou encore de revenus parlementaires très élevés.
Il est évident que cette crise suggère l’importance que le Chili doit accorder à la guerre : celle contre les inégalités. Dans le cas contraire, ce cocktail explosif risque de déstabiliser, une nouvelle fois, n’importe quel gouvernement.
Sources
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- https://www.france24.com/fr/20191019-chili-etat-urgence-decrete-sebastian-pinera-violentes-manifestations
- https://information.tv5monde.com/video/chili-la-hausse-du-prix-du-ticket-de-metro-suspendue-le-couvre-feu-maintenu
- https://www.lefigaro.fr/international/chili-le-president-propose-des-mesures-pour-eteindre-la-contestation-20191023
- https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/28/le-president-chilien-remplace-un-tiers-de-ses-ministres-pour-tenter-d-apaiser-la-crise-sociale_6017250_3210.html
- https://www.activaresearch.cl/es/news/pulso-ciudadano-de-activa-research-octubre-2019
- https://www.cnnchile.com/pais/reacciones-ministro-fontaine-alza-metro_20191008/
- https://www.activaresearch.cl/es/news/estudio-especial-pulso-ciudadano-crisis-en-chile-octubre-2019
- L’APEC, Coopération économique pour l’Asie-Pacifique, est le forum économique visant à développer les échanges et appuyer la croissance de ses 21 « économies membres » riverains du Pacifique.
- https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/26/mobilisation-historique-au-chili-contre-les-inegalites_6017008_3210.html
- https://data.worldbank.org/indicator/NY.GDP.PCAP.PP.CD?locations=CL
- Salaire minimum à compter du 01 mars 2019. Information disponible sur le site web de la Direction du Travail du Gouvernement du Chili : https://www.dt.gob.cl/portal/1628/w3-article-60141.html
- Calcul fait en comptant 2 voyages par jour en heure de pointe ($830 pesos), en incluant les week-ends pour une personne percevant un salaire minimum de $301 000 pesos, et sans tenir compte des cotisations de retraite et de santé.
- https://www.cnnchile.com/economia/ine-la-mitad-de-los-trabajadores-en-chile-recibe-un-sueldo-igual-o-inferior-a-400-000-al-mes_20190813/
- https://www.emol.com/noticias/Nacional/2019/10/26/965441/Salarios-Congreso-Parlamentarios-Comparacion-OCDE.html
- https://www.activaresearch.cl/es/news/estudio-especial-pulso-ciudadano-crisis-en-chile-octubre-2019
- https://www.google.com/amp/s/www.cooperativa.cl/noticias/site/artic/20191009/pags-amp/20191009063956.html
- Mis en place par la Banque Mondiale. Il s’agit d’un indicateur synthétique d’inégalités de salaires (revenus, niveaux de vie, …). Il varie entre 0 et 1 : 0 correspond à une situation hypothétique d’égalité parfaite, où tous les revenus seraient égaux. À l’autre extrême, un coefficient de 1 correspond à une situation parfaitement inégalitaire (où une seule personne disposerait de tous les revenus.)
- https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/22/derriere-le-miracle-economique-chilien-une-societe-profondement-inegalitaire_6016385_3210.html
- https://www.google.com/amp/s/m.huffingtonpost.fr/amp/entry/au-chili-pourquoi-une-telle-explosion-de-violence_fr_5dad4796e4b08cfcc31e2045/
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- https://www.publimetro.cl/cl/educacion/2016/09/05/estos-son-antecedentes-que-no-pedir-colegios-procesos-admision.html
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- Ibid.
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- https://m.elmostrador.cl/noticias/pais/2016/07/07/el-dia-en-que-la-asociacion-de-afp-prometia-a-sus-afiliados-jubilar-con-el-100-de-sueldo-en-2020/
- https://www.latercera.com/tendencias/noticia/mayores-80-anos-tienen-la-tasa-suicidio-mas-alta-del-pais/270539/
- https://www.elmostrador.cl/agenda-pais/2019/10/10/salud-mental-chilenos-cada-vez-mas-agotados-y-menos-eroticos/
- https://infographics.economist.com/2019/DemocracyIndex/