L’État long de Poutine

Pour comprendre le poutinisme, il faut parler le langage poutinien. Analyse et commentaire des mots de son premier propagandiste : Vladislav Sourkov.

On l’appelle parfois l’éminence grise du pouvoir russe. Après le service militaire au sein du spetsnaz (troupes d’interventions spéciales) et le travail de haut niveau dans la communication pour les oligarques Mikhaïl Khodorkovski et Mikhaïl Fridman, Vladislav Sourkov s’est mis au service du président Eltsine dans les derniers mois de son mandat. L’un des créateurs du parti Russie unie, il est, dès l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, une figure de premier plan qui façonne l’idéologie et la pratique du régime poutinien. Après avoir occupé des postes très élevés dans la hiérarchie politique, il devient, en septembre 2013, l’aide du président Poutine, et gère notamment le dossier ukrainien, y compris les contacts avec les républiques autoproclamées du Donbass. Créatif, il écrit également des romans d’intrigues politiques sous le pseudonyme de Natan Dubovitsky. Sourkov se trouve sous le coup de sanctions des États-Unis, de l’Union européenne, de la Suisse, de l’Australie et de l’Ukraine.

En février 2019, Vladislav Sourkov publie « L’État long de Poutine » dans le journal Nezavisimaya Gazeta. Ce texte a eu un impact important en Russie et a été commenté par de nombreux analystes occidentaux. Il est nécessaire de chercher les messages cachés derrière la rhétorique grandiloquente de Sourkov. Sourkov évoque « l’empreinte sur le pouvoir » de Vladimir Poutine et soulève ainsi la question de la succession du président russe après 2024, date de fin du mandat présidentiel. En outre, il énonce sous forme programmatique la supériorité du système politique poutinien sur les démocraties occidentales.

« Il semblerait que nous ayons le choix ». Ces mots frappent par leur profondeur et leur audace. Prononcés il y a quinze ans, ils sont aujourd’hui oubliés et ne sont pas cités. Mais selon les lois de la psychologie, ce que nous avons oublié nous affecte beaucoup plus que ce dont nous nous souvenons. Et ces mots, qui vont bien au-delà du contexte dans lequel ils résonnaient, deviennent ainsi le premier axiome du nouvel État russe, sur lequel reposent toutes les théories et pratiques de la politique actuelle.

Sourkov utilise hors contexte une périphrase de ce qu’a dit Poutine le 4 septembre 2004, le lendemain de l’assaut des forces spéciales russes à Beslan, Ossétie du Nord, visant à libérer 1128 otages dont la majorité des enfants, détenus par des terroristes tchétchènes. Pendant cet assaut, 314 personnes dont 186 enfants furent tuées et plus de 800 blessées. Pour justifier l’intervention sanglante, Poutine avait expliqué que la Russie n’avait pas d’autre choix que d’attaquer. L’alternative aurait été de se soumettre aux exigences des terroristes et de perdre in fine la souveraineté russe sur l’ensemble du territoire du pays.

L’illusion du choix est la plus importante des illusions, elle est l’astuce principale du mode de vie occidental en général et de la démocratie occidentale en particulier, elle qui a longtemps été attachée aux idées de Barnum plutôt qu’à celles de Clisthène. Le rejet de cette illusion en faveur du réalisme de la prédestination a conduit notre société à réfléchir, d’abord sur sa une version propre et souveraine du développement démocratique, puis à perdre complètement tout intérêt pour les discussions sur ce que devrait être la démocratie et si elle devrait exister ou non.

Sourkov fait référence à la phrase de Poutine pour formuler sa propre idée : si le choix démocratique n’est qu’une illusion, il est bien plus sain de le rejeter en faveur du rôle historique que la Russie a toujours assumé : celui d’un Empire autoritaire. Selon lui, il ne s’agit pas de l’imposition d’un modèle autoritaire d’en-haut, mais du choix libre de la société russe. En réalité, ce modèle fut imposé à la suite de la destruction des médias libres, de l’éviction des partis d’orientation démocratiques comme Iabloko de la sphère politique, de la propagande très efficace, de la destruction de très nombreuses ONG sous prétexte de leur lien avec l’étranger, etc., le tout conjugué à la montée des prix des hydrocarbures ayant coïncidé avec l’arrivée de Poutine au pouvoir et donc à une augmentation du niveau de vie d’une partie importante de la société.

