La démocratie est-elle possible à n’importe quelle échelle ? Peut-on négliger l’étendue d’un pays ou le volume de sa population lorsque l’on conçoit ses institutions politiques ? L’un des arguments les plus fréquents employés contre la possibilité d’une démocratie « post-nationale » européenne est celle de l’étendue du territoire auquel elle devrait s’adapter. À l’échelle d’un continent, la souveraineté du peuple semble dénuée de sens ; la volonté générale ne peut s’exprimer dans les institutions ; les citoyens ne peuvent éprouver d’attachement à la chose publique. Il ne peut donc y avoir de corps politique démocratique sur un vaste territoire. Selon Marcel Gauchet ou Pierre Manent notamment, l’incapacité de l’Europe à former un corps politique est liée à son indéfinition. Oublier que la démocratie suppose un demos, soit un peuple doté de mœurs relativement homogènes, pour donner la priorité à l’universalisme abstrait des droits de l’homme, est voué à l’échec1.

Il faut donc revenir au problème décisif de la taille des démocraties. De prime abord, le gouvernement semble indifférent à la morphologie du territoire ou à la démographie : en Suisse, en France, ou aux États-Unis, une même forme semble vouée à s’adapter à des situations variables, à des territoires plus ou moins vastes, à des populations plus ou moins nombreuses. Or cette thèse n’a rien d’évident : depuis Montesquieu au moins, la philosophie politique moderne pose comme un axiome fondamental que les démocraties ne sont possibles que dans de petits États. Les sciences politiques ont depuis tenté de tester empiriquement cette corrélation, en définissant la démocratie de manière « schumpéterienne » par la compétition électorale et l’existence d’institutions « libérales » (l’état de droit). Sans pouvoir revenir ici sur les difficultés inhérentes à cette définition réductrice2, nous partirons d’une conception opératoire, inspirée de Montesquieu : la démocratie est le gouvernement où le peuple « en corps » – plutôt qu’une oligarchie ou une seule personne – exerce la souveraine puissance, directement ou par ses représentants3. Aussi imparfaite soit-elle, cette définition permet du moins d’amorcer la réflexion sur les conditions de possibilité d’un tel régime.

« Depuis Montesquieu au moins, la philosophie politique moderne pose comme un axiome fondamental que les démocraties ne sont possibles que dans de petits États. »

Céline Spector

Notre hypothèse est la suivante : en matière de réflexion sur l’échelle en politique, les controverses philosophiques des Lumières offrent des ressources théoriques au sein desquelles il est pertinent de puiser, en actualisant autant que possible les questions posées dans un contexte très différent du nôtre. Aussi est-il fécond de mesurer l’héritage ambivalent de la thèse de la « petite démocratie » au regard des critiques récurrentes du « déficit démocratique » européen : doit-on renoncer une fois pour toutes à envisager la démocratie à l’échelle d’un continent ? Les modèles fédératifs (américain, russe etc.) seraient-ils trompeurs ?

La thèse de la « petite » république » ou de la « petite » démocratie

La question est d’abord de savoir comment former un corps politique susceptible de délibérer des affaires communes et de pourvoir électivement aux fonctions politiques. Dans L’Esprit des lois, Montesquieu pose pour maxime le caractère inversement proportionnel de la corrélation entre démographie et démocratie : plus l’État s’étend, plus le régime devient autocratique. Il s’agit d’une loi de l’histoire et d’une forme de rationalité politique. La concentration des pouvoirs entre les mains de l’exécutif est destinée à remédier aux difficultés de l’art de gouverner créées par la distance entre périphérie et centre du pouvoir politique. Comme le prouve les exemples ottoman, perse, chinois ou russe, « un grand empire suppose une autorité despotique dans celui qui gouverne » (VIII, 19).

