Libya est omnis divisa. Après la mort de Kadhafi et la chute de son régime, la Libye a connu un intermède relativement calme, caractérisé par un conflit de faible intensité entre milices et anciens partisans du Colonel, qui a duré jusqu’aux élections de juillet 2012. Des élections qui ont vu le succès des principaux partis islamiques. Le panorama libyen post-Kadhafi ne reflétait que partiellement les conditions structurelles pré-révolutionnaires, remettant en question le tribalisme nord-africain et renforçant plutôt une série de dynamiques déjà auto-alimentées au fil du temps. La cohésion des sociétés locales est en effet l’une des principales raisons pour lesquelles les élections de 2012 pourraient se dérouler dans une tranquillité quasi totale, malgré la présence omniprésente de groupes armés.
L’unité a toutefois commencé à se fissurer en l’absence d’une menace externe, tel le régime kadhafien. Il en a résulté une augmentation de la concurrence entre différents groupes, ce qui a entraîné une fragmentation locale. Les tribus libyennes, en effet, n’ont jamais représenté un acteur unitaire, mais plutôt une référence idéale à laquelle les différents dirigeants provinciaux ont fait appel pour mobiliser les masses1. La guerre de 2011 n’a donc pas renforcé la division entre les tribus mais, en raison de la stratégie de contre-insurrection de Kadhafi, plutôt entre les villes et entre les quartiers au sein des mêmes villes.
Quand le Conseil national de transition (CNT) a décidé soudainement de reprendre le pouvoir aux milices en les plaçant sous le contrôle de nouveaux ministères, celles-ci ont réagi en consolidant leurs fiefs territoriaux. Avec la prolifération des armes et les activités criminelles, cela a conduit les villes et les tribus à devoir à nouveau prendre le parti de quelqu’un, très souvent uniquement sur la base du caractère purement aléatoire de leur situation géographique. Selon Wolfram Lacher, « l’évolution rapide des conditions stratégiques dans lesquelles opèrent les élites locales nuit à leur position, ainsi qu’à la cohésion locale. Cette fragmentation croissante au niveau local, plutôt que les conflits entre les villes, a été le principal obstacle à la négociation d’un accord durable »2.
En tout état de cause, les élections de 2012 ont permis la création du Congrès général national (CGN), chargé de former un gouvernement intérimaire et de rédiger une nouvelle constitution ; le nouveau Premier ministre libyen était Ali Zeidan, ancien ambassadeur en Inde qui avait pris sa retraite en exil volontaire à Genève et qui avait joué un rôle important pour convaincre Nicolas Sarkozy de déclarer la guerre au Colonel. Son gouvernement était éphémère et, après une tentative d’enlèvement à l’hôtel Corinthian de Tripoli, en mars 2014, il a dû démissionner et passer le relais à Abdullah al-Thani3. Malgré la faible représentation tant ethnique que tribale, le CGN a décidé dans la même période de voter pour l’application d’une variante de la charia et d’étendre son mandat, sans tenir compte des protestations et de la perte de Benghazi, conquise deux ans auparavant par les milices Ansar al-Shar’ia.
La réaction n’a pas tardé à venir et, en mai, le général Belqasim Haftar, ancien camarade de Kadhafi qui était tombé en disgrâce après le conflit tchado-libyen dans les années et était passé aux États-Unis, a lancé avec le soutien des milices Zintan l’opération Dignité pour reconquérir Benghazi et assiéger le Parlement, demandant immédiatement de nouvelles élections. Le CGN, pris entre les composantes modérées et les forces Haftar, a été contraint d’accepter cette nouvelle configuration du pouvoir mais au second tour, seuls 18 % des électeurs se sont présentés aux urnes, sanctionnant ainsi la défaite des composantes islamistes.
Le nouveau parlement, pour des raisons de sûreté, a décidé de s’installer dans la ville de Tobrouk, tandis que les milices de Tripoli et de Misrata ont lancé une contre-attaque, déclenchant l’offensive Libya Dawn, dont les efforts visaient à voler l’aéroport de la capitale aux milices Zintan qui, malgré le soutien aérien fourni par les bombardiers des Émirats arabes unis, ont dû se retirer.
