L’analogie historique est une figure de style qu’il convient assurément de manier avec précaution. Elle se transforme aisément en métaphore. Les historiens ont en général des préventions à l’égard de l’une et de l’autre. Si je comprends bien leur raisonnement, aucune situation historique n’est assimilable à une autre. Ainsi, les années 2010 ne sont pas les années 1930. Des traits communs à plusieurs époques peuvent exister certes, mais la différence de contexte donne à ces traits communs une signification simplement différente d’un moment historique à un autre.
Il n’y a donc pas, il ne saurait y avoir, de leçons de l’Histoire. D’ailleurs, pour que l’on puisse procéder à un parallèle entre deux périodes, encore faut-il se fonder sur une idée parfaitement exacte de la période de référence. Un philosophe s’est récemment aventuré à faire le détour par l’année 1938, en se fondant sur la lecture des journaux de cette année fatidique, pour mieux comprendre les maux de notre époque1. Un critique du livre – historien de profession – l’a accablé de sarcasmes : hérésie méthodologique ! Ignorance de l’historiographie du Front populaire et de ce qui a suivi !
Pour garder les choses en perspective, il faut quand même rappeler qu’une tradition remontant à l’Antiquité fait de l’étude de l’Histoire, pour reprendre l’expression de Jacques Bainville, la seule école possible des Hommes d’Etat – le seul laboratoire dont ils disposent. Les historiens pratiquent une science ; les hommes d’Etat – et ceux qui les entourent – cherchent à rationaliser leur action ; leur rapport à l’Histoire ne peut être le même.
Dans l’ombre portée de la guerre d’Espagne
Dès 2012, j’ai eu pour ma part le sentiment que le conflit qui prenait son essor en Syrie était notre Guerre d’Espagne — plus exactement la Guerre d’Espagne d’une génération de dirigeants des démocraties occidentales, celle d’Obama, de Merkel, de Cameron et de Hollande. Cette intuition s’est renforcée dans les années qui ont suivi. Elle repose sur une double évidence.
D’abord, dans les deux cas, une guerre civile, avec des connotations de guerre religieuse, provoque des atrocités, et cela à une très grande échelle. Les bombardements d’Alep, de la Ghouta-est, de tant d’autres villes syriennes martyrisées répondent en écho à ceux de Guernica et de Teruel ; des images de villes assiégées ou de foules civiles mitraillées, à soixante-quinze ans de distance, sont presque interchangeables d’une guerre à l’autre.
De surcroît, lorsqu’on lit les mémoires de l’ambassadeur de Roosevelt à Madrid au moment de la guerre civile espagnole[Note]My mission to Spain, Claude G. Bowers, Simon and Schuster, New-York 1954[/Note], on est frappé de constater que le camp républicain a fait d’emblée l’objet, dans les establishments des démocraties libérales, de la même suspicion que celle qui accueillera les débuts de la révolution syrienne (communistes, pour les Espagnols ; islamistes, pour les Syriens).
Ensuite, dans les deux cas, les Occidentaux ont choisi une politique de non-intervention, officielle pour la Guerre d’Espagne, hésitante (je vais y revenir) pour le conflit syrien. Dans les deux cas, leurs adversaires ont retenu l’option inverse. Les Russes et les Iraniens ont soutenu sans états d’âme et à fond le régime syrien comme l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie avaient puissamment aidé le camp du Général Franco ; les dirigeants occidentaux n’ont que mollement appuyé les groupes armés rebelles syriens de même que leurs prédécesseurs des années 30 s’étaient abstenus de défendre le gouvernement républicain espagnol.
En 2015, ayant quitté le service diplomatique, j’ai été auditionné par la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée Nationale. Le ton général était nettement critique à l’égard de la politique syrienne du gouvernement non parce qu’elle ne soutenait pas assez l’opposition syrienne, mais au contraire parce qu’elle avait indûment (selon les députés qui s’exprimaient) rompu avec le régime d’Assad.
