Le 20 octobre prochain auront lieu les élections présidentielles en Bolivie. Ce scrutin électoral est peut-être le plus compliqué de tous ceux qu’a dû affronter le président sortant, Evo Morales. Ce dernier s’apprête à faire face au retour sur le devant de la scène politique de son prédécesseur, Carlos Mesa Gisbert (président de 2003 à 2005, libéral, historien de profession), mais aussi et surtout au contournement de la Constitution de 2009, qu’il a lui-même contribué à mettre en place, mais qui limite le nombre de mandats présidentiels à trois, freinant ainsi les ambitions politiques de son instigateur. Dans une Amérique latine en pleine recomposition sur le plan politique, le maintien de Morales au pouvoir intrigue.
La victoire d’Evo Morales Ayma le 18 décembre 2005 a constitué une rupture dans l’histoire contemporaine bolivienne, tant en termes de politique intérieure que de politique extérieure. Morales s’est très vite imposé comme un leader populiste de gauche, novateur, dont les prises de position fortes permettent la reconnaissance des multiples peuples et langues de Bolivie. On retient également de ses années de présidence de nombreuses frasques diplomatiques, dont les dernières en date, qui concernent ses relations avec le président chilien Sebastián Piñera, impliquent jusqu’au roi d’Espagne, et font le buzz sur la toile. Certaines continuités avec les gouvernements boliviens précédents peuvent être toutefois notées : respect des droits de l’homme et de la démocratie ; meilleure intégration économique de la Bolivie à une échelle régionale par le biais de la coopération transfrontalière ; lutte contre le narcotrafic et revendication d’un accès au Pacifique, en opposition au traité de 1904 conclu à la suite de la guerre du Pacifique de 1879-1884.
Il s’agit donc d’aller au-delà des discours partisans et des idées préconçues à l’égard de Morales pour comprendre la complexité du personnage qu’est l’actuel président bolivien, et les raisons de la durabilité de son système politique, entre révolution idéologique, réformes socio-économiques et continuités politiques.
Morales au pouvoir, une politique intérieure singulière : avancées sociales, continuité politique et contestations1
Evo Morales est un dirigeant atypique, tant à l’égard de ses prédécesseurs que des autres dirigeants actuels d’Amérique du Sud. Né en 1959, dans une famille de pasteurs aymaras, Morales ne peut bénéficier d’une éducation théorique très poussée. Cependant, comme le reconnaît aisément l’un de ses opposants, Juan Ignacio Siles del Valle, ancien ministre des Affaires Extérieures de Carlos Mesa, ce sont d’autres qualités exceptionnelles qui le conduisent au pouvoir2. Ces dernières sont à chercher du côté de sa jeunesse, dans ses expériences de briquetier ou de boulanger qui lui font très tôt découvrir le marché du travail, et en particulier des métiers à la fois pénibles et peu valorisés. Couplées à un sens aigu du leardership, ces expériences lui permettent de devenir un syndicaliste cocalero3 reconnu. Ce poste n’est pas anodin. La feuille de coca est en effet un élément constitutif de la vie politique bolivienne. C’est grâce à cette dernière que Morales peut se constituer un réseau (syndicalistes cocaleros, producteurs, routiers) dans les régions rurales productrices comme au sein des villes principales du pays, comme à La Paz4. Il gagne ensuite en légitimité au sein du mouvement syndical en s’opposant à la politique du Président Hugo Banzer5, tant par son expérience carcérale que sa capacité à diriger. Ce dernier avait promis aux États-Unis qu’il éradiquerait toute culture de la coca, dans le cadre de la lutte anti-drogue. Son incarcération en 1994, alors que la Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSTUCB) réclame la création d’un parti politique qui permettrait la participation des syndicats paysans au jeu électoral, le transforme en symbole de la lutte.
Ce virage politique de la lutte de cocaleros pousse Morales à fusionner son mouvement syndical avec le Mouvement vers le socialisme (MAS) en 1997. Ce dernier joue un rôle très important durant la guerre du gaz en 2003. Ce parcours politique se conclut par l’élection de Morales en 2005, à l’issue d’une campagne centrée sur la nationalisation des entreprises exploitant les hydrocarbures au nom de la souveraineté territoriale, et la revendication d’une plus grande visibilité des communautés indigènes (quechua et aymara en premier lieu), dont il est lui-même issu et qui avaient toujours été maintenues à l’écart du pouvoir depuis la révolution de 19526.
Le MAS au pouvoir
Arrivé au pouvoir, l’objectif du MAS est d’instaurer un débat public afin de rédiger une nouvelle Constitution. Un climat extrêmement conflictuel se développe sous l’impulsion du « vieux pouvoir » (anciens partisans de Banzer, propriétaires latifundiaires), fait de risques de coups d’État et d’agressions racistes, mais une mobilisation populaire contre ces tentatives de renversement de Morales, la tenue du référendum constitutionnel en 2008 ainsi que la ratification de la nouvelle Constitution marquent une pacification relative de la politique intérieure bolivienne. Cette constitution est sans doute l’œuvre politique la plus marquante de Morales et du MAS. Elle rompt avec la dénomination traditionnelle de « République bolivienne » pour mettre en avant « l’État Plurinational de Bolivie », qui prétend refléter un modèle d’organisation politique d’inspiration décoloniale, d’émancipation des peuples et nations indigènes. L’article 2 de la Constitution reconnaît par exemple « leur droit à l’auto-gouvernement, à la libre détermination ainsi qu’à des institutions qui leur sont propres7 ». Les langues indigènes (aymara, quechua, guarani entre autres) sont également reconnues par les institutions officielles. Elles-mêmes tentent d’ailleurs de se réapproprier des éléments culturels indigènes, comme la figure de Tupac Katari ou la wiphala, drapeau des peuples andins. Cette Constitution promeut également le Suma Quamaña, que l’on pourrait traduire par « Bon Vivre », au même titre que la solidarité et l’égalité. C’est une façon de rompre avec les cultes modernes et occidentaux de la croissance, du progrès et de l’individualisme8. La pensée indigène (quechua en l’occurrence) est ainsi réadaptée par les dirigeants de l’État plurinational et réinscrite dans un discours anti-impérialiste et contre-hégémonique. Il convient cependant de souligner les limites de cette politique : la participation des indigènes au sein de l’exécutif reste limitée, et la prise de décision au sein des autonomies9 reste soumise aux décisions du pouvoir central.
