Le Grand Continent a retranscrit et synthétisé la discussion sur le mouvement des gilets jaunes animée en janvier par Bernard Harcourt, au Columbia Global Centers de Paris. Un dialogue à plusieurs voix qui rassemble des intellectuels, historiens, philosophes, penseurs et spécialistes des mouvements sociaux. À travers ce dialogue est née une réflexion vive, davantage structurée par des questions que par des réponses définitives — « Pourquoi n’ai-je pas porté de gilet jaune ? », une interrogation de départ tout à fait frappante et pertinente pour lancer une réflexion sur le mouvement. Qui sont les gilets jaunes ? Comment éviter de tomber dans le piège du savant ventriloque dont la parole occulte celle du mouvement lui-même ? Quelle est la pertinence de la comparaison avec d’autres mouvements de l’histoire et de l’utilisation de modèles théoriques passés pour appréhender ce mouvement nouveau ?


« Pourquoi n’ai-je pas porté de gilet jaune ? »

Bernard Harcourt New York Columbia
Bernard Harcourt est philosophe, professeur à la Law School de Columbia à New York, et a mené de nombreuses réflexions en philosophie politique et théorie du droit.

Bernard Harcourt : Les expressions que nous utilisons pour parler de ce mouvement : « il », « les » gilets jaunes, « ils », « elles », présupposent que l’on se distancie, qu’on en fait un objet. Où nous positionnons-nous ? Peut-on penser sans agir ? Sans une praxis ?

La question que je me pose est la suivante : pourquoi est-ce que je ne porte pas de gilet jaune ? Qu’est-ce qui me trouble dans les revendications et m’empêche d’y prendre part alors que, par exemple, je porte depuis longtemps la critique de l’État policier ?

Ma réticence à porter un gilet jaune vient de quelques orientations identitaires, présentes dans le mouvement et de l’utilisation de symboles patriotiques et nationalistes. S’il fallait que je me positionne dans le débat, j’utiliserais plutôt l’expression de « compagnon de route » – qui soulève beaucoup de problème mais qui est adaptée à ma position face à ce mouvement des ronds-points.

« J’ai choisi de porter un gilet jaune »

Bantignu
Ludivine Bantigny, historienne, est maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Rouen et chercheuse au Centre d’histoire de Sciences Po. Elle s’est notamment illustrée par la publication de son ouvrage 1968. De grands soirs en petits matins (Seuil, 2018).

Ludivine Bantigny  : Cet évènement a un caractère de dévoilement : il met au jour l’ordre social et politique actuel. Il n’est pas étonnant que le débat suscite la peur, une peur liée par exemple à la présence de la xénophobie. C’est une peur légitime devant un mouvement qui bouscule l’histoire, une peur de l’inconnu.

J’ai décidé d’en être et de discuter. On a souvent tendance à enfermer le mouvement des gilets jaunes dans des comparaisons, par exemple avec le Mouvement 5 étoiles italien. C’est aussi une façon de le réduire, de prendre une distance, et de se dire qu’il va mal finir. En réalité, nous avons aussi une responsabilité, pour que cela ne finisse pas mal et débouche sur une perspective émancipatrice.

Brandir un drapeau tricolore peut avoir des significations très diverses, qui ne sauraient se résumer à une logique identitaire, bien au contraire. C’est aussi une référence à la Révolution française, comme il y a en bien d’autres dans le mouvement (les cahiers de doléances notamment).

Qui sont les gilets jaunes ?

Balibar
Etienne Balibar est philosophe, professeur émérite de l’université de Paris-Nanterre, il a participé au renouvellement des théories marxistes.

Etienne Balibar  : Nous sommes dans une situation porteuse de grands espoirs de rénovation en profondeur de la vie politique, mais cette situation est en même temps incertaine, volatile, et elle comporte des risques. Mon vieux pessimisme méthodologique me fait dire que pour naviguer entre ces différents risques nous aurons besoin de beaucoup de chance.