Deux arguments étayent cette thèse de Montesquieu : d’une part, la nécessité d’une proportion inverse entre la vitesse d’exécution de la volonté et la distance entre le lieu de l’ordre et celui de son application ; d’autre part, les nécessités de la défense : la vitesse de réaction en cas d’agression aux frontières suppose un exécutif fort, agissant dans l’urgence (IX, 6). Inversement, le gouvernement populaire trouvera un terreau de prédilection dans de petits États, comme Athènes, où les citoyens forment un corps politique soudé, égalitaire et homogène, apte à partager des aspirations et des fins, susceptible de parvenir plus aisément à un consensus sur la teneur du bien commun4.

« Doit-on renoncer une fois pour toutes à envisager la démocratie à l’échelle d’un continent ? Les modèles fédératifs (américain, russe etc.) seraient-ils trompeurs ? »

Céline Spector

Cette théorie de la morphologie adéquate du territoire modifie en profondeur l’analyse aristotélicienne de l’autarcie. Selon Aristote, la cité doit viser la juste mesure en taille et en nombre, sans quoi elle ne pourra être ni bien gouvernée, ni militairement préservée. Trop petite ou trop grande, la polis ne parviendra pas à sa fin – « l’autarcie », qui permet la vie vertueuse et heureuse de ses citoyens5.

Mais comment décider de la limite convenable ou de l’étendue « naturelle » de la cité ? Plusieurs critères importent : les citoyens doivent pouvoir se connaître afin de répartir justement les charges selon le mérite ; ils doivent pouvoir s’organiser pour bien délibérer. À l’évidence, la surpopulation nuit au bon ordre de la cité : « la loi, en effet, est une forme d’ordre, et forcément la bonne législation (eunomia) comporte une discipline bien ordonnée (eutaxia) ; mais un nombre d’hommes trop excessif ne peut pas se soumettre à un ordre »6. La liberté des citoyens dépend de cette juste mesure de la cité, et du niveau optimum de la population citoyenne qu’elle comprend7.

Or Montesquieu ne reprend pas à son compte les raisons d’Aristote : il s’intéresse plutôt à l’ethos de la démocratie dans le cadre d’une analyse de la « corruption » des passions dominantes (ou « principes ») dans les différents types de gouvernement. Afin de conserver ces principes, il est nécessaire de ne pas modifier l’étendue du territoire qui convient à chaque régime : petite pour les républiques régies par la vertu politique, médiocre pour les monarchies mues par l’honneur, grande pour les États despotiques dominés par la crainte. L’État changera « d’esprit » à mesure qu’on rétrécira ou qu’on étendra ses limites (VIII, 20). Si la démocratie où le peuple en corps exerce la souveraine puissance est la forme privilégiée des cités-États grecques ou des cités florentines, ce n’est pas seulement qu’il y est plus facile de délibérer ensemble sur la place publique ou de connaître ceux que l’on choisira pour exercer les fonctions politiques éminentes ; c’est aussi parce que la démocratie suppose d’entretenir la vertu civique, l’amour de l’égalité et de la frugalité, l’amour de la patrie et l’amour des lois. Sans vertu, les citoyens risquent toujours de privilégier l’assouvissement de leurs propres désirs au lieu de subordonner leurs intérêts à l’intérêt commun.

Le changement d’esprit du gouvernement tient d’abord au changement de forme du corps politique. Si la démocratie ne peut subsister que dans un petit territoire, c’est que le bien public doit demeurer proche des préoccupations de chacun (VIII, 16). L’argument est double : d’une part, l’accroissement du territoire est corrélé à celui des occasions de s’enrichir et des inégalités. Il ouvre la possibilité pour les citoyens de satisfaire leur ambition et leur cupidité, et donc de se détourner de la chose publique. Si la vertu démocratique est amour de l’égalité, cet amour demande un sacrifice « continuel » de soi et de ses plus chers intérêts, chose toujours « très pénible » (V, 2).