L’arrivée au pouvoir de Morales modifie également fortement la politique économique bolivienne. Un Plan National de Développement mené entre 2006 et 2009 marque le retour d’un État interventionniste. Son influence se fait en particulier sentir dans les secteurs stratégiques. Cela s’illustre en 2006 par la nationalisation des hydrocarbures, des entreprises métallurgiques ou téléphoniques, au détriment de multiples firmes transnationales étrangères, et par une forte augmentation de la taxation du secteur minier. La Loi de Reconduction Communautaire de la Réforme Agraire, votée en 2006, permet à l’État de récupérer les terres non-exploitées sans avoir à verser d’indemnisations à leur propriétaire. La nouvelle Constitution encadre cependant fortement ces nouvelles dispositions, en précisant que ces nouvelles mesure ne peuvent être appliquées aux exploitations préexistantes, prévenant ainsi une expropriation pure et simple des propriétaires latifundiaires au profit des paysans sans terre. À ces mesures économiques s’ajoute la mise en place d’importants programmes d’aide, comme la pension universelle de vieillesse, l’aide à la scolarisation primaire, l’aide aux femmes enceintes, ou encore l’instauration du Tarif Dignité, un tarif minimal encadré permettant au plus grand nombre d’accéder à l’électricité.
La réélection de Morales en 2009, bénéficiant d’un soutien plus net qu’en 2005 (64 % des suffrages contre 54 %, 3 millions de voix contre 1,5 millions, contrôle total des deux chambres législatives), est autant bénéfique au MAS qu’à son leader : elle est le marqueur d’une nouvelle hégémonie politique en Bolivie. Cela est dû à la fois à la capacité de Morales à affaiblir la droite (en attribuant notamment des responsabilités au sein du MAS à certaines figures politiques d’opposants), et à la durabilité de l’application d’un programme ambitieux durant le premier mandat. Les conflits politiques se déplacent alors au sein-même du mouvement « indigéno-populaire » ayant mené Morales à la présidence. Des militants de la première heure questionnent la centralisation du pouvoir, le manque de démocratie participative à l’intérieur du parti comme dans le reste de la vie publique nationale10. Les politiques de développement du pays, centrées sur des projets miniers et gazifères, se heurtent également aux exigences environnementales des citoyens boliviens, ainsi qu’à celles de certaines associations internationales. Concilier essor socio-économique et préservation culturo-environnementale semble autant crucial que compliqué dans un contexte politique aussi précaire. Il est en effet nécessaire de concilier à la fois les intérêts des pro-développements comme ceux des indianistes pachamámicos qui ont tous signé le Pacte d’Unité ayant porté et reconduit le MAS au pouvoir. Afin de désamorcer ces conflits, les dirigeants du MAS oscillent entre des critiques ad hominem directes et une utilisation des mouvements sociaux loyaux afin de décrédibiliser les plus critiques.
Sur le plan économique, le bilan des deux premiers mandats de Morales est plutôt bon : le PIB du pays a augmenté de 4,8 % entre 2006 et 2012, contre 2,6 % entre 1999 et 2005 ; l’inflation est restée stable au vu des années précédentes (autour de 6,8 % entre 2006 et 2012, contre 400 % entre 1985 et 2005) ; la quantité de crédits et de dépôts en monnaie nationale a fortement augmenté, de même que le salaire minimum ; le chômage a diminué (5,5 % en 2005, 3,5 % aujourd’hui, seuil à 2,25 % atteint en 2012 et 2014) ; l’accès aux biens de première nécessité comme l’eau potable, l’électricité et les combustibles a été fortement amélioré ; le taux de pauvreté et les inégalités ont diminué (indice de Gini de 58,5 en 2005, 46,0 en 2011).
C’est donc dans un contexte de stabilité socio-économique et d’affaiblissement de l’opposition qu’Evo Morales est une deuxième fois réélu en 2014. Cela lui permet de gouverner le pays jusqu’aux élections de 2019 et devenir le plus long résident du Palacio Quemado11 de l’histoire12.
Fragilité et durabilité
Si Morales a su calmer les conflits sociaux puis légitimer sa politique dans une certaine mesure, l’opposition n’a pour autant jamais disparu. Celle-ci se structure autour de deux pôles antagonsites : des syndicats – comme la COB (Centrale Ouvrière Bolivienne) ou ADEPCOCA (Association Départementale des Producteurs de Coca), d’une part, et la communauté bolivienne à l’étranger, notamment aux États-Unis ou en Espagne, d’autre part. Les critiques qu’ils adressent à Morales concernent la verticalité du pouvoir, la corruption, la non-séparation des pouvoirs judiciaire et législatif13, ainsi que la non-prise en compte de certaines revendications, comme ce fut le cas de la pénalisation des fautes médicales entre novembre et janvier dernier14, résolue par l’immigration de médecins cubains. Plus largement, c’est la réussite d’une transition démocratique anti-impérialiste, contre-hégémonique et fondée sur des discours indigénistes qui est questionnée. Malgré toutes les avancées sociales et économiques qu’a pu représenter l’arrivée au pouvoir de Morales, sa volonté de se maintenir au pouvoir à tout prix et l’usage d’une rhétorique supposément démocratique posent désormais question15. La possible réélection de l’actuel président cette semaine a généré d’importants débats en Bolivie. Morales cherche de son côté à modifier la Constitution qui limite le nombre de mandats successifs possibles à deux. Une consultation lancée en 2016 échoue : les Boliviens rejettent cette possibilité, ce que le MAS ne manque pas de contester, pour mieux le contourner par la suite. C’est bien Evo Morales qui est le candidat du MAS, lors des élections présidentielles qui ont lieu cette semaine. Carlos Mesa, ancien président de la République bolivienne et principal opposant à Morales, qualifie d’ailleurs cette décision du tribunal électoral de « blessure mortelle pour la démocratie16 ».
Une autre question fondamentale est celle de sa succession, tant au sein du MAS qu’à la tête de la Présidence. En effet, Morales a tellement personnalisé son pouvoir que l’hypothétique arrivée au pouvoir de l’un de ses collaborateurs ne ferait ressembler qu’encore plus la politique intérieure bolivienne à celle du Venezuela d’il y a quelques années, alors que le contexte continental a profondément changé. Si la figure d’Alvaro García Linera semble se détacher, elle reste fondamentalement associée à ses fonctions de vice-président depuis 2005 et surtout d’idéologue du moralisme. Réciproquement, à qui profiterait, tant dans une perspective intérieure qu’extérieure, l’arrivée au pouvoir de l’un de ses opposants ? L’ancien président de la République bolivienne Carlos Mesa (2003-2005), sous la bannière de l’alliance politique Comunidad ciudadana [Communauté citoyenne], semble être son plus sérieux opposant17. Cela signifierait-il un rejet complet des avancées sociales qu’a pu connaître la Bolivie depuis 2005, à défaut d’une nette amélioration de sa condition économique ?