La fracture entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque s’est consolidée en quelques mois et en août 2014, les membres du CGN dissous ont décidé de ne pas se présenter à l’inauguration du nouveau parlement et se sont proclamés le Nouveau Congrès national général avec Nuri Busahmein, déjà connu, comme Président et Omar al-Hasi comme Premier ministre. Le gouvernement de Tobrouk, dirigé par le président al-Thani rappelé et la juriste Aguila Saleh Issa, niant leur inimitié personnelle, s’en remit au pragmatisme politique et reconnut le général Khalifa Haftar comme chef de l’Armée nationale libyenne (ANL) reconstituée. Dans la confusion qui a suivi, la communauté internationale a décidé de se ranger du côté du parlement issu des dernières élections et de promouvoir, en septembre, l’ouverture de négociations sous la direction de l’envoyé de l’ONU Bernardino Léon.
En moins d’un an, une scission de la Libye a pu être observée et, pour rendre la situation encore plus grave, le 3 octobre, le Conseil consultatif de la jeunesse islamique de Derna a déclaré son allégeance à l’État islamique. Ce n’était pas vraiment une surprise, car de nombreux analystes avaient prédit que le califat, sous pression en Syrie et en Irak, chercherait à renaître ailleurs4. Entre novembre 2014 et octobre 2015, l’équilibre des forces a continué de se transformer sur le terrain, du fait d’efforts paroxystiques pour conquérir quelques kilomètres ou quelques villes, tandis que les cibles plus juteuses comme les terminaux pétroliers et les installations minières sont devenues la cible d’attaques et de contre-offensives des milices et tribus. En novembre 2014, le groupe de Misrata et les Touaregs ont attaqué le Tebus pour prendre le contrôle du champ pétrolier de Sharara, tandis qu’en décembre, ils se sont installés à Sidra et Ras Lanuf sur la côte contre le Petroleum Facilities Guard (PFG) de Jadran, autre milice semi-privée aux intérêts hésitants. L’organisation État islamique a commencé à faire parler d’elle plutôt entre février et mai 2015, lorsqu’elle a exprimé sa capacité d’expansion maximale en consolidant ses positions à Harawa et Syrte, décapitant 21 chrétiens coptes et revendiquant la responsabilité de plusieurs attaques.
La chute de Syrte a eu lieu principalement grâce à une douzaine de défections dans le camp d’Ansar al-Shar’ia, avec l’appui logistique et organisationnel d’émissaires du Califat d’Irak. Mais son ascension a été aussi rapide que sa chute ; à Derna, elle s’est retrouvée à lutter contre le groupe islamiste du Conseil consultatif des moudjahidin, tout en parant les coups de l’armée de Haftar et ceux des drones américains5.
La relance des négociations entre Tobrouk — dont le parlement a voté le 8 octobre la prorogation du mandat — et Tripoli a eu lieu entre fin décembre et début janvier 2016, avec l’arrivée de l’ambassadeur Martin Kobler, en remplacement de Léon, démissionnaire, et avec la Conférence pour la Paix tenue à Rome le 13 décembre en présence des délégations des deux parlements. De cette réunion, à laquelle l’Italie avait travaillé d’arrache-pied au cours des mois précédents, recherchant le soutien de l’Égypte, de la Russie et des États-Unis, une étape importante a été franchie avec la signature, à Skhirat, de l’Accord politique libyen (APL). Ce dernier prévoyait la formation d’un gouvernement d’union nationale qui n’a cependant pas rencontré le vote favorable des deux Chambres en raison de l’opposition des présidents respectifs. Fayez al-Serraj, député de Tobrouk, fils d’un fonctionnaire qui a fait carrière auprès du roi Idris, a été investi de la présidence du Conseil présidentiel libyen, d’une certaine manière paralysé par l’échec de la ratification interne mais légitimé par une reconnaissance internationale.
Dans une tentative d’exploitation de l’impasse politique, l’État islamique a décidé début janvier de lancer une deuxième offensive à l’est de Nofaliya pour s’emparer des ports pétroliers de Sidra et Ras Lanuf, qui avaient été fermés pendant plus d’un an après les combats vérifiés entre les forces du PFG et les milices de Libya Dawn. Les hommes de Jadran parviennent à repousser Daech, qui parvient cependant à prendre le contrôle de Ben Giauad, à l’ouest de Sidra. Les combats incessants entre les forces djihadistes et les milices ont incité al-Serraj à tenter de forcer la main de Tobrouk qui, après avoir voté pour la ratification de l’APL, avait reporté sans délai la reconnaissance formelle du Conseil présidentiel.
La principale raison de l’obstruction étant un article de l’APL qui reconnaît au gouvernement le pouvoir de nommer et de démettre de leur commandement les chefs militaires. S’opposer à cela était un signe clair de soutien à Khalifa Haftar. al-Serraj a ensuite demandé à la communauté internationale d’interrompre les relations avec les deux gouvernements et a débarqué à Tripoli fin mars avec l’appui de l’Italie. L’Union européenne a rapidement accepté la demande du nouveau gouvernement d’union nationale et imposé une série de sanctions contre Aguila Saleh Issa (Présidente du Parlement de Tobrouk), Nuri Busahmein (Président du nouveau CGN) et de Khalifa Ghwell (Premier ministre du nouveau CGN).