Cela a permis la libre construction étatique, non selon un modèle chimérique importé de l’étranger, mais guidée par la logique des processus historiques, par un « art du possible ». Le mouvement de désintégration de la Russie, somme toute impossible, contre-nature et contre-historique, a été définitivement enrayé, quoique tardivement. Après que le cadre soviétique se fût écroulé et qu’en ait émergé la nouvelle Fédération de Russie, la Russie a cessé de s’effondrer, s’est progressivement rétablie et est retournée à sa condition naturelle, uniquement possible : celle d’une grande communauté de peuples en expansion, qui continue de rassembler des terres. Le rôle peu discret qu’est échu à notre pays dans l’histoire du monde ne nous permet pas de rester en dehors de la scène mondiale ou de rester silencieux au sein de la communauté internationale. Elle ne nous promet aucun repos et prédétermine les difficultés intrinsèques à notre modèle de gouvernance.

C’est ainsi que l’État russe perdure, désormais comme un nouveau type d’État qui n’a jamais existé ici auparavant. Il a pris forme principalement au milieu des années 2000, et s’il a jusqu’à présent été peu étudié, son unicité et sa viabilité nous semblent désormais évidents. Les épreuves qu’il a endurées et qu’il endure encore aujourd’hui ont montré que ce modèle de fonctionnement politique spécifique et organique constitue un moyen efficace de survie et d’ascension de la nation russe, non seulement dans les années à venir, mais les décennies, voire le siècle à venir.

L’histoire de la Russie est connue pour ses quatre principaux modèles étatiques, que l’on trie en fonction de leurs créateurs  : l’État d’Ivan III (Grande-Principauté/Tsarat de Moscou et de toutes les Russie, XVe – XVIIe siècles)  ; l’État de Pierre le Grand (Empire russe, XVIIIe – XIXe siècles)  ; l’État de Lénine (Union soviétique, XXe siècle) et l’État de Poutine (Fédération de Russie, XXIe siècle). Créées par des gens qui, pour utiliser le terme de Lev Gumilev, éprouvaient une « volonté de long terme », ces machines politiques de grande échelle se succèdent les unes aux autres, s’adaptent aux circonstances et guident adéquatement l’ascension inévitable du monde russe.

L’idée que la prédestination de la Russie est de « rassembler des terres russes » remonte au XIIIe siècle où il s’agissait de « réunir » des principautés russes autour de la Grande-principauté de Moscou. En 1547, la Moscovie est transformée en royaume (le tsarat). Depuis le début du XVIe siècle, l’expansion russe dépasse systématiquement les limites des territoires peuplés de l’ethnie russe, sans discontinuer. Cependant, les historiens contemporains, comme à l’époque tsariste, considèrent que l’on ne peut traiter de colonisation ce processus d’élargissement car les tsars obtenaient l’adhésion des élites locales grâce à la politique de la carotte et du bâton. Dans ce passage, Sourkov clame que la Russie actuelle doit suivre ce modèle historique obsolète, tout en affirmant que l’État russe sous Poutine a pris une forme politique totalement nouvelle, unique et viable.

Le rythme de la grande machine politique poutinienne ne fait qu’accélérer, et elle se prépare à un travail long et difficile, mais intéressant. Son empreinte sur le pouvoir sera encore durable, de sorte que, dans de nombreuses années, la Russie sera encore l’État de Poutine, pour la même raison que la France s’appelle toujours la Ve République de De Gaulle, que la Turquie (en dépit du fait que des anti-kémalistes soient aujourd’hui au pouvoir) repose encore sur l’idéologie des « Six flèches » d’Atatürk, ou que les États-Unis se réfèrent toujours aux images et aux valeurs de ses mythiques Pères fondateurs.