Avec la disparition du contrôle social et de la surveillance citoyenne, le citoyen laisse place à l’individu, libre de satisfaire ses intérêts à sa guise. Les institutions chargées de la censure des mœurs ne peuvent fonctionner à grande échelle. Le risque d’une grande république est que le bien commun y soit « sacrifié à mille considérations », « subordonné à des exceptions », tandis que dans une petite république « le bien public est mieux senti, mieux connu, plus près de chaque citoyen ». Cette géographie affective traduit une économie des passions : la vertu civique ne s’appuie pas sur des connaissances ; elle relève du « sentiment » ; sans elle, l’individualisme prévaut – et donc la ruine de la démocratie.

Petit territoire, vraiment ? République versus démocratie

Or cet argument connaît un destin contrasté. Repris et diffusé par Rousseau dans le Contrat social et dans l’article « Démocratie » de L’Encyclopédie dû au Chevalier de Jaucourt, elle sera en revanche contestée par les Fédéralistes américains, pourtant grands admirateurs de Montesquieu.

La thèse de la démocratie confinée aux cités-États de l’Antiquité et de la Renaissance va en effet connaître un devenir ambivalent de l’autre côté de l’Atlantique, lors du débat entre Fédéralistes et Anti-Fédéralistes (renommés « Publius » et « Brutus »)8. En 1787, Montesquieu est constamment invoqué dans les deux camps. Les opposants à la fédération s’appuient sur le chapitre 16 du livre VIII qui reconnaît la restriction nécessaire de la république aux petits États et conclut que les États-Unis, en raison de leur taille, ne peuvent prétendre à un régime républicain. Dans le sillage de Montesquieu, les Anti-Fédéralistes soulignent que les républiques ne peuvent survivre que dans un petit territoire aux mœurs homogènes, égalitaires et vertueuses.

Or dans la contribution 10 des Federalist Papers, Madison récuse cette vision des choses. La république moderne fondée sur la représentation n’a plus rien à voir avec la démocratie à l’antique9. Trois arguments viennent à l’appui de la démonstration du Père fondateur. En premier lieu, dans une république étendue, le vivier au sein duquel seront puisés les élus sera plus grand que dans un petit État, d’où la « plus grande probabilité d’un choix approprié »10. De surcroît, la possibilité de faire illusion et de tromper le peuple sera moindre, selon Madison, dans une république étendue : « il sera plus difficile à des candidats sans mérite de pratiquer avec succès les artifices vicieux grâce auxquels les élections sont trop souvent remportées ; et les suffrages du peuple étant plus libres, ils se focaliseront plus vraisemblablement sur les hommes du mérite le plus attractif et sur les personnalités les plus reconnues et les plus rayonnantes (the most diffusive and established characters) »11.

Enfin, les chances de succès d’une insurrection procédant d’une lutte de factions seront amoindries. Dans une grande république, la multiplicité des intérêts favorise la stabilité politique en évitant la tyrannie de la majorité :

« Plus petite est une société, moins nombreux sans doute sont les parties et les intérêts distincts qui la composent ; moindres sont les parties et intérêts différents, plus fréquemment une majorité sera trouvée dans une même partie ; et plus faible est le nombre d’individus composant une majorité, plus aisément ils pourront se concerter et exécuter leurs plans d’oppression. Élargissez la sphère, et vous inclurez une plus grande variété de parties et d’intérêts ; vous rendrez moins probable qu’une majorité de l’ensemble ait un motif d’empiéter sur les droits des autres citoyens ; ou, si un tel motif commun existe, il sera plus difficile à ceux qui le partagent de découvrir leur propre force et d’agir à l’unisson les uns avec les autres. »12

L’argument du contrôle des leviers d’oppression prévaut : l’avantage des grandes républiques sur les petites démocraties réside dans le fait que des représentants éclairés et vertueux triompheront des préjugés locaux et des projets iniques. À une vaste échelle, la représentation jouera le rôle de filtre et permettra de conjurer l’éventualité d’une oppression par une faction dominante. Enfin, Madison souligne qu’avec l’essor de nouveaux moyens de communication, la notion de limite « naturelle » de la république perd toute pertinence : il faut seulement que la distance au centre autorise les représentants « à se rencontrer aussi souvent qu’il sera nécessaire à l’administration des affaires publiques »13.

