Sotchi. Le 23 et 24 octobre, le sommet Russie-Afrique s’est tenu dans la ville sur la mer Noire. L’événement représente un moment fondamental pour la diplomatie de Poutine, traitant de la différenciation des relations diplomatiques dans une période de multipolarisme mondial et de vacuité du pouvoir laissé par les autres acteurs. Ont assisté à la réunion 47 chefs d’État et de gouvernement du continent, ainsi que les plus hautes instances de l’Union africaine et certaines agences des Nations unies1. Le Sommet a suivi deux axes distincts : les conférences de débat culturel et économique ont été accompagnées de rencontres bilatérales avec les délégations des différents pays. Mais quelle est l’idée que Moscou se fait de l’Afrique ? Quel passé, quel avenir pour le continent ? Vladimir Poutine veut laisser un héritage de diplomatie de grande envergure en Afrique, à la fois comme domaines d’action et comme dossiers sur la table.

Il n’y a pas que la concurrence avec la Chine et d’autres acteurs mondiaux. Dans la politique africaine de la Russie, il y a aussi une volonté de voir s’affirmer une diplomatie radicalement différenciée que Poutine a l’intention de laisser en héritage à son successeur. L’idée principale est de combler les écarts de pouvoir laissés par d’autres acteurs, aussi bien en Afrique qu’au Moyen-Orient. Les relations avec le continent noir ne sont pas récentes : la crise de Suez, la montée de Mengistu et Barre dans la Corne, l’action des acteurs pro-soviétiques en Angola et au Mozambique2. La Russie a toujours eu des piliers en Afrique, et Poutine a l’intention d’utiliser ce passé pour relancer un théâtre stratégique. La particularité de cette approche réside dans la capacité à différencier les relations continentales, d’un point de vue géographique et des dossiers sur la table, un assortiment qui pourrait tester la volonté et l’attrait de Moscou de savoir comment traiter avec tous les acteurs sur le terrain3. Les aspects critiques ne manquent pas, comme le poids effectif du Kremlin sur ce choix géopolitique qui semble subir l’influence de certains oligarques (privés ou étatiques) et du ministre des Affaires étrangères, Lavrov, qui a voulu plus que quiconque ouvrir son pays au continent.

L’un des points saillants est certainement la coopération en matière d’énergie et d’exploitation des matières premières. Déjà en 2017, toujours à Sotchi, une conférence internationale sur ce dossier a été organisée avec certains partenaires continentaux. Le sommet Russie-Afrique a également vu la participation de nombreux représentants éminents d’entreprises privées dans le domaine des hydrocarbures et des ressources minérales. cet égard, les accords bilatéraux avec Felix Tshisekedi et Joao Laurencio sont très importants, car la République démocratique du Congo et l’Angola sont des acteurs majeurs, compte tenu également des visites régulières des ministres d’État des deux pays avec les principaux représentants des oligarchies russes. La côte swahilie constitue un autre axe d’intervention, Madagascar jouant un rôle central grâce à une série d’accords allant de la défense contre la piraterie à l’accord-cadre le plus important pour l’exploitation des gisements miniers (ce dernier a été dénoncé en raison de l’ingérence russe présumée lors de la dernière campagne présidentielle)4. En Afrique de l’Ouest, l’accord avec le Nigeria pour un plan de formation et de coopération en matière d’énergie nucléaire se détache, en plus de l’intérêt déjà fort de Gazprom pour un pays déjà membre de l’OPEP. Gazprom est sans doute l’un des principaux vecteurs d’action pour la Russie, de même en Algérie (notamment pour la présence de SONATRACH) et en Egypte.