C’est une toute autre métaphore que celle sur la Guerre d’Espagne qu’invoquaient certains membres de la Commission : « il faut savoir s’allier avec Staline », me firent-ils savoir. La formule signifiait que face à l’émergence de l’Etat Islamique, Daesh comme nous disons en France, il y avait lieu de rechercher l’alliance de la Russie de M. Poutine et de composer d’une manière ou d’une autre avec le régime de Bachar al-Assad. Dans cette image, Daesh était assimilé à Hitler, Poutine à Staline et Assad, peut-on supposer, à quelque épigone du grand chef russe. L’analogie faisait complètement l’impasse sur des données qui me paraissaient pour autant évidentes : Poutine est intervenu en 2015 en Syrie pour sauver Assad, sans tirer un seul coup de fusil contre Daesh, laissant aux Occidentaux et à leurs alliés l’intégralité du combat contre le proto-Etat du Calife Baghdadi ; et Assad a largement contribué à l’apparition de Daesh, par la répression brutale qu’il a opposée au soulèvement syrien. Mais la métaphore constituait clairement un acte de foi pour mes interlocuteurs.
Lorsque s’est imposé à moi le projet d’écrire un livre sur la Syrie – qui allait devenir La Longue Nuit syrienne — j’ai d’abord eu l’intention de développer de manière systématique ce parallèle Guerre d’Espagne/conflit syrien, ne serait-ce que pour tordre le cou à la métaphore « s’allier avec Staline ». En fait, l’analogie Espagne/Syrie figure bien en arrière-plan des analyses que je livre dans La Longue Nuit syrienne ; il n’en est pas le thème central, c’est un éclairage parmi d’autres, traité sur un mode mineur.
Pourquoi cette timidité ? D’abord bien sûr parce que j’avais bien conscience de ce que j’ai indiqué pour commencer, le statut ambigu de toute analogie historique. Ensuite parce que l’histoire de la guerre d’Espagne n’est en réalité pas très connue en France – et d’abord de moi-même. Elle est d’ailleurs d’une extrême complexité. Il se trouve que dans la bibliothèque de la maison de famille où j’ai longtemps passé mes vacances, se trouvaient plusieurs ouvrages classiques sur le sujet, dont le livre d’Hugh Thomas2 et celui de Bartholomé Benassar3. Ils m’ont accompagné pendant les après-midi orageux de la fin de l’été en Provence. Bien entendu, cela ne fait pas de moi un spécialiste de la guerre d’Espagne.
Et puis surtout, j’ai reculé devant les longues explications qu’auraient demandées les décalages réels, sur un certain nombre de points, entre les deux situations historiques. Dans un cas (1936) un gouvernement républicain faisait face à un soulèvement militaire, dans l’autre (2011) un soulèvement populaire se heurtait à la répression des autorités en place. Les Républicains espagnols ont résisté à la menace d’une dictature en voie de formation, les insurgés syriens ont affronté une dictature établie. Je le ressentais instinctivement, mais c’eût été sans doute beaucoup demander à l’imagination du lecteur que d’adhérer à la proximité en profondeur de ces deux luttes – l’une et l’autres malheureuses et, à vrai dire, l’une et l’autre largement dévoyées– contre la tyrannie.
Sur un autre point, le parallèle trouve aussi ses limites. Dans la guerre d’Espagne, les démocraties ont pratiqué une politique de non-intervention presque totale : les quelques livraisons d’armes venant de France, officiellement ou clandestinement, n’ont constitué qu’un bref épisode. En Syrie, quelques gouvernements occidentaux, aux côtés de leurs alliés régionaux, ont apporté une assistance à la rébellion armée. Il ne s’est agi certes que d’une aide indirecte, prudente, limitée, inefficace mais quand même autre chose que le total abandon dans lequel le gouvernement républicain espagnol avait été laissé par les gouvernements démocratiques dans les années 1930.