Il est nécessaire de prendre conscience, de comprendre et de décrire le système gouvernemental de Poutine et, plus généralement, l’ensemble complexe d’idées et de dimensions du poutinisme, car c’est une idéologie d’avenir. Il s’agit en particulier de l’avenir, car le Poutine d’aujourd’hui n’est qu’à peine poutiniste, tout comme Marx ne fut pas marxiste et on ne peut être sûr qu’il ne s’en serait jamais réclamé s’il avait su de quoi il s’agissait. Mais cela doit être analysé pour tous ceux qui, n’étant pas Poutine, voudraient à l’avenir lui ressembler. Afin que ses méthodes et ses approches puissent être diffusées dans les temps à venir.

La description du poutinisme ne doit pas être menée à la manière d’une propagande contre une autre propagande, la nôtre et la leur, mais dans un langage qui serait perçu comme modérément hérétique aussi bien par les officiels russes que par les officiels antirusses. Un tel langage pourrait devenir acceptable pour un public assez large, ce qui est indispensable, car le système politique fabriqué en Russie convient non seulement à l’usage domestique, mais possède aussi un potentiel d’exportation important. Cette demande pour le modèle russe, ainsi que pour ses composantes, existe déjà. Aussi bien des gouvernants que des groupes d’opposition [à l’étranger] étudient l’expérience russe et en adoptent des éléments.

Sourkov affirme la nécessité de décrire, en termes modérés, le système poutinien. Pour lui, c’est un modèle d’avenir et d’exportation. Cependant, il n’explique toujours pas en quoi consiste ce modèle ni en quoi consiste son originalité.

Aussi les politiciens étrangers accusent-ils la Russie d’ingérence dans les élections et les référendums du monde entier. Le problème est en réalité plus grave encore : la Russie s’immisce dans leurs cerveaux et ils ne savent pas comment contrer l’altération de leur propre conscience. Depuis que notre pays, après l’échec des années 1990, a abandonné les emprunts idéologiques, a commencé à produire ses propres concepts et a lancé une offensive contre les idées occidentales, les experts européens et américains multiplient des prévisions erronées. Ils sont surpris et furieux des choix « paranormaux » de leurs électorats. Dans la confusion, ils tirent des sonnettes d’alarme à propos d’une flambée du populisme. Qu’ils l’appellent ainsi, s’ils sont à court de mots.

Or, l’intérêt à l’étranger pour l’algorithme politique russe est facile à comprendre : il n’y a pas de prophète dans leurs pays, alors que la Russie a déjà prédit, depuis longtemps, ce qui leur arrive aujourd’hui.

Alors que tout le monde était encore extatique au sujet de la mondialisation et d’un monde plat sans frontières, Moscou rappelait inlassablement que la souveraineté et les intérêts nationaux possédaient une signification. À cette époque, beaucoup de gens nous prêtaient un attachement « naïf » à ces vieilles choses, prétendument obsolètes. Ils nous affirmaient qu’il n’y avait rien à conserver de ces valeurs du XIXe siècle et qu’il fallait faire ce pas audacieux vers le XXIe siècle, où les nations souveraines et les États nationaux auraient disparu. Le XXIe siècle se déroule pourtant comme nous l’avions prévu. Le Brexit, le « Great Again » américain ou des mesures de protection contre l’immigration en Europe ne sont que les premières lignes d’une longue liste de phénomènes du rejet de la démondialisation, du retour à la souveraineté des nations et du nationalisme que l’on voit poindre partout dans le monde.

Ici, l’auteur réfute d’un revers de la main l’ingérence de la Russie dans les processus politiques (élections et référendums), pourtant prouvée, et prétend que le nationalisme et le populisme dont on voit la résurgence plus ou moins simultanée dans plusieurs pays du monde sont plutôt le résultat de l’influence de l’idéologie russes sur « les cerveaux » d’hommes politiques de tout poil. La Russie est présentée comme l’unique force qui s’était érigée très tôt, dès les années 2000, contre la mondialisation, contre le « monde plat sans frontières » (expression de Thomas Friedman à propos d’Internet, qui conçoit le monde comme une plate-forme de libre circulation d’idées). Cette déclaration présomptueuse ne correspond pas à la réalité.