Le principe de différenciation dans les relations avec le continent repose sur un pilier : l’Afrique n’est pas un bloc unique, avec de multiples facettes, notamment géopolitiques. Cette approche, banale mais jamais évidente, se retrouve dans la politique militaire, véritable force de Moscou en Afrique5. Toutes les relations économiques ont un suivi militaire et sécuritaire, qui a son centre de gravité dans les exportations d’armes, dans lesquelles la Russie a exploité les faiblesses de l’Ukraine pour combler les parts de marché en Afrique subsaharienne. Le dossier le plus important à cet égard est celui de la République centrafricaine, où Moscou est active dans la vente d’armements et l’envoi d’entraîneurs militaires : lors de la bilatérale avec Poutine, Touadera a exprimé le besoin d’artillerie lourde et traquée, exploitant le relâchement de l’embargo imposé par l’ONU6. Dans la région, l’augmentation des dépenses militaires en Ouganda est remarquable, la Russie exploitant les commandes pour la vente d’hélicoptères et la vente de transport aérien au Nigeria, qui peut être utilisé principalement dans le Golfe de Guinée. L’Afrique du Nord, cependant, est le véritable centre de vente : l’Algérie, premier importateur africain d’armes, représente une part fondamentale de tout le continent, tandis que la vente d’armes à l’Egypte est plus instrumentale pour le soutien que Poutine a garanti dans le scénario libyen à Khalifa Haftar (intéressant à cet égard est le bilatéral avec Al-Sisi)7. Au Sahel occidental, la Russie est l’un des principaux contributeurs au Sahel du G5, avec des accords de coopération défensive et de formation avec le Mali et le Tchad, et l’ouverture d’une ambassade au Niger.

La Russie a donc jeté les bases d’un soutien total et « sans conditions politiques », y compris par des relations de plus en plus étroites avec les différentes hégémonies régionales présentes sur le continent. Des problèmes et des critiques subsistent : la nécessité d’ouvrir le pays au continent est née sous la pression de Lavrov, premier grand représentant politique à avoir rencontré des chefs d’Etat et de gouvernement (dont Touadera), et quelques oligarques russes (actifs principalement dans les secteurs du gaz et du nucléaire). Une diversification selon les scénarios uniques pourrait, à terme, provoquer une dispersion de la diplomatie russe, non plus consolidée et centralisée sur le Kremlin8. Un autre point central est l’impossibilité de concurrencer d’autres acteurs : sur le plan économique et des infrastructures, les accords que divers pays ont signés avec la Chine sont devenus pratiquement structurels, tandis que la vente d’armes ne suffit pas à définir une hégémonie militaire, étant donné la baisse moyenne des dépenses militaires en Afrique subsaharienne et l’importance des scénarios tels que la corne de l’Afrique et le Sahel occidental pour les Etats-Unis et la France. En outre, les représentations diplomatiques sont encore peu nombreuses (une quarantaine d’ambassades, contre 48 aux Etats-Unis et 52 en Chine), alors que les politiques de coopération au développement et les institutions culturelles sont pratiquement inexistantes. La Russie aura beaucoup de travail à faire pour combler cette lacune, pour l’instant Poutine se limite à combler les lacunes laissées par les autres. 

Perspectives :

  • Dans le contexte du soutien économique, le chapitre sur l’allégement de la dette de nombreux pays africains aurait été absent. Ce qui semblait être l’une des raisons les plus intéressantes, en fait, semble avoir été mis de côté par Moscou.
  • A la veille du Sommet, on a beaucoup parlé de la chute présumée d’un Antonov 26 (un avion cargo) près de Kinshasa, en République démocratique du Congo. Parmi les morts, le nom de Vladimir Sadovnichy se détache, déjà au centre du trafic illicite en Asie centrale. Cet événement, qui a entraîné la mort des deux pilotes, a mis en garde contre d’éventuelles infiltrations russes dans le pays.
Sources
  1. MARBOT Olivier, Russie-Afrique : à Sotchi, les dirigeants africains respondent à l’appel de Vladimire Poutine, JeuneAfrique, 23 Octobre 2019.
  2. ROSA Alessandro, L’aube d’une nouvelle politique russe en Afrique, Le Grand Continent, 21 Octobre 2018.
  3. Sommet de Sotchi : les pays africains sur lesquels s’appuie la strategie russe, RfI, 23 octobre 2019.
  4. OLIVIER Mathieu, La Carte de l’influence russe en Afrique, JeuneAfrique, 21 aout 2019.
  5. GLEZ Damien, Sommet Russie-Afrique : vers une “PoutineAfrique” ?, JeuneAfrique, 18 Octobre 2019.
  6. Sommet de Sotchi : les pays africains sur lesquels s’appuie la strategie russe, RfI, 23 octobre 2019.
  7. OLIVIER  Mathieu, La Carte de l’influence russe en Afrique, JeuneAfrique, 21 aout 2019.
  8. GLEZ Damien, Sommet Russie-Afrique : vers une “PoutineAfrique” ?, JeuneAfrique, 18 octobre 2019