Et puis, bien sûr, on ne trouve pas dans le précédent espagnol l’équivalent de ce qu’a été l’émergence de Daesh à un certain point du conflit syrien (2013-2014), entraînant finalement l’obligation pour les Etats-Unis et leurs alliés d’intervenir malgré tout militairement sur le théâtre syrien, non point dans la guerre civile proprement dite mais contre l’un de ses plus monstrueux sous-produits.
Pourquoi ai-je quand même eu recours dans la Longue Nuit syrienne – fut ce sur un mode mineur – à l’analogie Guerre d’Espagne/ Guerre de Syrie ? Il me semble que cette analogie nous aide à penser une question fondamentale du conflit syrien : quel est le coût d’une politique de non-intervention ou d’une politique de faible intervention ?
Je viens d’évoquer la formidable menace djihadiste, qui s’est greffée à partir d’un certain moment sur la crise syrienne. Elle paraît irréductible à toute comparaison avec le précédent espagnol, même si la Guerre d’Espagne avait elle aussi drainé des volontaires étrangers en nombre significatif. J’ai eu une formation de stratège au début de ma carrière. Le point que je m’efforce de démontrer dans mon livre est le suivant : parce qu’ils n’ont pas voulu utiliser le langage de la force contre Assad en 2011 et 2012, et plus encore en 2013, lorsque les circonstances s’y prêtaient, les puissances occidentales ont laissé se développer une situation sur le terrain favorables aux djihadistes ; cette situation les a obligés contre leur gré à intervenir massivement à partir de 2015, contre Daesh, dans des conditions plus difficiles et à un coût plus élevé que s’ils avaient agi avec plus de détermination contre Assad au début du conflit.
Je dois dire à cet égard que j’ai été surpris de lire sous la plume d’un éminent auteur, Gilles Kepel :
« Les soutiens occidentaux (au soulèvement syrien) s’aveugleront volontairement sur sa dimension salafiste et djihadiste, qui ira croissant. Ils lui préféreront des métaphores transhistoriques vulgaires faisant notamment de « la Syrie notre guerre d’Espagne ». Pareille lecture, qui dominera l’interprétation de la rébellion tant à Washington sous la présidence de Barack Obama qu’à Paris sous celle de François Hollande, s’inscrit au cœur d’un débat plus vaste sur l’occultation des dynamiques de l’islamisme »
Gilles Kepel
Je pense à vrai dire le contraire : n’est-ce pas précisément du fait de leur conscience aiguë de la dérive ou des risques de dérive de la rébellion syrienne vers l’islamisme que les dirigeants occidentaux ont été si pusillanimes dans leur soutien à celle-ci ? Et n’est-il pas frappant au contraire de constater qu’ils ne sont décidés à recourir à la force que face à la gravité d’une menace islamiste avérée, celle du proto-État terroriste de Daesh ? Au fond, il est permis de dire que la hantise de l’islamisme a constitué leur seule boussole dans la terrible affaire syrienne.
Les leçons de l’histoire
Il me semble par ailleurs que si les dirigeants occidentaux avaient eu davantage conscience du précédent de la Guerre d’Espagne – ou du moins une conscience débouchant sur l’action — ils auraient mieux appréhendé trois « leçons de l’histoire » qui se vérifient en Syrie comme elles étaient déjà manifestes lors de l’étranglement de la République espagnole.
Sur le plan tactique en premier lieu, il est tout à fait frappant qu’en renonçant à une aide massive à l’opposition armée syrienne, les Occidentaux ont abandonné la direction des opérations à d’autres parrains de la rébellion, la Turquie et certains Etats du Golfe, les uns et les autres soutenant des proxies qui n’étaient pas les groupes les plus conformes, c’est un euphémisme, aux valeurs démocratiques que nous soutenons. Ainsi, en renonçant au leadership sur l’opposition armée par crainte d’armer des groupes de coloration islamiste, nous avons abouti au résultat inverse du but recherché, une progressive radicalisation de la résistance à Assad.