Le mouvement des gilets jaunes bouleverse la politique française car nous étions privés de perspectives, sauf abstraites et théoriques – pour ne pas dire utopiques. Nous sommes dans une situation tout à fait nouvelle : une situation de mouvement qui succède à une période de fixité et de blocage. Il y a tout d’un coup un parti du mouvement, face à l’ordre qui régnait.

Les gilets jaunes n’ont pas une identité fixe. Ils charrient beaucoup de contradictions, mais aussi des éléments compatibles et très cohérents les uns avec les autres. D’abord, la question de la fiscalité est centrale, d’autant qu’elle occupe une place de plus en plus stratégique dans le capitalisme financier d’aujourd’hui. Ils mettent ensuite l’accent sur les questions du niveau de vie et de la sécurité sociale au sens large du terme : ce système de gestion en commun des risques sociaux est-il destiné à dépérir, ou bien est-ce une perspective de progrès pour l’avenir ? Enfin, le creusement des inégalités territoriales est un problème fondamental, qui ne peut se résorber de lui-même.

Le rapport à l’opinion publique est un élément important. En effet, la popularité du mouvement est assez haute. Ils ne sont pas isolés dans la société française. On peut dire qu’à travers ce mouvement, « les exclus s’incluent.  »

Antonio Negri
Toni Negri est un philosophe et militant italien que nous avons reçu lors du cycle de conférence Une certaine idée de l’Europe.

Toni Negri  : On trouve parmi les gilet jaunes des classes moyennes appauvries, des chômeurs, des femmes, des hommes : en bref, il y a du monde. Tous sont assujettis à l’exploitation du système capitaliste. Ils sont le produit d’une période de transformation de l’organisation du travail. Il faut se mesurer au capitalisme d’aujourd’hui, c’est contre lui que la lutte s’ouvre. Les thématiques sont en effet très liées à l’ordre néolibéral qui est à un point de crise. Partout, le capitalisme est en train de se transformer et de s’ouvrir vers un système autoritaire, en réaction à cette situation de crise.

Un autre élément très important du mouvement est la redécouverte de la fraternité. On sait ce qu’est liberté et égalité, mais on oublie souvent la fraternité : elle dépasse la solidarité, la fraternité consiste à être ensemble, c’est ce qui se produit sur les ronds-points. C’est un mouvement pacifique. Enfin, c’est un mouvement horizontal, notamment grâce au réseaux sociaux, ils sont toujours complètement liés l’un à l’autre, ce qui est une grande nouveauté par rapport aux luttes antérieures.

Ludivine Bantigny  : Cette mobilisation prend place au sein de la phase ultime du « nouvel esprit du capitalisme », où la marchandise a grignoté toutes les sphères de notre existence1. L’évènement permet d’aiguiser la conscience parce qu’il est collectif : il oppose l’isolement à la solidarité

La présence des femmes est un élément majeur du mouvement, sur lequel il faut s’attarder, en le comparant par exemple à Mai 68 – le mouvement ne doit et ne peut être ramené à ce qui est déjà connu, mais la comparaison peut être utile sur certains points. En 1968, les femmes étaient déjà présentes, mais la parole leur était peu donnée, c’était le paradoxe d’un mouvement contre la domination sans remise en cause de la domination masculine.

Peut-on parler du mouvement sans le vivre de l’intérieur ?

Etienne Balibar : Il faut d’abord faire preuve de modestie, nous ne sommes pas dans le mouvement. Par ailleurs, je ne pense pas qu’il faille être dedans pour en parler. Nous ne sommes pas dedans mais nous ne sommes pas nécessairement dehors.