Fort de cette initiative, de nombreux membres du Parlement de Tripoli ont voté en faveur de l’APL et formé le Haut conseil d’État, chambre haute du nouveau système, début avril. Le jeune Abdulrahman al-Swehli, neveu du célèbre chef de la résistance libyenne au colonialisme italien Ramadan al-Swehli, en est devenu le président.
L’impasse s’étant prolongée, au mois de mars 2016, les positions des deux formations opposées de Dignité et Lybia Dawn ont évolué. La première, majoritaire à la Chambre des représentants de Tobrouk, dont la composante majoritaire est assurée par l’Alliance des forces nationales, est contrôlée par le gouvernement al-Thani et étend son influence sur la Cyrénaïque et la région du Gebel Nefusa. Les milices Zintan — qui comptent environ 20 000 hommes — et les Warfalla de Bani Walid en sont issus. Mais le poids politique réel, peut-être plus fictif que réel, est donné par l’ANL du général Haftar, une armée d’environ 25 000 hommes composée principalement de fédéralistes et d’anciens partisans de Kadhafi, elle-même, comme ce fut le cas en Irak avec les Baathistes du régime de Saddam, fusionnés dans les nouvelles forces armées et l’État islamique.
En plus de l’ALN, Haftar contrôle également les Sahwats (« Réveil »), des groupes civils armés d’armes pour combattre les islamistes à Benghazi, et possède d’anciens chars T-55, des lance-roquettes d’artillerie et de campagne, une douzaine de MiG-21 et MiG-23 et la garantie des approvisionnements égyptiens6. Tobrouk a en effet bénéficié du soutien non seulement de l’Égypte, mais aussi des Émirats arabes unis, de la Russie, de la France et du Royaume-Uni. Ces acteurs tiennent le général Haftar pour la plus grande garantie de promotion de leurs intérêts. Ce n’est pas un hasard si la Cyrénaïque a été au cœur de la civile. En 2011, quand les rebelles avaient s’étaient retranchés à Benghazi, Kadhafi avait immédiatement envoyé ses forces aériennes et terrestres. Le régime savait que la Cyrénaïque perdue, c’eût été toute l’unité de la Libye qui aurait été remise en question. L’unité étant en effet un héritage fragile du colonialisme italien, au cours duquel l’expérience de la résistance libyenne a amplement démontré combien la Cyrénaïque est réfractaire à l’autorité.
Pour compliquer davantage la possibilité de parvenir à un compromis entre les deux branches libyennes, il y avait les intérêts étrangers de l’Égypte, des Émirats arabes unis et de la Russie qui, dans le gouvernement de Tobrouk, voient les plus grandes garanties, sinon les seules à leurs fins7. Ce sont eux qui ont la plus profonde influence sur le poids dont peut jouir en matière de négociation un homme comme Haftar, ancien général de Kadhafi qui est tombé en disgrâce pendant la guerre avec le Tchad dans les années 1980, qui a émigré aux États-Unis où il est devenu citoyen américain, et qui est revenu au début de la révolution de 2011 pour prendre sa revanche. Une revanche qui passe par le déracinement des composantes islamistes : d’abord celles inspirées par les Frères musulmans, qui se sont constamment développées depuis la chute du régime, comparables, dans la pensée du général, aux groupes djihadistes. De plus, ce n’est pas un hasard si le cœur de la guerre civile a été en Cyrénaïque. En 2011, lorsque les rebelles se sont barricadés à Benghazi, Kadhafi a immédiatement envoyé ses forces aériennes et préparé les forces terrestres à la reconquête. Le régime libyen avait fait son devoir et savait que si la Cyrénaïque avait été perdue à ces premiers stades du soulèvement, l’unité de la Libye aurait été remise en question : l’union des trois grandes régions était en fait un héritage des artifices coloniaux italiens, rien de plus, et les expériences de Volpi et de Balbo ont bien montré comment les séparatistes et fédéralistes cyrénaïques étaient réfractaires à l’obéissance mais, selon Kadhafi, la grande Jamahiriya arabe ne pouvait exister que comme une entité unie.