Dans l’Espagne de la fin des années trente, la politique de non-intervention des démocraties occidentales avait déjà conduit à une situation similaire : le camp républicain était tombé sous l’influence de la Russie stalinienne, avec tout ce que cela comportait de sectarisme et d’inhumanité, puisque l’URSS était le seul pays qui lui apportait un soutien réel.
Je voudrais rapidement mentionner une autre similitude, touchant au coût moral et politique de la politique de non-intervention. Le pacifisme européen des années ’30 remontait à l’expérience de la Première Guerre mondiale. Je suis diplomate et non moraliste. Je ne peux pas cependant ne pas formuler l’hypothèse que le lâchage de la République espagnole a contribué à l’aboulie d’une partie de l’opinion française devant la menace nazie. L’idée de se battre pour ses valeurs s’estompe quand on ne sait plus très bien à quoi l’on peut croire. Et comment croire à quoi que ce soit lorsque les gouvernants se montrent passifs ou impuissants face à des transgressions massives des normes d’humanité et de droits de l’homme qui fondent les société occidentales ?
Dans l’affaire syrienne, l’opinion paraît indifférente devant les crimes qui sont commis, insensible au terrible recul des règles de protection de la population civile ou de respect des droits de l’homme, recul qui signe l’un des aspects de la défaite de l’Occident en Syrie. On peut penser qu’en réalité l’horreur du drame syrien hantera en profondeur les consciences de nos contemporains.
En troisième lieu, la similitude la plus frappante entre Guerre d’Espagne et Guerre de Syrie réside dans les conséquences géopolitiques immédiates. La Guerre de Syrie se révèle être le cristallisateur de la montée en puissance des leaders néo-autoritaires comme la Guerre d’Espagne avait été le point de départ de la montée en puissance des régimes totalitaires. Je note d’ailleurs que dans les commentaires de presse qui ont accompagné la parution de La Longue Nuit syrienne, ce sont les développements du livre sur ce sujet qui ont retenu le plus l’attention.
J’avais pourtant eu l’impression de ne décrire que ce que tout le monde pouvait constater : c’est grâce à la Syrie que la Russie de Poutine a réussi son grand retour au Proche-Orient et, au-delà, restauré son statut de grande puissance sur la scène internationale ; le conflit syrien a joué un rôle dans la déstabilisation de la Turquie et ce que l’on appelle la « dérive autoritaire » d’Erdogan ; les attentats terroristes en Europe et l’afflux des réfugiés, conséquences du conflit syrien dans un cas comme dans l’autre, ont beaucoup contribué à l’émergence de l’extrême droite allemande et au succès des leaders populistes notamment en Pologne, en Hongrie, en Autriche et finalement en Italie. Tout ne se ramène pas à la Syrie bien entendu et la montée en puissance des nouveaux autoritaires se serait vraisemblablement produite de toute façon : hasard ou nécessité, la concomitance avec le drame syrien n’en est pas moins troublante. Là encore, comment ne pas penser à la rampe de lancement qu’avait constituée la Guerre d’Espagne pour les puissances totalitaires ? Et comment ne pas éprouver une certaine tristesse devant un thème récurrent, notamment dans le débat américain : le conflit syrien ne comportait pas d’enjeux réellement importants (no US major interests at stake) ?
Ainsi, avec la Syrie, nous sommes entrés dans un monde qui va très au-delà de la Syrie, et qui est le Monde des nouveaux autoritaires. C’est le titre qui a été donné à un livre (aux éditions de l’Observatoire en collaboration avec l’Institut Montaigne) rassemblant dix neufs portraits, rédigés par des experts reconnus, de dirigeants actuels qui partagent une même hostilité à l’égard des principes du libéralisme politique. Ces portraits avaient initialement été publiés dans le blog de l’Institut Montaigne dans le courant de l’année dernière. Ils ont servi de support à une réflexion sur l’état du monde envisagé sous cet angle particulier : trente ans après la chute du Mur, la démocratie libérale est menacée de l’intérieur et assiégée de l’extérieur. Notons au passage que cela ne diminue en rien la menace venant de l’extrémisme islamiste mais cela démontre que l’on ne saurait focaliser toute l’attention sur ce seul phénomène.