Les mutations d’un électorat indigène acquis
Par-delà les enjeux politiques, le moralisme semble être entre deux eaux, à la fois victime de son succès et rattrapé par ses contradictions entre positions rhétoriques et exercice du pouvoir. Les ténors du moralismo continuent ainsi, à la suite d’Alvaro García Linera, de prôner une révolution marxiste centrée sur la justice sociale, alors que cette redistribution des terres évoquée par le gouvernement bolivien n’est que partielle en réalité. Morales s’accommode en effet très bien de l’apparition de systèmes agro-capitalistes, afin d’asseoir son pouvoir politique à terme. Cette constatation est particulièrement vraie pour les régions de l’Oriente ou les Yungas, physiquement proche de la capitale et des institutions étatiques. Les récents incendies18 de la Sierra de Santa Cruz ont d’ailleurs récemment prouvé, s’il en était encore besoin, que latifundisme est plus que jamais en vigueur. Morales se montre également peu velléitaire en ce qui concerne la mise au pas du secteur agro-industriel – lié au système latifundiaire –, et celle du secteur informel19. Ce dernier correspond en effet à l’économie chola, qui forme la majorité de son électorat traditionnel.
L’intégration progressive de populations d’origine indigène au sein de la classe moyenne est sans doute la clef de cet équilibre instable sur lequel repose le moralisme. Le capitalisme andino-amazonique qui s’est développé ces quinze dernières années en Bolivie s’est fondé sur d’importants investissements de la part de l’État, afin qu’il alimente l’économie interne, favorise la consommation des populations les moins aisées et génère ainsi de la redistribution. Le dynamisme du marché intérieur et la paix sociale semblent être conditionnés à la poursuite de la croissance de l’économie nationale. Toutefois, deux dangers guettent le moralisme. Tout d’abord, comment poursuivre un processus révolutionnaire dans le cadre d’une hausse substantielle du niveau de vie, et d’une meilleure (bien que toujours imparfaite) répartition des richesses ? Quid également de l’impact politique des cholos, ces individus amérindiens de sang espagnol, plutôt urbanisés, dont la réussite peut se mesurer à leur consommation galopante20. Se rendre au sein des malls récemment construits à La Paz en empruntant le nouveau téléphérique depuis El Alto21 devient ainsi la nouvelle marque de distinction au sein de la société bolivienne. A l’inverse de leurs parents, qui ont massivement voté pour Morales pour des raisons ethniques et pour le volontarisme d’État affiché par ce dernier, les enfants du moralismo n’ont que de vagues souvenirs de la guerre de l’eau (2000) ou de la guerre du gaz (2003). Ils semblent en conséquence se désintéresser de la politique. L’État est alors moins associé à l’amélioration des infrastructures publiques qu’à une hausse progressive des impôts.
D’un point de vue institutionnel, si les discriminations raciales mais aussi culturelles se sont estompées ces dernières années, la Bolivie reste un État profondément racialisé22. En Bolivie, l’ethnie est un formidable vecteur de cohésion mais également de division politique23. Elle peut être également utilisée afin de légitimer une position sociale24. Il s’agit ici de pointer un racisme non-hérité de l’époque coloniale. En effet, les rivalités entre diverses ethnies sont encore nombreuses, à l’image de celle opposant les Amayas aux Urus Chipayas. Ces derniers sont systématiquement écartés des mandats électifs locaux. Cela peut également s’illustrer par une forte réticence à avoir pour conjoint ou même pour voisin un individu d’une autre ethnie25. Ces conflits d’intérêt opposent également les indigènes des Andes aux indigènes des plaines. Les premiers, plus nombreux, exigent des routes et des infrastructures permettant de mieux acheminer la coca, sans vouloir écouter les revendications d’autres ethnies dont les intérêts divergent. De ce fait, l’arbitrage entre une préservation du patrimoine naturel bolivien et l’exploitation de ses diverses ressources ne consiste pas en la résolution d’un simple conflit d’intérêts entre divers groupes d’acteurs aux visées économiques divergentes. Elle consiste également à arbitrer entre les intérêts fortement divergents de deux peuples différents. Dans une certaine mesure, la célébration de l’État plurinational semble avoir renforcé les particularismes et le racisme ordinaire entre peuples indigènes au détriment de la cohésion nationale26.
Une politique extérieure renouvelée à l’arrivée au pouvoir de Morales ?
Les discontinuités concernant la politique extérieure doivent être reliées au fort renouvellement de la politique intérieure que nous évoquions précédemment. Les réformes de la politique étrangère bolivienne s’inscrivent en effet dans un continuum idéologique avec le reste des politiques publiques27. Il s’agit tout d’abord de rappeler l’importance de la Nouvelle Politique Économique. Mise en place en 1985 par le président de l’époque, Victor Paz Estenssoro, cette politique favorise et renforce la mise en œuvre de directives néolibérales préexistantes. À l’aube des années 1990, d’autres mesures s’imposent, dans la droite ligne de celles exposées par l’économiste John Williamson dans le consensus de Washington. C’est là un choix plus pragmatique qu’idéologique de la part du chef de l’État. À l’époque, la Bolivie se doit en effet de rester un État « certifié » par les États-Unis d’Amérique, afin de pouvoir y exporter ses produits à un prix libre, comme exposé dans le Andean Trade Promotion and Drug Eradication Act de 1991. La contrepartie est double : appliquer les termes du consensus, et coopérer dans la lutte contre le narcotrafic. La politique extérieure bolivienne des années 1990 est ainsi fortement marquée par les programmes états-uniens, ainsi que par les ajustements demandés par le FMI et la Banque mondiale.
La politique extérieure de Morales peut être ainsi lue comme une réaction à la politique extérieure de ses prédécesseurs. Cette politique renouvelée, qui s’appuie sur les notions de « changement » et de « bon vivre », se décline en trois axes : l’indigénisme, l’environnementalisme et l’anti-impérialisme, lui-même très proche de l’anti-capitalisme, si l’on en croit la rhétorique de Morales et de ses partisans. La politique extérieure n’est ainsi que l’autre face du modèle de développement prôné par le leader syndicaliste, qui vise à lutter contre les inégalités et iniquités sociales et à favoriser le bien commun grâce à un État ayant recouvré sa souveraineté et sa capacité d’action. Quatre piliers de cette nouvelle manière de gouverner s’appuie sur quatre points :
- la valorisation de la souveraineté et de l’identité plurinationale ;
- la favorisation de politiques publiques hétérodoxes, par opposition aux néolibérales ayant favorisé l’ingérence d’acteurs privés étrangers ;
- le renforcement du rôle de l’Etat dans l’exploitation des ressources naturelles ; et
- la diversification des relations internationales afin de lutter contre l’influence du voisin états-unien.