En France, par exemple, le Front National existe depuis plusieurs dizaines d’années et n’avait aucun besoin de puiser ses idées en Russie. Plus généralement, la montée des populismes a des origines diverses, en grande partie, il s’agit de la grogne sociale des couches paupérisées, victimes de la mondialisation, dans plusieurs parties du monde. En revanche, la Russie a en effet toujours activement soutenu de tels mouvements, en militant notamment pour affaiblir l’alliance Euro-Atlantique et « casser » l’Union et en octroyant son soutien à toutes les forces centrifuges au sein de l’Europe. S’il n’y a plus le soutien des États-Unis et que l’Union, aujourd’hui la première économie mondiale, se décompose, la Russie aura gagné sa bataille : séparément, aucun pays européen ne peut tenir face à elle.

Quand Internet fut vanté partout comme un espace inviolable de liberté n’admettant aucune restriction, où tout le monde était censé pouvoir tout faire sur un pied d’égalité, c’est de Russie même qu’est venue la question qui a fait réfléchir cette humanité dupe : « Qui sommes-nous sur la Toile ? Les araignées ou les mouches ? » Aujourd’hui, tout le monde s’est précipité pour dénouer le Net, y compris les bureaucraties les plus attachées à la liberté, et pour accuser Facebook d’avoir montré de l’indulgence vis-à-vis d’interventions étrangères. Cet espace virtuel autrefois libre et présenté comme le prototype du paradis à venir fut progressivement colonisé et délimité par des cyberpolices, cybercriminels, cybersoldats et cyberespions, cyberterroristes et cybermoralistes.

Sourkov biaise : Internet est certes surveillé, y compris par les services secrets américains, pour des raisons sécuritaires, mais surveiller et interdire sont deux choses différentes. La Russie est parmi les pays qui bloquent l’accès aux sites de l’opposition et qui poursuivent en justice non seulement des blogueurs, mais aussi des gens qui n’ont fait que liker ou reposter la moindre opinion qui va à l’encontre de la politique russe. On sait également que de nombreux hackers, trolls et bots russes agissent sur la Toile pour influencer l’opinion publique dans de nombreux pays du monde.

Tandis que s’installait, incontesté, un « hégémon », tandis que le grand rêve américain de domination mondiale touchait presque à son but et que beaucoup prédisaient une fin de l’histoire, avec pour corollaire final « les peuples se taisent », le discours de Munich retentit soudain dans le silence. Ce qui ressemblait alors à une dissidence est aujourd’hui largement admis : tout le monde, y compris les Américains eux-mêmes, est mécontent de l’Amérique.

Encore une distorsion. La fin de l’histoire, prédite par Francis Fukuyama en 1989, après la chute du mur de Berlin, n’a rien à voir avec la domination américaine. Il parlait de la victoire idéologique de la démocratie et du libéralisme, alors qu’ils cèdent aujourd’hui par-ci par-là devant l’assaut des populismes de tout poil, comme ce fut le cas dernièrement au Brésil. Quant au discours de Munich de Vladimir Poutine, prononcé en 2007, le leader russe s’y insurgea contre l’élargissement continu de l’OTAN aux pays de l’Europe de l’Est et contre le projet de Washington d’étendre son bouclier antimissile à l’Europe. Bien entendu, Poutine oubliait de mentionner que c’est l’Europe de l’Est qui cherchait l’adhésion à l’OTAN, par crainte de son puissant voisin russe.

Il y a peu, un terme relativement inconnu, derin devlet, tiré du dictionnaire politique turc, a été repris par les médias américains. Traduit en anglais par deep state, il est arrivé jusqu’à nos médias. Il a été traduit en russe par « État profond », ou « État abyssal ». Le terme désigne l’organisation en un réseau rigide et absolument antidémocratique du pouvoir réel dans des structures politiques dissimulées derrière un paravent d’institutions démocratiques. Ce mécanisme, qui exerce en pratique son autorité par des actes de violence, de corruption et de manipulation, reste profondément caché sous la surface d’une société civile qui condamne (hypocritement ou ingénument) la manipulation, la corruption et la violence.

Ayant découvert chez eux un « État profond » peu réjouissant, les Américains n’en furent cependant guère surpris, car ils devinaient déjà son existence. S’il existe un deep web et un dark web, alors pourquoi pas un deep state ou même un dark state  ? Les mirages magnifiques d’une démocratie fabriquée pour les masses émergent des profondeurs et des ténèbres de ce pouvoir non public et occulte : illusion du choix, sentiment de liberté, sentiment de supériorité, etc.