À l’ouest de Tobrouk, la situation était encore plus claire et insaisissable. Libya Dawn tire sa source de pouvoir de la nouvelle CGN de Nuri Busahmein, dans laquelle la composante islamiste du Parti de la justice et de la constitution (PCJ) représente la déclinaison libyenne d’une branche des Frères musulmans. Le gouvernement de Tripoli, d’abord dirigé par Omar al-Hasi, puis par Khalifa Ghwell, a été soutenu par une variété de groupes et d’acronymes interethniques, pas toujours alliés par conviction mais davantage par opportunité, et par la Turquie et le Qatar.
Les brigades de Misrata étaient la force la plus constante, environ 40 000 hommes bien entraînés et suffisamment équipés qui ont fusionné avec le nouveau ministère de l’Intérieur en 2012, prenant le nom de « Bouclier libyen ». Ce groupe, impliqué dans les combats pour la conquête de l’aéroport de Tripoli, ne doit pas être confondu avec ses cousins du Bouclier occidental et du Bouclier libyen ; le premier a servi le nouveau CGN et serait dirigé par le leader d’Al-Qaïda Abd al-Muhsin al-Libi, connu sous le nom d’Ibrahim Ali Abu Bakr (souvent confondu, en raison du même kunya, avec Abu Anas al-Libi, responsable des attaques contre les ambassades américaines en Afrique en 1998), le second ferait plutôt partie de la branche Ansar al-Shar’ia et est lié au Conseil des révolutionnaires de Benghazi. Libya Dawn était aussi soutenue par les autres groupes islamistes, telle la Chambre des opérations révolutionnaire de Libye, créée par l’ancien président Bushamein et dirigée par le djihadiste Abu Obeida Zawi, ou la Brigade de Tripoli, une milice proche du parti conservateur Al Watan d’Abdelhakim Belhadj, ancien chef du GICL (Groupe islamiste combattant en Libye) ou encore la Brigade des martyrs du 17 février. L’image est ensuite rendue plus floue encore, comme il avait déjà été prévu, par la superposition de motifs politiques et de tendances ethniques, à tel point qu’une grande partie du territoire du Fezzan et de la Tripolitaine est précisément contrôlée par les minorités Touareg et Amazigh8.
Mais avec les accords de Skhirat et la naissance du gouvernement d’union national dirigé par Fayez al-Serraj, toute l’aube libyenne a subi une réduction vertigineuse des effectifs, en particulier avec le retrait de Ghwell et la formation du Haut conseil d’État par les députés du Nouveau CGN. Malgré les nombreuses difficultés et obstacles rencontrés, comme les tentatives sporadiques mais continues et presque opportunes de subversion de la part du gouvernement précédent, Serraj a réussi à prendre le contrôle de Tripoli et a reçu le soutien des milices de Misrata, des Forces spéciales de dissuasion (« Forces RADA ») d’Abdel Raouf Kara et du PFG par Ibrahim Jadran. Surtout cette dernière affiliation a permis de ramener au moins nominalement le contrôle des terminaux pétroliers sous l’autorité du gouvernement d’union nationale, bien que Haftar ait tenté de modifier l’équilibre des forces en se déplaçant contre les terminaux de la côte.
Entre mars 2016 et janvier 2017, la guerre vit d’une part le CGN incapable de contrôler la Tripolitaine, et de l’autre le parlement de Tobrouk devenir otage de la stratégie de Haftar. Le général ne laissa paraître aucune intention de se résoudre à négocier avec al-Serraj : la concertation nationale devait être reportée jusqu’à la défaite des djihadistes qui, selon Haftar, sont tous des islamistes, sans aucune distinction, tout particulièrement ceux qui sont proches des Frères Musulmans si peu aimés aussi par parrain dans le conflit, Abdel Fattah al-Sissi. En effet, ajourner la réconciliation était une stratégie comme une autre de gagner du temps et de consolider le pouvoir.
Entre mars 2016 et janvier 2017, la brèche a en fait commencé à prendre un nouveau centre de gravité, qui a d’un côté le gouvernement d’union nationale, avec ses problèmes internes de contrôle de la Tripolitaine, et le parlement de Tobrouk, qui n’est pas otage mais certainement passif (puisqu’il parle en suivant la ligne de Haftar) qui, du moins jusqu’ici, n’a exprimé aucune intention de dialoguer réellement avec al-Serraj. Reporter la conciliation nationale au lendemain de la défaite des djihadistes, qui sont, pour le général, tous islamistes sans aucune sorte de distinction, (surtout ceux proches des Frères musulmans que son parrain al-Sissi déteste tant), est un moyen comme un autre pour gagner du temps et consolider le pouvoir et les positions. C’est ce qui explique l’obstination obstinée à affronter, après avoir poussé l’État islamique hors de Syrte en mai 2016, le Conseil consultatif de Derna, les Brigades de défense de Benghazi et, en septembre, à attaquer les ports contrôlés par le PFG et les villes de Harawa et Ben Giaud. Profitant du peu d’emprise du gouvernement d’union nationale dans les territoires les plus éloignés, à tel point qu’en août 2016 al-Serraj a dû officiellement demander aux États-Unis d’attaquer les positions de l’État islamique avec des avions et des drones, Haftar a obtenu un accord avantageux avec la National Oil Company (NOC) pour reprendre les exportations de pétrole et les activités des principaux ports sur la côte.