Qui sont ces nouveaux autoritaires ? Dans la démarche initiale de l’Institut Montaigne, le pari consistait à constituer un vivier composé de personnages d’horizons très différents : autoritaires au sens strict du terme, comme Poutine ou Xi, ou encore Sissi et Assad, mais aussi dirigeants au style populiste attirés par l’autoritarisme, comme Kaczynsky en Pologne, Orban en Hongrie, Modi en Inde.
Pour beaucoup d’analystes, Erdogan est emblématique de cet itinéraire qui conduit du populisme à l’autoritarisme. Trump est l’une des stars de notre bestiaire : il est cette figure majeure d’un populiste au pouvoir dans une démocratie aux fondements vigoureux, d’un chef du monde libre manifestement attirés par les autoritaires et indifférent aux valeurs occidentales, d’un adversaire des alliances traditionnelles de l’Amérique qui veut arrêter la marche vers l’hégémonie de la Chine.
Un fil plus ou moins visible réunit ces personnages très divers : ils estiment, comme l’a dit Poutine dans son interview au Financial Times, que l’idée libérale a fait son temps. Ils partagent, à des degrés variables certes, une sorte de boîte à outils où s’entassent pêle-mêle la défiance à l’égard des élites, le mépris de l’État de droit et des libertés, le nationalisme, la kleptocratie, la fusion d’un peuple avec un leader et, de plus en plus, l’utilisation des moyens modernes – réseaux sociaux et intelligence artificielle – à des fins de contrôle social. À la différence de ce qui se passait au moment de la guerre froide, nous ne sommes pas en présence d’un conflit bloc contre bloc, de deux systèmes idéologiques qui s’affrontent, mais plutôt d’une collection de régimes hybrides, dans laquelle il faut constater que les régimes libéraux ont perdu la prééminence. Les premières conséquences géopolitiques commencent à apparaître.
Ainsi, le réflexe nationaliste des nouveaux autoritaires met à mal les structures de la coopération internationale, ce que l’on appelle le multilatéralisme. En Europe, ce sont les fondements de l’Union Européenne qui sont mis en cause (brèches à l’Etat de droit en Pologne et en Hongrie, hostilité ouverte de l’administration Trump). Ainsi également, si les puissances autoritaires soutiennent les populistes — inutile je crois de donner des exemples ! — les dirigeants populistes servent également de relais aux visées des régimes autoritaires : en Europe, ce sont les gouvernements polonais et hongrois qui sont les plus sensibles à l’influence chinoise ; c’est un gouvernement populiste italien qui a conclu le seul accord signé par un pays du G7 avec la Chine sur les routes de la soie. Ne poussons pas le trait trop loin : la puissance acquise par la Chine lui ménage beaucoup de bonnes volontés à l’étranger, quel que soit le régime politique des pays concernés. Le tropisme anti-libéral constitue cependant un facteur aggravant.
Dernier exemple peut-être, qui nous ramène à la Syrie : le monde des nouveaux autoritaires est un monde où la personnalisation du pouvoir est exacerbée, ce qui nous a conduits à recourir à la formule des portraits. Les nouveaux autoritaires se comprennent, ils savent se parler entre eux, ils ont une même approche brutale et transactionnelle des affaires : un coup de fil d’Erdogan à Trump et celui-ci décide le retrait des forces américaines du Nord-Est syrien, contrairement à tout ce que son administration avait essayé de bâtir depuis des mois ; Erdogan lance ses troupes (et ses supplétifs) puis se rend à Sotchi pour rencontrer Poutine : ils se mettent d’accord sur des zones d’influence.