Ludivine Bantigny  : Nous sommes dans le temps extra-ordinaire, à la fois un ralentissement et une urgence : comment le saisir ? Aucun savoir expert ne saurait décrire entièrement l’évènement en question. Comme il s’agit d’un évènement en cours, il est très difficile de l’enfermer dans une nomination. Cette mobilisation fait émerger une parole qui se libère. Elle a aussi créé une effervescence intellectuelle – au sens d’une intelligence collective. Le foisonnement de textes est un bon signe, il signifie que l’on ne regarde pas seulement l’histoire en train de se faire. Il est important d’y être et d’en être, d’agir et d’avoir une réflexivité sur le mouvement.

Bernard Harcourt  : Pour tenter de comprendre le mouvement, je partirais du langage utilisé dans leurs revendications, par exemple celui de Christophe Dettinger, le boxeur qui a fait une vidéo pour expliquer son geste de violence sur un gendarme. Il met en avant sa qualité de citoyen, le fait qu’il travaille, qu’il manifeste « pour les retraités, les femmes célibataires », qu’il est français et fier d’être français, ni d’extrême gauche, ni d’extrême droite et qu’il aime sa patrie. Ce langage me semblait représentatif de ce que j’ai entendu et lu de la part des gilets jaunes. Nous n’avons pas passé assez de temps à étudier les mots qu’ils utilisent et il faut réellement écouter pour appréhender la cohérence de ce discours.

Un mouvement insaisissable par les schémas d’analyse traditionnels ?

Toni Negri  : Il faut s’interroger sur le terme d’« interclassiste. » Pour moi, les gilets jaunes répondent à cette définition. Mais ils sont bien en même temps une « classe », au sens où ils construisent du commun. C’est par ailleurs le mouvement le plus international qu’ait connu la France. Il résume les luttes mondiales de ces dernières années.

Etienne Balibar  : Pour comprendre ce qui se produit actuellement, il est indispensable de se pencher sur le monde du travail et ses transformations. Je pense qu’il s’est produit quelque chose d’irréversible au cours du XXème siècle : la formation de l’Etat social, qui a fait du salaire une pierre angulaire fondamentale, autant pour ceux qui en touchent que pour ceux qui n’en touchent pas. Mais le salaire n’est pas la seule forme de rémunération et l’on ne peut pas séparer de façon abstraite la question des salaires de celles des retraites et des prestations sociales. En somme, l’État est toujours présent et il n’y a plus de rapport de classe dans lesquels l’État ne soit pas immédiatement partie prenante.

Le mouvement oublie de dénoncer le capitalisme financier en tant que tel. Je reconnais qu’il y a ici un trou béant : si la question ne devient pas plus explicite, le mouvement aura manqué quelque chose de fondamental. Ensuite, il n’y a pas chez les gilets jaunes, de remise en cause du patronat, ce qui pose bien un problème si l’on se tient à des analyses classiques, marxistes, en terme de classes.

Je crois de moins en moins que le travail dans sa définition classique soit la seul forme de réalisation de l’être humain. Marx l’avait très bien analysé. Dans un passage magnifique du Capital, il écrit que le patronat capitaliste essaye toujours de gagner sur les deux tableaux : d’un côté il exploite le travailleur, de l’autre il le fait consommer. Les gilets jaune n’ont pas mis tous ces problèmes à l’ordre du jour, mais ils en ont quand même signalé un certain nombre.

Un renouvellement politique en perspective ?

Etienne Balibar  : Ce mouvement va à contre courant de la tendance massive à la dé – démocratisation. Nous assistons à une négation de la négation qui était en marche. Ils ne réagissent pas à cette dé-démocratisation en défendant seulement les vieilles formes démocratiques. Ils le font en proposant et en esquissant de nouvelle modalités de participation démocratique au sein même du mouvement. Cela pose la question suivante : où est le pouvoir dans notre société ? Et que changent ces nouvelles modalités à la distribution du pouvoir ?