Contrôler le croissant pétrolier al-hilal al-naphthis et ses oléoducs, qui représentent près de 70 % des ressources en hydrocarbures du pays, signifie avoir les revenus libyens d’énergie entre les mains. Il ne faut donc pas s’étonner si, depuis 2013, cette bande de terre a été le terrain de la plupart des batailles les plus âpres, qui ont eu pour conséquence immédiate l’effondrement des exportations de 900 000 barils par jour à un peu moins de 300 000, soit la quantité résiduelle qui atteint respectivement les ports de Tobrouk et Tripoli. Si l’on considère qu’à l’époque de Kadhafi la production dépassait 1 600 000 barils dont 150 000 seulement étaient réservés à la consommation intérieure, on comprend aisément à quel point le blocus pétrolier compte, en ce qui concerne la possibilité de reprise économique et de reconstruction du pays9. Mais la banque libyenne, dont aucune faction, avec un pragmatisme hypocrite, n’a essayé d’empêcher le fonctionnement, en plus du pétrole, est également composé de la Banque centrale de Libye (CBL) et de l’Autorité libyenne d’investissement (LIA) ; actuellement seule la CBL a un réel pouvoir de dépense et, grâce aux efforts d’Italie et du Royaume-Uni depuis 2015 a pu reprendre les salaires et les subventions sur les prix, un facteur non secondaire sachant que 80 % des effectifs dans le pays, miliciens inclus, est maintenu par le salaire public10.
Mais avec l’effondrement des exportations d’hydrocarbures, l’argent ne suffit plus et la Banque a été contrainte de puiser dans ses réserves, consommant la moitié de ses liquidités en un an (bien que les 20 milliards qui lui restent représentent bien plus que celles de son homologue égyptienne). Grâce à des gestionnaires et des politiciens avisés, même la LIA a réussi à se tenir à l’écart des griffes des deux gouvernements. Il y a dans ses coffres près de 100 milliards de dollars d’actifs mobiliers et immobiliers, accumulés sur des décennies de revenus pétroliers ; la plupart de ces actifs financiers se trouvent principalement en Europe et surtout en Italie, même si une partie considérable était à la disposition de la famille du Colonel et donc toujours gelée après les sanctions de 2011.
Environ 80 % des réserves d’hydrocarbures se trouvent dans le bassin de Syrte et dans l’arrière-pays désertique de la Cyrénaïque, mais au croissant pétrolier — outre les gisements offshore de Tripolitaine et ceux de Fezzan près de la frontière algérienne — elles sont flanquées de grands bassins sédimentaires pas encore complètement explorés tels ceux de Syrte, de Murzuk, Ghadames, de Kufra et le plateau continental même face aux côtes cyrénéennes. Le pétrole libyen présente deux caractéristiques tentantes : premièrement, sa nature légère et sucrée : un brut « léger », c’est-à-dire de faibles viscosité et densité, peut être transporté plus facilement par oléoducs et sa « douceur », c’est-à-dire la faible présence de soufre, le rend presque exempt des procédés chimiques, coûteux, de purification11.