Une réinsertion réussie dans la communauté internationale
Selon Morales, l’Assemblée Générale de l’ONU permet « d’exprimer les profondes différences entre les divers présidents et gouvernements des divers pays du monde à propos de politiques, de programmes, de valeurs et de projets28 ». Le président bolivien se sert en effet de cette Assemblée comme d’une tribune. Il y réclame notamment un accès au Pacifique tout en y critiquant vertement le système capitaliste.
Cependant, ce ne sont pas là ses seules positions. La Bolivie se démarque par exemple en soutenant en 2007 une Déclaration des Droits des Peuples Indigènes. Celle-ci est seulement refusée par la Nouvelle-Zélande, le Canada, les États-Unis et l’Australie, et est par la suite inscrite dans la Constitution nationale bolivienne. Cette déclaration insiste sur l’importance des revendications des peuples indigènes, la reconnaissance juridique de leurs droits, ainsi que la lutte contre l’exclusion et la discrimination dont ils souffrent. L’accès à des biens de première nécessité comme l’eau potable est également l’un des chevaux de bataille du gouvernement Morales. La résolution 64/292, adoptée par l’ONU en 2010, stipule que les pays et l’ensemble des organisations internationales doivent intensifier leurs efforts afin de garantir à chacun l’accès à l’eau potable. C’est là une prolongation de la constitution bolivienne qui stipule que l’accès à l’eau est un droit universel qui ne peut faire l’objet de concessions ou de privatisation. Ceci n’est pas sans faire écho à la guerre de l’eau ayant eu lieu à Cochabamba au début des années 200029. Enfin, Morales s’attache à valoriser la feuille de coca (à mâcher) à l’international. Insistant sur le caractère de marqueur culturel que représente ce produit, le président obtient, à la suite de multiples négociations, la déclassification de ce qui était classé comme un produit stupéfiant depuis le début des années 1960.
Ces diverses prises de position et son engagement en faveur de certaines résolutions portées par l’ONU ne doivent cependant pas faire oublier le regard critique et détaché que Morales porte sur les institutions internationales. Par exemple, le dirigeant du MAS n’a eu de cesse de critiquer la localisation de l’ONU aux États-Unis depuis sa première élection. Le gouvernement bolivien décide ainsi, en 2007, de rompre ses relations avec le Centre International de Règlement des Différends Relatifs aux Investissements, une agence créée par la Banque Mondiale. Il estime en effet que les droits de la Bolivie et de ses citoyens se situent au-dessus de ceux des investisseurs étrangers. La posture de Morales à l’égard de l’intégration régionale de son pays est également à l’origine de changements radicaux. Si la Bolivie appartient traditionnellement à la Communauté Andine des Nations (CAN), ainsi qu’à l’Aire de libre-commerce des Amériques (ALCA), d’inspiration libérale, elle adopte la posture du « régionalisme post-libéral », dont les institutions les plus représentatives sont l’Union des Nations du Sud de l’Amérique (UNASUR) (traité constitutif signé en 2008, entré en vigueur en 2011) et l’Alliance Bolivarienne pour les Peuples de Notre Amérique (ALBA), depuis 2004.
Le Venezuela et Cuba : de simples repères idéologiques et politiques ?
Les relations qu’entretient la Bolivie avec le Venezuela et Cuba sont très fortes, et ce depuis l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales. De fait, ces deux pays restent les deux emblèmes d’une alternative à « l’hégémonie gringa » en Amérique du Sud, malgré la disparition politique des deux symboles qu’étaient respectivement Hugo Chavez et Fidel Castro. Au-delà des discours anti-impérialistes et altermondialistes caractéristiques de ces trois régimes, la filiation de la Bolivie à ces deux pays s’illustre dans une coopération extérieure renforcée. Le Venezuela, Cuba et la Bolivie ont ainsi adhéré tous trois à l‘ALBA (Alliance Bolivarienne pour l’Amérique), et à la CELAC (Communauté des états Latino-Américains et Caribéens), tandis que les revendications boliviennes d’un accès à l’océan rencontraient le soutien vénézuélien et cubain auprès de la communauté internationale. De manière plus pragmatique, la Bolivie bénéficie de la très bonne formation médicale cubaine : 770 médecins cubains sont envoyés par leur gouvernement pour officier en Bolivie quand certains de leurs collègues boliviens font leurs classes à Cuba.
Selon l’ancien président Carlos Mesa Gisbert, le soutien dont bénéficie Morales durant la campagne de 2005 puis sa victoire (face au même Carlos Mesa) sont des éléments qui marquent un tournant dans la relation entre le Venezuela et la Bolivie30. Morales aurait décidé d’aligner la politique extérieure de son pays sur celle de Chavez, assumant « le parrainage politique de ce dernier, qui est bien plus symbolique que politique31 ». Pour aller au-delà du discours de l’ancien président Mesa, il convient de préciser que le Venezuela finance de nombreux programmes sanitaires et éducatifs en Bolivie à partir de 2006, ce qui donne lieu à l’adage « Bolivia Cambia, Evo Cumple » [« La Bolivie change, Evo s’y conforme »]. Dans ce cadre, 460 millions dollars furent alloués par le voisin vénézuélien afin d’améliorer les infrastructures de certains territoires boliviens marginaux, urbains comme ruraux, mais également d’améliorer l’accès à l’eau potable, et de construire des centres d’assistance et de loisirs. La viabilité de cette relation est cependant fortement questionnable aujourd’hui. Tout d’abord, la balance commerciale bolivienne vis-à-vis du Venezuela est toujours déficitaire : le pays n’a pas su – suffisamment – profiter des investissements du voisin bolivarien lorsque celui-ci pouvait bénéficier de la manne pétrolière. Le Venezuela connaissant lui-même une crise intérieure de la plus haute importance (corruption et démantèlement progressif de PDVSA (compagnie pétrolière d’État au Venezuela), hyperinflation, émigration massive…), le régime désormais dirigé par Nicolas Maduro ne semble plus pouvoir assurer de soutien économique à la Bolivie. Morales continue d’apporter son soutien au successeur d’Hugo Chavez32. Toutefois, depuis quelques mois, cet appui qui semblait être inconditionnel au régime de Maduro ne l’est plus. Morales ne s’est pas rendu au Forum de São Paulo (forum de rencontre des gauches latino-américaines) organisé au Venezuela en juillet dernier. Le 28 août dernier, lorsque l’OEA a approuvé la résolution portant sur la « Violation des Droits de l’homme au Venezuela », la Bolivie s’est abstenue et n’a pas voté contre cette résolution, alors qu’elle avait jusqu’ici toujours voté dans le sens du régime de Maduro33. Il est possible de faire un parallèle entre cette prise de distance avec Caracas et les relations diplomatiques cordiales entretenues par Morales à l’encontre du régime de Bolsonaro, comme évoqué par la suite.