La connivence instinctive entre nouveaux autoritaires abolira-t-elle les régularités de la géopolitique classique ? Ce n’est pas certain bien sûr : beaucoup d’observateurs continuent de penser qu’une alliance Turquie-Russie ne peut être durable. Ou encore que l’entente relative entre Xi et Modi ne peut entamer la rivalité historique entre l’Inde et la Chine. La question est ouverte. Mon propre sentiment est que nous n’en sommes qu’au début de la géopolitique des nouveaux autoritaires, dont la Syrie aura constitué la scène primitive.
Puisque nous en sommes revenus à la Syrie – dans l’ombre portée de la Guerre d’Espagne – le diplomate que je suis ne peut que rappeler une autre similitude, accablante pour ma corporation. La victoire progressive de Franco au fil des longs mois de 1936 à 1939, grâce à l’appui de l’Allemagne et de l’Italie, s’est accompagnée de rencontres périodiques d’une commission internationale (d’inspiration franco-britannique) censée surveiller l’engagement de tous les pays à ne pas intervenir aux côtés des belligérants.
De la même manière, un processus onusien occupe le terrain diplomatique en vaines parlottes depuis des années pendant que les Russes, les Iraniens et Assad achèvent de tuer toute opposition au régime de Damas. Plus même : tout laisse penser que le comité constitutionnel réuni à Genève sous les auspices de l’Onu a vocation à cautionner la victoire d’Assad et de ses parrains.
Mais il faut conclure ces réflexions à bâtons rompus. Je laisserai à d’autres, plus compétents, le soin de faire la théorie des métaphores historiques. Il me semble en tout cas que le jeu des parallèles peut-être utile s’il fait bien la part des différences autant que des similitudes et s’il reste suffisamment prudent dans ce que l’on pourrait appeler « l’anticipation tirée des précédents ». Sur le premier point, s’agissant de la Guerre en Syrie, soulignons par exemple que Bachar al-Assad n’est pas Franco, en ceci au moins qu’il ne restera pas tranquille après sa victoire : le Caudillo espagnol avait pris soin de préserver la neutralité de l’Espagne pendant la Seconde Guerre mondiale, et de se couler ensuite dans un rôle d’appoint modeste de l’Alliance Atlantique. Il avait su « se faire oublier ». Il n’en ira pas de même du despote syrien : aussitôt la tête sortie de l’eau, nul doute qu’il reprendra la technique de sa dynastie d’exister par la déstabilisation de son environnement.
Sur le second point, d’éminents commentateurs, je pense à Nicolas Baverez, considèrent que la Syrie sera la matrice des conflits à venir comme cela avait été le cas de l’Espagne, en termes de tactiques de guerre, d’armement, de dynamiques politiques et sociales. Je n’ai pas été aussi affirmatif moi-même jusque-là. Je dois dire cependant que certains stratèges russes voient dans la Syrie un « banc d’essai » de ce qui risque fort à leurs yeux de se reproduire en Asie centrale. Il faut reconnaitre également qu’en Libye, on voit un engagement croissant de la Russie par les armes, avec des tactiques qui rappellent à certains égards l’intervention russe en Syrie (mercenaires, snipers, transferts d’armes). Quelle sera la prochaine étape de cet engagement ?
À un niveau plus général enfin, je crains qu’il n’y ait dans le drame syrien suffisamment d’éléments communs avec le précédent espagnol pour que nous gardions à l’esprit ces quelques lignes d’un autre historien, Pierre Vilar, dans son « Que sais-je » sur la Guerre d’Espagne (dont la première édition date de 1947) : « À un officier français qui le traitait avec mépris, un officier républicain, en retraite sur la frontière des Pyrénées, se permit de dire : je vous souhaite de tenir autant que nous ».