« [Pour Madison] l’argument du contrôle des leviers d’oppression prévaut : l’avantage des grandes républiques sur les petites démocraties réside dans le fait que des représentants éclairés et vertueux triompheront des préjugés locaux et des projets iniques. »

Céline Spector

La fédération

Mais il est une autre dimension prise en compte par les Fédéralistes américains, disciples éclairés de Montesquieu. Plutôt que de concevoir in abstracto la bonne échelle de la démocratie, il faut réfléchir aux conditions de survie des républiques dans un contexte géopolitique où celles-ci sont aux prises avec de vastes empires. Comme le stipulait l’auteur de L’Esprit des lois, les petites démocraties sont en effet confrontées à un dilemme tragique : trop petites, elles risquent de perdre leur liberté, au sens de leur souveraineté externe ; trop grandes, elles encourent un autre péril, celui de perdre leur liberté politique interne par le renforcement excessif du pouvoir exécutif. Pour survivre, les petites démocraties doivent donc se fédérer, sans renoncer pour autant à leur fonctionnement démocratique. Les conseils de Montesquieu sont ici prolongés par les Fédéralistes, qui poursuivent aux États-Unis le projet d’une « république fédérative »14.

Selon L’Esprit des lois, la république fédérative procède d’une « convention par laquelle plusieurs corps politiques consentent à devenir citoyens d’un État plus grand qu’ils veulent former » (IX, 1) ; elle combine les avantages intérieurs du gouvernement populaire et les avantages extérieurs de la monarchie. Définie comme une « société de sociétés » fondée sur un pacte d’union libre et volontaire, la confédération (terme plus usité à l’époque) est vouée à la défense face aux guerres offensives conduites par les monarchies belliqueuses. Montesquieu insiste sur la stabilité de cette forme politique : elle comprend la possibilité d’arbitrages, de soutiens mutuels en cas de sédition ou de sécession et de correction des abus, sans s’apparenter pour autant à un État supranational puisque « la confédération peut être dissoute, et les confédérés rester souverains » (IX, 1)15. Hamilton s’en fait l’écho : il définit la République fédérale comme un « assemblage de sociétés », ou une association de plusieurs États en un seul16. Les États unifiés ne sont pas voués à disparaître pas au sein de la fédération états-unienne, qui préserve l’intégrité de ses membres au sein de sa souveraineté.

« Comme le stipulait l’auteur de L’Esprit des lois, les petites démocraties sont en effet confrontées à un dilemme tragique : trop petites, elles risquent de perdre leur liberté, au sens de leur souveraineté externe ; trop grandes, elles encourent un autre péril, celui de perdre leur liberté politique interne par le renforcement excessif du pouvoir exécutif. Pour survivre, les petites démocraties doivent donc se fédérer, sans renoncer pour autant à leur fonctionnement démocratique. »

Céline Spector

Le reflux de la thèse de la petite démocratie

Pour autant, la réflexion sur la taille adéquate du régime démocratique n’est pas épuisée, loin s’en faut. Les sciences politiques empiriques ont récemment tenté de mettre à l’épreuve la corrélation entre démographie et démocratie, en restreignant les critères de la démocratie à des variables assignables (la dimension électorale, soit la compétition ouverte associée au suffrage universel ; la dimension libérale, soit les contraintes de séparation des pouvoirs et de règne du droit). Or certaines études récentes semblent conforter le « tournant madisonien » évoqué plus haut. Dans un article récent, John Gerring et Dominic Zarecki reviennent sur la thèse classique de la démocratie dans un petit État, dont ils remettent en cause la pertinence pour les peuples modernes17. Le petit nombre de pays qui ont résisté, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, à la tendance générale à la démocratisation ne sont-ils pas le plus souvent de taille petite ou moyenne ? Aussi faut-il revenir sur les arguments traditionnels en faveur de la petite taille des régimes démocratiques : l’aisance plus grande à obtenir un consensus et une forme d’identité homogène à l’échelle d’une population réduite ; le plus faible nombre de conflits et donc la facilité accrue à « maintenir l’ordre » lorsque les citoyens se connaissent ; la moindre difficulté, sur de petites dimensions, à résoudre les problèmes de coordination et d’organisation institutionnelle – facilitant prétendument les transitions démocratiques. Selon les auteurs, de tels raisonnements supposeraient l’adhésion au projet démocratique d’autocrates habitués à concentrer le pouvoir. Or à l’évidence, rien ne permet d’étayer cette vision des choses.