Le Chili et les États-Unis : frères ennemis, anti-modèles ou vecteurs d’opportunités ?
Aborder la politique bolivienne à l’égard des États-Unis et du Chili d’un même mouvement peut sembler cavalier de prime abord. Cependant, depuis l’arrivée au pouvoir du MAS, ces deux pays semblent être les deux repoussoirs de la politique extérieure bolivienne.
La rhétorique anti-impérialiste ainsi que l’intensification des contacts avec le Venezuela ou l’Iran tend profondément les relations entre la Bolivie et les USA. Le paroxysme est atteint en 2008 lorsque l’ambassadeur nord-américain est déclaré persona non grata à La Paz, que les activités du Drug Enforcement Administration sont suspendues et que Morales, aux prises avec une forte contestation sociale, déclare que celle-ci est organisée par les gringos34. Le refus d’extradition de Gonzalo Sánchez de Lozada en 2012 par l’administration Obama ou le cas Snowden pimentent également cette relation bilatérale, caractérisée par la constance des tensions depuis l’élection de Morales. Toutefois, le voisin nord-américain reste un formidable marché pour la production bolivienne. Les USA représentent 10 % des exportations boliviennes, même dans un tel contexte géopolitique, et malgré l’importance toujours croissante de la Chine dans la balance commerciale bolivienne. L’influence des USA pourrait se renforcer encore avec la disparition progressive du Venezuela en tant qu’acteur économique majeur du commerce bolivien.
L’arrivée au pouvoir quasi-simultanée de Morales et de la social-démocrate Michelle Bachelet au Chili en 2006 laisse entrevoir la possibilité que de bonnes relations soient établies entre leurs deux pays. Certaines mesures de collaboration sont approfondies ou instaurées, comme la gestion commune de la frontière et le libre-échange entre les deux pays, la lutte contre la pauvreté et le narcotrafic, ou encore la facilitation de l’accès à la culture et à l’éducation. Elles ne permettent cependant pas de parvenir à un compromis quant à l’accès à l’océan. L’arrivée au pouvoir en 2018 de Sebastián Piñera, conservateur chilien, détériore profondément ces relations. Le nouveau président chilien s’empresse en effet de déclarer que les prétentions de Morales sont « inacceptables », en s’appuyant sur le Traité de Paix et d’Amitié de 1904. Après de nombreuses rencontres et réunions entre représentants des deux Etats, Morales décide de porter cette question devant la Cour Internationale de Justice avril 2013, ce qui ne fait que renforcer l’antagonisme des deux parties. Le retour de Michelle Bachelet au pouvoir entre 2014 et 2018 ne permet pas de faire avancer la situation. La réélection de Piñera il y a quelques mois marque un retour à une situation explicitement belligène tant entre les deux pays qu’entre les deux hommes35.
L’Argentine et le Brésil : des partenaires incontournables ?
Lorsque Morales est élu pour la première fois président de la Bolivie, Lula est au pouvoir au Brésil (2003-2010), et Nestor Kirchner en Argentine (2003-2007). Cristina Fernández de Kirchner qui succède à ce dernier à la tête de l’Argentine (2007-2015), ainsi que Dilma Roussef au Brésil (2011-2016) assurent une certaine stabilité des relations avec la Bolivie36. Cela s’explique par le caractère mutuellement dépendant de ces trois pays entre eux, notamment en ce qui concerne les hydrocarbures. Il en va ainsi du le gaz naturel, par exemple. Celui-ci représente 90 % des exportations actuelles de la Bolivie. Le Brésil a besoin de ce gaz naturel pour alimenter son industrie – notamment à Mato Grosso, São Paulo, Paraná, Rio Grande do Sul et Santa Catarina – tandis que l’Argentine recherche de nouveaux exportateurs de gaz, à la suite de la crise énergétique découlant d’un différend avec le Chili en 2004. L’annonce de la nationalisation des exploitations pétrolifères en 2006 par le gouvernement bolivien surprend ses deux voisins. Si l’Argentine et le Brésil acceptent cette volonté de l’État bolivien de recouvrir sa souveraineté au sein de secteurs économiques primordiaux, les contrats entre l’État bolivien et les diverses multinationales présentes sur le territoire doivent cependant être renégociés. Cela s’avère particulièrement ardu du côté brésilien. En effet, l’entreprise brésilienne Petrobras est propriétaire de la majorité des raffineries investies par l’armée bolivienne.
Une dizaine d’années plus tard, l’échiquier politique continental semble avoir tourné. Le parti des travailleurs au Brésil – auquel appartiennent Lula et Dilma Roussef – a perdu le pouvoir et est acculé par diverses affaires de corruption. Il est intéressant de noter que Morales félicite Bolsonaro au moment de sa victoire lors des élections présidentielles en 2018, en le qualifiant de « frère président37 ». Si cette alliance entre deux profils divergents d’un point de vue idéologique, politique, géopolitique voire même ethnique peut sembler incongrue, plusieurs explications peuvent être avancées. Il s’agit tout d’abord pour Morales de ne pas s’attirer les foudres d’un président puissant et difficilement prévisible, à la tête de l’un des deux géants sud-américains. Bolsonaro pourrait par ailleurs servir de protection régionale à Morales face à d’autres intérêts extérieurs – états-uniens voire chinois. Les présidents bolivien et brésilien ont également un important point commun : ils soutiennent tous deux la culture du chaqueo, c’est-à-dire une culture sur brûlis dans la forêt amazonienne, qui sert à défricher les terres, à les rendre plus fertiles, et qui permet incidemment de les inscrire sur un cadastre. Il est intéressant de noter que c’est la figure du président brésilien qui est placée au centre de la critique, dans le cadre de la crise internationale que représente l’incendie de la forêt amazonienne il y a quelques semaines. Ses homologues bolivien et paraguayen (Mario Abdo) ont été en revanche peu évoqués, alors même que leur responsabilité est également engagée. Des discussions bilatérales abordant la question des transferts d’hydrocarbures, la sécurisation des frontières ainsi que le projet d’un train bi-océanique reliant le Pacifique à l’Atlantique sont également en cours38.