La deuxième guerre civile libyenne a vu parmi ses concurrents un activisme surprenant du Qatar, un acteur qui, en raison de sa marginalité apparente, a développé au milieu des années 1990 une action diplomatique intelligente12. L’investissement d’énormes sommes d’argent dans les activités socio-économiques les plus variées de la Libye, du Yémen, du Soudan et du Liban a permis à Doha, déjà entre 2006 et 2008, de saisir une série de succès tels que le déblocage des négociations entre les rebelles Huti et les forces gouvernementales à San’a ou le début des négociations entre les guérillas du Darfour et le gouvernement de Khartoum. Cependant, c’est en Libye que les Qataris prodiguent une énergie inhabituelle, même militaire, depuis les premiers temps de la révolte de Benghazi contre le régime. Avec la chute de Kadhafi, le Qatar a immédiatement reconnu le Conseil national de transition comme un gouvernement intérimaire légitime et s’est proposé comme intermédiaire pour la commercialisation du pétrole libyen ; d’une part, il a distribué jusqu’à 400 millions de dollars d’aide humanitaire, d’autre part, il a fourni aux milices sur le terrain des armes et des contacts libyens suffisants, comme les frères Ali et Isma’il al-Shalabi. Le premier, clerc des tendances salafistes exilé de 1999 à 2003 au Qatar, est l’un des imams libyens les plus influents auprès des Frères musulmans, tandis que le second, moins contemplatif et plus homme d’action, est l’actuel chef des milices islamistes dites Brigades du 17 février. Outre les deux frères, la figure la plus importante de Doha était toutefois l’ambiguë Abd al-Hakim Bilhaj, vétéran de la lutte contre l’Union soviétique et leader du Groupe islamique combattant en Libye, groupe terroriste anti-Kadhafi. Il a représenté les intérêts du Qatar au Conseil militaire de Tripoli, puis au sein du parti al-Watan, dont il est le chef avec les frères Shalabi.
Si dans un premier temps la dynamique révolutionnaire semblait récompenser les choix politiques de Doha, à partir de 2013 la situation s’est détériorée, en raison du faible contrôle assuré sur les milices et de l’échec de tous les projets post-Printemps arabe soutenus par le Qatar, comme l’Égypte de Mohammed Morsi ou la rébellion en Syrie. La parabole était imparable et le jeune émir, Tamim bin Hamad al-Tani, qui a succédé à son père en juin 2013, a été contraint d’extrader de nombreuses personnalités liées à la Fraternité — dont la plupart, par coïncidence, ont fini à Tripoli — pour faire un effort de conciliation avec les autres membres du Conseil de coopération du Golfe13. Cette dernière opération qui, comme l’a montré la crise diplomatique dans le Golfe, n’a pas permis de reconstruire le clivage entre pays aux intérêts divergents par rapport au sort de l’Islam politique. Cependant, précisément la prise de conscience du danger d’isolement auquel le Qatar aurait été confronté en Libye si le général Haftar avait réussi à devenir le nouvel al-Sissi, a poussé l’Émir à intensifier l’assistance à la formation Libya Dawn.
La stratégie du Qatar, depuis 2011, avait imaginé un horizon post-insurrectionnel dans lequel l’accès à des pays comme la Libye, l’Égypte ou la Syrie serait garanti par les portes de l’émirat, principal interlocuteur d’un islam politique légitime et limité. La Libye a peut-être représenté un pas plus long que la jambe pour un si petit État dont la force diplomatique, plus que sur une stratégie globale, tire sa force du pouvoir financier et des contacts personnels : ces mêmes contacts qui ont très probablement fait du Qatar, volontairement ou non, un sponsor du terrorisme sous les projecteurs. La naissance d’un front « contre-révolutionnaire » au sein du monde sunnite, dirigé par Abou Dabi, Le Caire et Riyad, n’a fait que faire de Doha une sorte de paria.
La présence des Émirats arabes unis en Libye a plutôt été suscitée par l’intérêt pour les grandes opportunités offertes par la chute du colonel. Après la création du CNT, les holdings des Emirats arabes unis sont apparues sur les listes des entrepreneurs et des concurrents dans des secteurs comme la construction, l’énergie, les télécommunications, les infrastructures, la santé ; c’était l’occasion parfaite de faire passer les besoins entrepreneuriaux de toutes ces entreprises victimes de l’explosion de la bulle immobilière de Dubaï en 2009 et des opportunités énergétiques significatives qui ont permis aux investisseurs comme Al-Gurayr Group de porter leurs investissements de 2 à 5 milliards de dollars entre 2011 et 2014. Dans le même temps, DP World, déjà responsable de la gestion de nombreux grands ports égyptiens, a réussi à obtenir une place à la table des négociations pour obtenir l’octroi de droits de gestion aux ports libyens14.
Les soulèvements arabes avaient en fait inspiré une certaine forme d’activisme politique dans les émirats du Nord — où le fossé socio-économique est remarquable dans la région environnant la capitale — avec notamment la demande de passer au suffrage universel et de conférer le pouvoir législatif au Conseil fédéral national. Pour le gouvernement des Émirats arabes unis, il s’agissait d’une progression trop ambitieuse, potentiellement nuisible à leurs intérêts.