En partant du principe selon lequel la « démocratisation » se heurte le plus souvent aux résistances d’élites qui bloquent les processus contestataires, John Gerring et Dominic Zarecki inversent dès lors la thèse classique : à leurs yeux, une vaste population est facteur de succès des tentatives de remise en cause des régimes monopolistiques et donc facteur de démocratisation. L’argument repose sur les déterminants de la compétition électorale : là où les classes moyennes ou moyennes supérieures sont plus nombreuses et plus fortes, il est plus probable que se dégage une élite importante qui revendiquera sa participation aux postes prestigieux et aux offices publics. Sous l’effet de ces ambitions exprimées, le pouvoir sera contraint de s’ouvrir et de se libéraliser, acceptant la mise en place de la compétition électorale et de l’état de droit.

Plus précisément, les auteurs invoquent au moins trois facteurs complémentaires à l’appui de leur thèse en faveur de la corrélation entre démographie et démocratie : primo, la multiplication des clivages et des factions au sein de l’élite et de la société fournira plus d’opportunités à des groupes d’opposition qui pourront capitaliser sur le mécontentement et faire pression sur le pouvoir. Secundo, un grand État développera plus vraisemblablement une organisation institutionnelle professionnalisée et sophistiquée ; la multiplication des corps intermédiaires de la société civile (partis politiques, syndicats, associations professionnelles, associations religieuses ou ethniques, universités, médias…) viendra à l’appui des groupes d’opposition. Tertio, il y aura alors moins de facilité, pour les acteurs étatiques, à exercer leur pouvoir coercitif sur les dissidents hostiles à leur monopole politique et économique. Cela tiendrait notamment à la plus grande difficulté à surveiller les groupes d’opposition nés au sein d’une vaste société civile. L’existence de contre-pouvoirs serait donc plus probable à l’échelle d’une population accrue.

« Ce qui importe à la démocratie est à la fois un agencement institutionnel propice, qui peut fort bien se concevoir à l’échelle d’une fédération où la démocratie locale s’adjoint la force d’institutions nationales soumises à la compétition électorale, et un éthos favorable à la canalisation des ambitions au sein de corps intermédiaires et de contre-pouvoirs solides. »

Céline Spector

Or une telle théorie est-elle probante ? Suffit-il d’augmenter l’intensité de la compétition (et donc le nombre d’individus en concurrence pour les places de prestige) pour espérer favoriser la démocratisation ? Sans pouvoir discuter ici la pertinence des études empiriques, il semble délicat de valider sans nuances de telles hypothèses. Dans leurs analyses, les auteurs sous-estiment non seulement l’effet de la restructuration de la sphère médiatique par l’existence d’Internet et des réseaux sociaux (qui peuvent donner lieu à des censures ou à des manipulations à grande échelle), mais également l’usage des nouvelles technologies (cyber-surveillance, techniques de reconnaissance vocale et faciale) pour traquer la dissidence et empêcher les oppositions de se constituer en contre-pouvoirs. Les évolutions récentes de la Turquie, de la Russie, de la Chine et du Brésil (pour ne rien dire des États-Unis eux-mêmes) infirment l’optimisme des théoriciens de la démocratisation escomptant un effet mécanique du volume de la population. Trop de facteurs connexes doivent être pris en compte pour déterminer si les élites, appuyées sur une classe moyenne forte, parviendront ou non à se constituer en « corps intermédiaires » et à favoriser les processus de démocratisation en contraignant l’oligarchie régnante à partager et à libéraliser le pouvoir.