Du côté argentin, l’arrivée de Mauricio Macri ne modifie pas la nature des relations bolivo-argentines. Si Morales et Macri s’opposent frontalement d’un point de vue idéologique, les deux hommes semblent cependant s’apprécier. Plus important, des réunions bilatérales ont lieu à la fin de l’année 2017, en février 2018 et au début de l’année 2019. Les thèmes à l’ordre du jour concernent encore le gaz naturel, mais également les échanges agricoles ainsi que la construction d’un centre de médecine nucléaire, à la demande d’Evo Morales. Un autre thème important est celui de l’émigration des boliviens en Argentine. Celle-ci est à l’origine d’un profond malaise entre les deux pays entre 2007 et 2017, période durant laquelle le gouvernement argentin décide de reconduire à la frontière toute personne ayant des antécédents judiciaires afin de lutter contre la délinquance.
L’Iran et la Chine : de nouvelles relations pour quelle durabilité ?
Depuis 2005, la Bolivie de Morales cherche des soutiens auprès des ennemis ou rivaux du voisin gringo. Le multilatéralisme ainsi souhaité est autant idéologique que pragmatique. L’alliance avec l’Iran, qui peut sembler surprenante de prime abord, ne va pas beaucoup plus loin qu’un soutien mutuel au sein de l’Assemblée Générale de l’ONU. Cette alliance a cependant quelques répercussions politiques à l’échelle globale. C’est à elle, par exemple, que l’on doit l’appui par la Bolivie du projet nucléaire iranien à des fins pacifiques, échangé contre la reconnaissance de la feuille de coca comme élément culturel. Nous pouvons y lire surtout un soutien mutuel forgé par l’opposition à la puissance états-unienne.
L’alliance de la Bolivie avec la Chine est quant à elle bien plus approfondie, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, leurs économies sont complémentaires : la Bolivie exporte des matières premières – en premier lieu le potassium et le lithium, nouveaux métaux rares très prisés, mais aussi de la viande bovine, du soja, du quinoa et du café – et importe massivement des produits manufacturés39. Des accords bilatéraux bolivo-chinois sont signés en 2011 afin de développer les secteurs agricole, minier, énergétique, et des télécommunications des deux pays d’une part, et d’assurer la sécurité alimentaire de la Bolivie d’autre part. Sans surprise, la balance bolivienne est fortement déficitaire. Deux projets de grande ampleur sont également lancés à cette même date : la construction du premier satellite bolivien, nommé Tupac Katari, ainsi que celle de multiples centrales hydroélectriques, afin de faire du pays le centre énergétique du sous-continent. Ces multiples aménagements ne sont pas sans créer des conflits d’intérêt avec les populations locales, souvent indigènes, pour des raisons environnementales mais aussi de souveraineté territoriale.
Les relations russo-boliviennes sont elles aussi en plein essor, bien qu’elles soient moins poussées que les relations bolivo-iraniennes, ou sino-boliviennes. Si ce sont une nouvelle fois les matières premières boliviennes qui intéressent l’État russe40, et en premier lieu Gazprom, la contrepartie de cet échange est pour les Boliviens l’arsenal militaire russe41. Cela passe notamment par l’achat d’hélicoptères militaires pour lutter contre le narcotrafic, de fusils Galil ou d’avions supersoniques L-159.
Quelle importance pour l’Union Européenne et ses membres ?
Les relations nouées entre la France et la Bolivie sont moins intenses que celles tissées avec certains de ses voisins comme l’Argentine, le Brésil ou même le Chili. Si l’on peut y voir une volonté de ne pas froisser l’allié états-unien au sein de son pré carré américain, ces relations ne sont pas nulles pour autant. La reconnaissance des cultures indigènes, l’aide au développement, la lutte contre le narcotrafic et plus récemment l’accès à une énergie nucléaire sont au cœur des débats. Deux coups d’éclat marquent toutefois les relations entre les deux pays : la libération de Régis Debray après quatre années d’incarcération en 1971, alors qu’il avait été condamné à la peine maximale de trente ans d’emprisonnement, puis celle de Klaus Barbie, permise en 1983 par Hernán Siles Zuazo. Aujourd’hui, les échanges entre la Bolivie et les divers pays européens semblent relativement faibles. Ceux-ci consistent une nouvelle fois en une exportation de matières premières boliviennes, comme le zinc, l’étain, le plomb, et l’argent, et en une importation de biens issus de l’industrie lourde : tracteurs, utilitaires, moteurs, ou hélicoptères, en autres.
Si les exportations et les importations de pays européens sont bien plus faibles par rapport aux concurrents chinois, états-unien ou latino-américains, certains pays européens sortent toutefois leur épingle du jeu. L’Espagne, par exemple, conserve toujours une place particulière dans l’économie bolivienne. L’Espagne est ainsi avec le Portugal l’un des deux seuls pays à la fois membre de l’Union et de l’Organisation des États Ibéroaméricains (OEI). Cela n’a cependant pas empêché plusieurs des firmes pétrolières de l’ancienne puissance coloniale de faire l’objet de nationalisations par le gouvernement de Morales en 2013, avant d’être indemnisées. Cependant, peut-être que la subsistance de cette relation post-coloniale n’est pas tant institutionnelle ni économique mais démographique. Si la Bolivie a pu accueillir de nombreux européens depuis le XVIIème siècle, attirés par les mines de Potosi, le mythe de la terre vierge, et fuyant parfois une condition économique ou politique, elle est aujourd’hui un pays d’émigration. Il est alors intéressant de noter que 24 % des Boliviens émigrent vers l’Espagne, contre 38 % pour l’Argentine, 13 % pour le Brésil et 6 % pour le Chili. L’Italie, second pays européen choisi par les Boliviens, ne représente que 1,8 % de ces émigrations. Il en est de même concernant l’immigration : l’Espagne, membre de l’Union européenne et ancienne puissance coloniale, reste un pays très important pour la Bolivie, du moins symboliquement, et ce bien que le pays supplantée depuis longtemps par les hyperpuissances sur le terrain économique et politique bolivien. La visite officielle de Morales à Madrid, en 2018, a suscité de nombreux espoirs dans les rangs boliviens quant à l’accès au Pacifique. Un journal espagnol a ainsi publié que le Roi d’Espagne reconnaissait le droit de l’État bolivien à un accès à la mer avant que ceci ne soit démenti par les chancelleries bolivienne et espagnole. Ce coup d’épée dans l’eau souligne toutefois à quel point les tensions entre le Chili et la Bolivie sont importantes à ce sujet à l’heure actuelle, mais aussi le rôle symbolique que jouent encore les autorités espagnoles, et en particulier le Roi, dans le règlement de ce conflit.