Lentement, l’intérêt pour la Libye a dépassé le simple calcul économique et pendant la guerre, les Émirats sont devenus le principal financier des milices Zintan, organisant des accords entre les chefs locaux et tribaux et le personnel diplomatique français, italien, américain et britannique. En effet, la transition libyenne a été rouge à Abou Dhabi avec une préoccupation croissante pour la dynamique politique interne : les soulèvements arabes de 2011 avaient en effet inspiré une certaine forme d’activisme politique dans les Émirats du Nord — où le fossé socio-économique par rapport à la région de la capitale est remarquable — qui s’est traduit par la demande de suffrage universel et l’attribution des pouvoirs législatifs au Conseil fédéral national. Pour le gouvernement des Émirats arabes unis, il s’agissait d’une mesure décidément trop ambitieuse et potentiellement préjudiciable aux intérêts émirati, et l’association politique al-Islah (Réforme), liée aux Frères musulmans, est devenue la principale cible de la répression et le début d’une politique plus large de contraste des formations islamiques dans la région du Moyen-Orient, notamment en Libye.
Les Émirats se sont donc immédiatement alignés sur le gouvernement de Tobrouk et le général Haftar, un engagement si important qu’ils ont utilisé leurs forces aériennes en 2014 pour soutenir les efforts visant à reconquérir les positions de Misrata et de Libyan Dawn. Tant pour Abou Dabi que pour Le Caire et Ryad, le jeu libyen est un élément essentiel du projet plus large d’éradication des Frères Musulmans et des mouvements similaires dans toute la région : l’objectif ultime étant de sauvegarder la continuité du pouvoir au sein des monarchies pétrolières en exploitant non seulement le levier militaire mais également celui du lobbying, fondamental pour créer dans l’opinion publique la conviction de l’identité entre mouvements islamistes et groupes terroristes djihadistes.
Comme le notait Mehran Kamrava dans un article paru en 2014, Abou Dabi et Riyad sont en quelque sorte devenus les partisans d’une « contre-révolution », au risque de transformer définitivement la crise libyenne en un conflit eschatologique lié à une série de guerres par procuration dans tout le Moyen-Orient15. Émiratis et les Saoudiens se sont aussi dirigés vers le Maroc, la Jordanie, Oman et Bahreïn, garantissant même la sécurité de la famille royale dans ce dernier cas.
Dans le conflit libyen, les fronts de Tobrouk — puis de l’Égypte, des Émirats arabes unis, de l’Arabie saoudite — et de Tripoli — Qatar, Turquie — ont vu entrer et sortir des joueurs de poids très différents comme la France, l’Italie, le Royaume-Uni, la Russie et les États-Unis. Ce dernier, même avec l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, a préféré poursuivre la voie du désengagement entamée à l’époque d’Obama, se réservant le droit d’intervenir de manière limitée uniquement pour enrayer la prolifération des cellules djihadistes. Ce vide a été comblé presque automatiquement par des puissances régionales et européennes, dont une Russie à nouveau intéressée à gagner un accès en Asie mineure et en Afrique du Nord pour assurer la continuité de ses débouchés en mer et, dans le cas particulier de l’Afrique, pour empêcher le continent de devenir le premier fournisseur d’énergie de l’Europe. A cela s’ajoute le besoin urgent de maintenir la primauté dans le secteur minier et métallurgique, où Moscou souffre du manque de matériaux critiques tels le manganèse, le chrome, le mercure et le titane.
L’intérêt russe pour la Libye n’est certainement pas comparable à celui en Syrie, mais l’ancienne loi selon laquelle il n’est pas possible d’avoir des postes vacants en politique internationale a été appliquée à nouveau : avec le retrait américain et la confusion qui règne parmi les Européens, Moscou a saisi l’occasion pour mettre un pied en Afrique et reprendre toutes ces relations qui semblaient avoir disparu avec Kadhafi. En fait, entre 2004 et 2010, les Russes et les Libyens sont parvenus à un accord pour des fournitures militaires d’une valeur de 4 milliards de dollars en échange de l’annulation de dettes passées, avec la promesse que dans une décennie il y aurait environ 10 milliards d’échanges ; une promesse qui a été tenue avec le retour des conseillers militaires russes au sein des oasis libyennes et l’introduction des responsables arabes dans les académies russes. L’intérêt économique va de pair avec l’énergie, un secteur que le géant Rosneft a exploité en signant un accord avec la National Oil Corporation et en acquérant 30 % des actions du champ égyptien al-Zohr de l’ENI italienne. Moscou choisit ensuite de prendre parti en faveur de Tobrouk et Haftar, quoique se prononçant notamment favorable à la manœuvre de de réconciliation initiée par l’ONU. Appuyer le Général signifiait répondre de façon affirmative aux préoccupations de l’Égypte tout en refusant celles d’Ankara, malgré la volonté concomitante de parvenir à un accord avec la Turquie sur le dossier syrien.