Il n’est pas nécessaire, pour autant, d’en conclure que seuls des États de taille relativement petite ou moyenne (comme les États-Nations d’Europe) sont aptes à la démocratie : à certains égards, les États-Unis, et pour un certain temps le Brésil et la Turquie, sont la preuve vivante du contraire. Le débat contemporain gagnerait donc à revenir aux arguments structurants évoqués depuis Montesquieu et Madison (ou Tocqueville) : ce qui importe à la démocratie est à la fois un agencement institutionnel propice, qui peut fort bien se concevoir à l’échelle d’une fédération où la démocratie locale s’adjoint la force d’institutions nationales soumises à la compétition électorale, et un éthos favorable à la canalisation des ambitions au sein de corps intermédiaires et de contre-pouvoirs solides. Le désir de soutenir les institutions démocratiques – fût-ce pour satisfaire son propre désir de reconnaissance – constitue un fort rempart contre les tendances spontanées au cumul des pouvoirs18.

Andrew Buchanan

Quelles conclusions pour l’Europe aujourd’hui ? Démocratie ou fédération, faut-il choisir ?

Contre l’euroscepticisme qui argue de l’échelle restreinte de la démocratie, le politiste Paul Magnette a su tirer parti de l’expérience américaine des Fédéralistes. L’Union européenne supporte la comparaison avec les États-Unis d’Amérique : elle répond aux préceptes de Madison, garantit une saine rivalité entre États et Union sur un plan vertical et une concurrence entre branches du gouvernement sur plan horizontal ; cette double division des pouvoirs doit éviter à la fois le règne des factions et la tyrannie de la majorité19. Surtout, il n’est pas exclu de concevoir un « pacte fédéral » qui pacifie et civilise les relations entre États-membres sans abolir leur souveraineté pour autant. Si le modèle européen doit différer de celui qui est à l’œuvre aux États-Unis, au Canada, en Allemagne ou en Suisse, il n’est pas impossible de concevoir une démocratie fédérale européenne qui proposerait un modèle de fonctionnement sui generis.

« Nonobstant le Brexit, ce modèle d’une association durable de démocraties permet d’échapper, en partie du moins, au tragique de la politique : perdre sa liberté ou son indépendance dans la compétition conflictuelle des grandes puissances. »

Céline Spector

Dans le sillage de Paul Magnette, nous souhaiterions donc tirer les leçons de la reprise, par les Fédéralistes américains, du modèle de la République fédérative issu de L’Esprit des lois. Ce modèle n’exclut en rien la démocratie : au sein d’une « république fédérative » qui forme une « société de sociétés », où la confédération peut se dissoudre et les confédérés rester « souverains », il est possible d’imaginer des structures démocratiques à de multiples échelles (locales, régionales, nationales, fédérales). Constituée d’États démocratiques, l’Union peut elle-même se gouverner démocratiquement, en acceptant le principe de la double représentation, étatique et citoyenne, au Conseil et au Parlement européen20.

Comme le souligne Habermas, la démocratie suppose, plutôt qu’une conception mythique du « demos » unifié et homogène, l’association entre personnes juridiques libres et égales au sein d’un espace public qui – grâce aux nouvelles spécificités de la sphère médiatique – rend possible la délibération à grande échelle21.

Nonobstant le Brexit, ce modèle d’une association durable de démocraties permet d’échapper, en partie du moins, au tragique de la politique : perdre sa liberté ou son indépendance dans la compétition conflictuelle des grandes puissances. Bien que cette démocratie demeure imparfaite, et parfois entravée (notamment par la diversité linguistique), elle n’est pas impossible sur un vaste territoire.