Conclusion
Le 22 janvier dernier, Evo Morales a fêté le douzième anniversaire de son arrivée au pouvoir, et semble pouvoir s’inscrire dans la durée. La perspective des élections présidentielles annonce cependant un tournant dans la vie politique du pays.
Le président bolivien aurait tort de ne pas mettre en avant les données macroéconomiques actuelles de son pays, pour les comparer avec celles du début des années 2000. La baisse de l’inflation, la diminution de la dette publique et du taux de pauvreté, ou la hausse du PIB par tête ainsi que de l’alphabétisation sont autant d’indicateurs prouvant le succès global des politiques publiques menées par les divers gouvernements sous sa présidence. Toutefois, les années Morales sont aussi des années d’un autoritarisme indéniable, et d’une corruption toujours importante, qui alimente à la fois le népotisme et le clientélisme. Le moment evista n’est ainsi donc pas celui d’une rupture si nette avec ses prédécesseurs. Fondant son analyse de la société bolivienne et des relations internationales sur une conception binaire, opposant ainsi les propriétaires terriens aux paysans, les yankees aux latinos, ou les Indiens (aymaras en premier lieu, ainsi que quechuas, principalement) aux Blancs, Evo Morales a su mobiliser des marges politiques autour de sa personne et de son projet politique, en renversant les anciennes hiérarchies qui ont structuré la politique bolivienne tout au long du XXème siècle. Morales correspond parfaitement au modèle du leader populiste latino-américain dressé par Gino Germani42. Leader populiste accédant au pouvoir, changeant brutalement les politiques publiques préexistantes en s’appuyant à la fois sur son charisme et un fort réseau de soutiens, mais également sur une forme rénovée du caudillisme, ce modèle du leader permet à une société traditionnelle de devenir moderne, en transformant par là-même une société fortement hiérarchisée en une société-masse.
Cette réussite incontestable ne permet cependant pas d’éviter la question de la stabilité et de la durabilité du régime bolivien, si l’on fait référence aux longues années de dictature qu’a connu la Bolivie durant le second vingtième siècle. Il n’est pas exclu que Morales parvienne à faire réformer la Constitution, supprimant ainsi la limitation du nombre de mandats présidentiels, à l’image de son homologue chinois. Ce souhait est de fait formulé à mot-couverts par l’entourage du président bolivien. Le vice-président et théoricien du moralisme, Alvaro García Linera, a ainsi déclaré qu’Evo Morales était le « pouvoir constituant en lui-même »43. Procéder de la sorte ne ferait cependant que repousser l’échéance de la transmission du pouvoir et sa dépersonnalisation, dans des contextes intérieur et régional bien moins favorable au régime qu’il y a une dizaine d’années. Un avenir très incertain s’ouvre ainsi pour la Bolivie.
Sources
- Luis Miguel Uharte Pozas, « Una década del gobierno del MAS en Bolivia : un balance global » [« Une décennie du MAS au pouvoir en Bolivie : un équilibre global »], Barataria : Revista castellano-Manchega de Ciencias Sociales, 22, 2017, p. 131-148.
- Conférence organisée à Madrid le 24 janvier 2018, à l’Université Complutense de Madrid.
- Le terme « cocaleros » désigne les cultivateurs de la plante de coca du Pérou et de la Bolivie. Ces derniers s’unissent en syndicats à la fin des années 1990 pour s’opposer aux efforts internationaux, financés par les États-Unis, visant à éradiquer la culture de la coca dans la province du Chapare, en Bolivie. Le mouvement de protestation des cocaleros devient rapidement très puissant et est largement accepté dans la société bolivienne. C’est ce qui permet à son chef, Evo Morales, d’accéder au pouvoir en 2005.
- C’est à La Paz que se situe le marché de gros où la coca est acheminée pour y être vendue, sélectionnée et hypothétiquement transformée par la suite.
- Dictateur entre 1971 et 1978, puis président constitutionnel entre 1997 et 2001.
- La Révolution Nationale marque l’entrée de la Bolivie dans le XXème siècle. Du 9 avril 1952 jusqu’au coup d’Etat du 4 novembre 1964 dirigé par le vice-président René Barrientos Ortuño, le Mouvement Nationaliste Révolutionnaire (MNR) gouverne le pays, le modernise, et fait évoluer profondément la politique nationale ainsi que les structures socio-économiques. Le droit de vote universel est accordé ; le système agricole semi-féodal latifundiaire, intact depuis l’indépendance, est réformé ; une réforme éducative étend la pratique de l’espagnol dans le pays, et fait des indiens des paysans productifs en leur dispensant un enseignement de base (écriture, lecture, calcul élémentaire). Cette Révolution reçoit le soutien des Etats-Unis, à partir du moment où Washington est convaincu que ce moment était nationaliste et non communiste.
- Constitución Política del Estado [Constitution politique de l’Etat bolivien], 7 février 2009.
- Eduardo Gudynas, « Buen Vivir : germinando alternativas al desarrollo » [« Bien Vivre : faire germer des alternatives au développement »], América Latina en Movimiento ALAI, nº 462, 2011, p. 1-20.
- Terme générique désignant les multiples entités administratives attachées à un territoire spécifique : départements, municipalités, communautés autonomes, gouvernements autonomes indigènes.
- Katerin Brieger Valencia, « Distintas lecturas de la autonomía tensionan las relaciones entre el gobierno e indígenas del oriente » [« Des lectures divergentes de la notion d’autonomie tendent les relations entre le gouvernement et les autochtones de l’Est »], La Época, 2010, p.1-3.
- « El Palacio Quemado » [« Le Palais Brûlé » ] est le palais présidentiel bolivien.
- Mariano Féliz, « Los secretos del milagro boliviano » [« Les secrets du miracle bolivien »], Nodal, 10 octobre 2019.
- Jean-Pierre Lavaud,« Tripotage électoral en Bolivie », sur le blog de Mediapart, 21 novembre 2017, consulté le 12 octobre 2019.
- Jean-Pierre Lavaud,« Bolivie : la résistance aux diktats du gouvernement », sur le blog de Mediapart, 14 janvier 2018, consulté le 12 octobre 2019.
- Jean-Pierre Lavaud,« « ¡Bolivia dijo No ! » : penser la démocratie à venir », sur le blog de Mediapart, 12 février 2018, consulté le 12 octobre 2019.