Mais avec quelle équipe la Russie de Poutine a-t-elle choisi de jouer ? Simplement avec celle qui se rapproche le plus des efforts déployés en Syrie pour retourner en Méditerranée, puis en Egypte par al-Sisi et à l’« homme fort » Haftar de Tobrouk.
La Russie n’est pas seule et en Libye, des acteurs comme l’Italie, la France et le Royaume-Uni ont également joué, davantage en compétition qu’en concorde. Paris et Londres ont décidé qu’en 2011, le moment était venu de se débarrasser de Kadhafi et d’exclure l’Italie de la quatrième rive, renforçant leurs positions respectives en Afrique du Nord et en Afrique centrale16.
Les deux gouvernements ont soutenu publiquement Fayez al-Serraj mais ils ont soutenu fondamentalement et même militairement les efforts du général Haftar en Cyrénaïque (centre d’intérêt de TOTAL et BP) et des milices proches de Tobrouk dans le Fezzan (important pour le contrôle des frontières avec le Niger, dont la France importe la majeure partie de son uranium pour ses centrales nucléaires, et pour sa présence en « Françafrique »). En outre, soutenir l’est du pays était tant pour Hollande que pour Macron le moyen le plus sûr de garantir l’accès au marché égyptien. En effet, en avril 2016, Paris a signé un ensemble d’accords économiques avec le gouvernement al-Sissi impliquant des entreprises militaires de haute technologie (Airbus Space System, DCS, Coface, Dassault Aviation) et les groupes entrepreneurs Vinci Construction Grands Projets et Bouygues.
La situation sur le terrain évolue encore et entre 2017 et 2018, les tentatives de composition diplomatique ont joué sur l’alternance d’offensives sur le terrain de l’ALN, telles la bataille de Benghazi (juillet 2017) et la conquête de Derna (28 juin 2018). En novembre dernier, une conférence organisée par l’Italie à Palerme a tenté d’établir une feuille de route vers de nouvelles élections, mais l’offensive de Tripoli au printemps 2019 du général Haftar, quelques mois après l’offensive de Fezzan (automne 2018), a démontré, une fois encore, que les conférences ratifient la paix — elles la sanctionnent rarement.
Sources
- Wolfram Lacher (2011), Families, Tribes and Cities in the Libyan Revolution, Middle East Policy, vol. 18, n. 4, p. 140-154.
- Wolfram Lacher (2017), Was Libya’s Collapse Predictable ?, Survival, 59:2, p. 139-152.
- Jason Pack & Haley Cook (2015), The July 2012 Libyan election and the Origin of Post-Qadhafi Appeasement, The Middle East Journal, 69:2, p. 171-198.
- Frederic Wehrey and Ala’ Alrababa’h (2015), Rising out of chaos : The Islamic State in Libya, Carnegie Endowment for International Peace.
- Missy Ryan (2016), U.S. Establishes Libyan Outposts with Eye Towards Offensive Against Islamic State, The Washington Post.
- Mattia Toaldo (2016), Il paziente libico è morto (per l’Occidente), Limes – Rivista Italiana di Geopolitica, in Bruxelles, il fantasma dell’Europa.
- Kristina Kausch (2015), Competitive Multipolarity in the Middle East, International Spectator, vol. 50, n. 3, p. 1-15].
- Frederic Wehrey (2018), The Burning Shores : Inside the Battle for the New Libya, Farrar, Straus and Giraux.
- International Crisis Group (2015), The Prize : Fighting for Libya’s Energy Wealth, Middle East and North Africa Report 165.
- Jack Paine (2016), Rethinking the Conflict “Resource Curse” : How Oil Wealth Prevents Center-Seeking Civil Wars, International Organization, 70, p. 727-761.
- Judith Gurney (1996), Libya. The political economy of oil, Oxford, Oxford University Press.
- AA.VV. (2017), Foreign Actors in Libya, ISPI, Summer Report.
- Stéphane Lacroix, (2011), Awakening Islam, Cambridge : Massachussests, Harvard University Press.
- Mattia Toaldo (2017), Ma in Libia siamo protagonist, Limes – Rivista Italiana di Geopolitica, n. 4, A chi serve l’Italia.
- Mehran Kamrava (2012), The Arab Spring and the Saudi-led Counterrevolution, Winter Issue, Foreign Policy Research Institute.
- Rob Weighill & Florence Gaub (2018), The Cauldron. NATO’s campaign in Libya, Hurst ; but also : Ethan Chorin (2012), Exit the Colonel. The hidden history of the Libyan Revolution, PublicAffairs.