Sources
  1. M. Gauchet, La Condition politique, Paris, Gallimard, 2005, p. 482 ; P. Manent, Cours familier de philosophie politique, Paris, Gallimard, 2001, chap. VI ; P. Manent, La Raison des nations. Réflexions sur la démocratie en Europe, Paris, Gallimard, 2006. Cette position « néo-tocquevillienne » est analysée par J. Lacroix, L’Europe en procès. Quel patriotisme au-delà des nationalismes ?, Paris, Cerf, 2004. Voir aussi « L’Europe borderline. La question européenne dans la pensée politique française », in L’Idée d’Europe, J.-M. Ferry éd., Paris, PUPS, 2013, p. 93-120.
  2. Voir Florent Guénard, La Démocratie universelle, Paris, Seuil, 2016.
  3. Montesquieu, De l’esprit des lois (1748), Paris, Classiques Garnier, 2011, rééd. D. de Casabianca, II, 2. Nous indiquerons à présent sans autre précision le livre et le chapitre entre parenthèses.
  4. Nous nous permettons de renvoyer à C. Spector, Montesquieu. Liberté, droit et histoire, Paris, Michalon, « Le Bien commun », 2010.
  5. Aristote, Politique, trad. Aubonnet, Paris, Les Belles Lettres, t. III, 1986, VII, 4, 1326 a 8 – 11, p. 70-71 ; voir Platon, République, IV, 423 b-c.
  6. Ibid., 1326 a 8, p. 70.
  7. Ibid., 1326 b 1, p. 72. Voir Jean Terrel, La Politique d’Aristote : la démocratie à l’épreuve de la division sociale, Paris, Vrin, 2015.
  8. Jacob Levy, « Beyond Publius : Montesquieu, Liberal Republicanism, and the Small-Republic Thesis », History of Political Thought, 27(1), 2006, p. 50-90.
  9. Le Fédéraliste, trad. A. Amiel, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 136-137.
  10. Ibid., p. 138.
  11. Ibid., p. 139.
  12. Ibid.
  13. Ibid., p. 159.
  14. Voir Catherine Larrère, « Montesquieu et l’idée de fédération », in L’Europe de Montesquieu, Cahiers Montesquieu, n° 2, 1995, p. 137-152.
  15. O. Beaud, « La fédération entre l’État et l’Empire », in L’État, la Finance, le Social, B. Théret dir.,Paris, La Découverte, 1995, p. 282-305, ici p. 290.
  16. FP, p. 125-126.
  17. Voir l’article en ligne de John Gerring et Dominic Zarecki, « Size and Democracy Revisited », http://people.bu.edu/jgerring/documents/SizeDemocracyRevisited.pdf. Voir aussi John Gerring, Palmer Maxwell, Jan Teorell, Dominic Zarecki, « Demography and Democracy : a Global, District-Level Analysis of Electoral Contestation », American Political Science Review, n° 109 (3), p. 574-591.
  18. Sur ce mécanisme, associé à ce que Montesquieu nommait « l’honneur » qui est une forme de désir de reconnaissance, voir Sh. Krause, Liberalism with Honor, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2002 ; C. Spector, Montesquieu. Pouvoirs, richesses et sociétés, Paris, P.U.F., 2004 ; réédition Paris, Hermann, 2011.
  19. P. Magnette, Le Régime politique de l’Union européenne, Paris, Presses de la fondation nationale des Sciences Politiques, 2009, p. 243.
  20. Sur le modèle sous-jacent, voir Habermas, Pourquoi l’Europe a-t-elle besoin d’un cadre constitutionnel ? », Cahiers de l’Urmis [En ligne], 7 | juin 2001, mis en ligne le 15 février 2001. URL : http://urmis.revues.org/10 ; « L’Europe paralysée d’effroi. La crise de l’Union européenne à la lumière d’une constitutionnalisation du droit international public », Cités, 2012/1, n°49, p. 131-146, (https://www.cairn.info/revue-cites-2012-1-page-131.htm)
  21. J. Habermas, La Constitution de l’Europe, trad. C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2012, chap. IV, p. 78-82.