Je voudrais faire une hypothèse qui me semble importante : selon moi, le Front National n’est pas un parti extra-parlementaire ou anti-système : c’est uniquement sa rhétorique qui est vigoureusement antisystème. Si la situation n’évolue pas vers un renouvellement radical du système politique français et une grande phase d’intention constituante, alors le système essaiera de se sauver. Le FN – avec la droite qui va le rejoindre, qui l’a rejoint – est un candidat possible à cette tâche, un recours intra systémique.

Pourquoi la situation est instable et pourquoi, d’autre part, est-elle dangereuse ? Le pouvoir présidentiel est dans une impasse politique, dont on va voir s’il peut se sortir. C’est le régime présidentiel de la Vème République qui se trouve maintenant confronté à une sorte d’épreuve de vérité. La réaction du pouvoir est faible, en terme politique, et brutale.

Les gilets jaunes refusent d’être ignorés, méprisés et mal gouvernés. Mais ils ne refusent pas l’idée du gouvernement, dont fait évidemment partie l’auto-gouvernement que certains prônent. Cela renvoie à la question que Michel Foucault résumait à travers le principe de gouvernementalité2.

Ludivine Bantigny : Peut-on aspirer à une retour à « l’apaisement », un « retour à la normale », serait-ce un statu quo  ? Y aura-t-il un 13 mai – moment où, en 1968, les syndicats avaient appelé à une grève générale ? Cette mobilisation pourra-t-elle s’étendre sociologiquement et politiquement ?

Une conscience critique est à l’oeuvre, notamment dans la critique de certains médias, avec l’idée de ne plus prendre les choses pour argent comptant : à la faveur du mouvement, il y a des évidences qui ne le sont plus.

Sur le plan politique, de nouvelles formes de démocratie sont expérimentées, comme à Commercy où les gilets jaunes ont lancé une assemblée populaire, une expérimentation de la démocratie directe. En effet, où est le démos de la démocratie ? En 1848, deux chemins se présentaient. Une démocratie bourgeoise, qui a rapidement réprimé les soulèvements, et un autre chemin, la démocratie directe, où le demos est présent pour faire du commun. Pourquoi ne pas se réapproprier ces références historiques ?

Etienne Balibar : Les gilets jaunes doivent absolument conserver leur autonomie et leur capacité d’initiative. Ce sont eux qui ont imposé leurs propositions au pouvoir. Il faut aussi qu’ils trouvent l’arme efficace face à la proposition du gouvernement, le Grand débat national, c’est-à-dire trouver comment l’accepter tout en le subvertissant, en refusant l’encadrement et repoussant les limites imposées à l’avance par le Président de la République et le gouvernement.

Sur le plan du renouvellement politique, il y a un dilemme : sous le nom de démocratie directe s’esquissent deux perspectives : le modèle des assemblées populaires et celui du référendum – le RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne). Il faut réfléchir à l’articulation entre ces deux conceptions.

Toni Negri : La force des gilets jaunes réside dans le fait qu’ils se réapproprient la démocratie. La première force est la démocratie participative. Mais on a vu au siècle passé beaucoup d’échec de ces expériences participatives. Le RIC est la participation populaire, et non la participation des partis. Le parti est donc éliminé de cette représentation.

Le problème se pose selon moi en terme de pouvoir et de contre-pouvoir. Par exemple, l’état d’urgence a pu donner une marge de manœuvre très large à l’État. Le mouvement produit un véritable discours sur le pouvoir, un discours sur la règle du jeu. C’est un point central, et il faut se demander ce que pourrait être une constitution nouvelle.

Sources
  1. Le Nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999). Cet ouvrage a marqué par sa description des changements idéologiques qui ont accompagné la transformation du système de production capitaliste depuis la fin des années 1980.
  2. Le concept de gouvernementalité, forgé par Michel Foucault (Cours au Collège de France, 1978-1979, Sécurité, territoire, population), amène notamment à ne plus penser l’Etat et le gouvernement comme des synonymes, et à penser différentes manière d’exercer le pouvoir politique.