- Mery Vaca, « Una herida de muerte en la democracia boliviana » [« Une blessure mortelle pour la démocratie bolivienne »], Página Siete, 16 décembre 2018.
- Francisco Sanz, « Carlos Mesa, candidato a presidente en Bolivia : « Evo Morales no está psicológicamente preparado para dejar el poder » » [« Carlos Mesa, candidat à la présidence de la Bolivie : : « Evo Morales n’est pas psychologiquement prêt à abandonner le pouvoir » »], Nodal, 7 octobre 2019.
- Il s’agit d’incendies de défrichage, à la manière de ce qui se pratique aujourd’hui au Brésil. Incendier l’Amazonie permet de dégager des terres cultivables, qui n’appartiennent administrativement à personne. Ceci garantit un appropriation gratuite à toute institution pesant d’un poids suffisamment élevé dans l’administration bolivienne.
Ce qui est clairement assumé chez Bolsonaro est cependant plus problématique chez Morales. Brûler la forêt signifie en effet s’en prendre à la Pachamama, et voler ces terres aux autres indigènes. Il y a là une contradiction – au moins dans l’esprit – avec la Constitution bolivienne de 2009 qui reconnaît les droits de ces derniers. Cela nous renvoie une fois de plus à l’indigénisme à géométrie variable de Morales : les Aymaras en premier lieu, les quechua en second, les guarani en troisième, et une quasi-invisibilité en ce qui concerne l’ensemble des communautés indigènes restantes.
- Maëlle Mariette, « En Bolivie, mérites et limites d’une révolution pragmatique », Le Monde Diplomatique, septembre 2019.
- Maëlle Mariette, « La gauche bolivienne a-t-elle enfanté ses fossoyeurs ? », Le Monde Diplomatique, septembre 2019, consulté le 12 octobre 2019.
- Banlieue ouest située sur les hauteurs de la capitale bolivienne.
- Jean-Pierre Lavaud,« L’obstination racialiste en Bolivie », sur le blog de Mediapart, 23 janvier 2018, consulté le 12 octobre 2019.
- Xana Rodríguez Puente, « ¿Qué significa habitar al Sur ? La (re)construcción de la alteridad cochabambina entre 1985 y 2007 » [ « Que signifie habiter au Sud ? La (re)construction de l’altérité cochabambienne entre 1985 et 2007 »], Granada, VII Encuentro de Jóvenes Investigadoras e Investigadores en Historia Contemporánea, 6 septembre 2019. Article consultable à cette adresse : https://blogs.ugr.es/jovenesinvestigadores/wp-content/uploads/sites/46/2019/08/RODR%C3%ACGUEZ-PUENTE-Xana.pdf, le 12/10/2019
- Isabelle Daillant, Jean-Pierre Lavaud, La catégorisation ethnique en Bolivie. Labellisation officielle et sentiment d’appartenance, Paris, L’Harmattan, 2007.
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- Damien Wolff, « Peuples de Bolivie : qu’en est-il cinq ans après l’adoption de la Nouvelle Constitution ? », Paris, Sciences Po – OPALC (Observatoire Politique de l’Amérique latine et des Caraïbes), 19 avril 2018.Article consultable à cette adresse : http://www.sciencespo.fr/opalc/sites/sciencespo.fr.opalc/files/Article_sur_les_peuples_indigenes.pdf
- Marcelo Lasagna, « Las determinantes internas de la política exterior : un tema descuidado en la teoría de la política exterior » [ « Les déterminants internes de la politique étrangère: une question négligée dans la théorie de la politique étrangère »], Estudios Internacionales, 28 (111), 1995, 387-409.
- Natalia Ceppi, « La política exterior de Bolivia en tiempos de Evo Morales Ayma », Si somos Americanos, Revista de Estudios Transfonterizos, XIV,1, janvier-juin 2014, p. 125-151
- Xana Rodríguez Puente, « ¿Qué significa habitar al Sur ? », art.cit.
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- Natalia Ceppi, « La política exterior de Bolivia en tiempos de Evo Morales Ayma », art. cit.
- Julien Gonzalez,« Venezuela : Maduro choyé par les cadres du sommet de l’Alba », RFI, 6 mars 2018.
- Daniel Gómez, « Quatro hechos que demuestran por qué Evo Morales ya no es un apoyo incondicional de Maduro » [« Quatre faits qui démontrent pourquoi Evo Morales n’est déjà plus un soutien inconditionnel de Maduro»], ALnavío, 6 septembre 2019.
- Le nom « gringo » (hispanisation de la phrase « green go ») est un terme dépréciatif porté à l’encontre des soldats états-uniens déployés en Amérique latine. Il désigne aujourd’hui l’ensemble des institutions et citoyens états-uniens, par métonymie.
- Anonyme, « Piñera manda callar a Morales y él lo acusa de « oligarca pinochetista » » [«Piñera demande à Morales de la fermer, lui qui l’accuse d’être un « oligarque pinochiste »»], El País, 26 juin 2017.
- Natalia Ceppi, « La política exterior de Bolivia en tiempos de Evo Morales Ayma », art. cit.
- Anonyme, « Evo dice a Bolsonaro « hermano presidente » » [«Evo appelle Bolsonaro « frère président »»], Página Siete, 1er janvier 2019.
- Projet qui implique également le Pérou, ainsi que l’Uruguay et le Paraguay.
- Anonyme, « China dispuesta a ayudar a Bolivia para ser el centro energético de Suramérica » [« La Chine souhaite aider la Bolivie à devenir le centre énergétique de l’Amérique du Sud »], Página Siete, 17 janvier 2018.
- Anonyme, « Crece la influencia de Rusia en la región : negociará con Bolivia la explotación de dos megacampos de gas » [« L’influence de la Russie dans la région grandit : elle négociera avec la Bolivie l’exploitation de deux gigantesques gisements de gaz»], Infobae, 24 novembre 2017.
- Carlos Corz, « Bolivia explora en Rusia la compra de armas para renovar arsenal militar » [« La Bolivie étudie la possibilité d’achats d’armes en Russie pour rénover son arsenal militaire »], La Razón Digital, 27 août 2017.
- Gino Germani, Autoritarismo, fascismo y populismo nacional [Autoritarisme, fascisme et populisme national], Buenos Aires, Temas, 1978.
- Fernando Molina, « Doce años de Evo. Entre el gobierno fructífero y el caudillismo pernicioso. » [« Douze ans d’Evo. Entre gouvernement fécond et caudillisme pernicieux. »], Nuso, février 2018.