Il existe des définitions différentes de l’État profond : en tout cas, il n’est pas le même en Turquie et aux États-Unis. En Turquie, il s’agit plutôt de vieilles structures militaires, laïques, qui s’opposent au régime de Recep Erdogan (comme le montre le putsch raté contre son pouvoir islamique). Ni ces cercles militaires, aujourd’hui décimés, ni le régime d’Erdogan ne peuvent être qualifiés de démocratiques. Aux États-Unis, il existe certainement des structures informelles qui exercent leur influence sur le monde politique, comme des multinationales, par exemple. Néanmoins, il y existe également une presse libre et une société civile très active qui se battent contre différents lobbies et influences occultes. Peut-on prétendre que les élections américaines ne sont qu’une « illusion de choix » ? Si Hillary Clinton avait été élue, l’Amérique aurait été bien différente aujourd’hui… Les affirmations de Sourkov ne servent qu’un objectif : montrer que la démocratie n’existe nulle part, ce qui est totalement faux, bien entendu.

La méfiance et l’envie, utilisées par la démocratie comme sources prioritaires de mobilisation sociale, conduisent inévitablement à une absolutisation de la critique et à une aggravation de l’anxiété générale. Les haters, les trolls et les bots maléfiques qui les ont rejoints ont formé une majorité bruyante qui a chassé de sa position dominante une classe moyenne honorable qui, autrefois, donnait un tout autre ton.

Désormais, plus personne ne croit aux bonnes intentions des hommes politiques, ils sont jalousés et sont donc considérés comme des personnalités dépravées, fourbes, voire criminelles. De célèbres séries TV politiques, qu’ils s’agissent de « Boss » ou de « House of Cards », présentent une image tristement réaliste de la vie quotidienne bien trouble de cet establishment.

On ne doit pas autoriser une canaille à aller trop loin pour la simple raison qu’il est une canaille. Mais quand tout autour de vous, il n’y a que des canailles, on est obligé d’utiliser des canailles pour retenir d’autres canailles. Déloger une canaille pour y placer une autre canaille, c’est combattre le mal par le mal… Or il existe autant de canailles que de règles alambiquées, et elles sont toutes conçues pour amortir les conflits et en arriver à un résultat nul. C’est ainsi qu’un système bienfaisant de pouvoirs et de contre-pouvoirs voit le jour – un équilibre de méchanceté et d’avarice, une harmonie de tromperie. Si l’une de ces canailles commence cependant à jouer selon ses propres règles et rompt l’harmonie, l’État profond, toujours vigilant, se précipite à la rescousse et d’une main invisible entraîne le renégat dans les abysses.

Voilà un regard porté par la propagande russe sur la société occidentale. La notion du bien public n’existe pas pour Sourkov et ses pairs, tristes héritiers de la société soviétique totalement corrompue. Nous avons un regard bien différent : on sait parfaitement que parmi les hommes politiques, il y a ceux qui sont assoiffés du pouvoir et/ou corrompus. On sait quels dommages furent causés à l’Italie par Berlusconi ou aux États-Unis par Trump. D’un autre côté, la société civile partout en Europe et plus généralement en Occident devient de plus en plus exigeante et de moins en moins tolérante pour les faits de la corruption, des comportements déplacés, et même pour un manque de moralité et d’éthique. En tout cas, en Europe, on assiste à une moralisation de la vie publique.

Il n’y a rien de particulièrement effrayant dans l’image proposée de la démocratie occidentale. Il suffit de changer un peu de perspective, et l’effroi se dissipe. Mais cette image laisse un goût amer au citoyen occidental, qui dès lors commence à se tourner vers des modèles alternatifs et une nouvelle façon d’être. Et il voit la Russie.

Notre système, comme tout ce qui vient de chez nous, ne semble pas plus distingué. En revanche, il est plus honnête. Et bien que l’expression « plus honnête » ne soit pas synonyme de « mieux » pour tout le monde, l’honnêteté a ses charmes.

Notre État n’est pas divisé en deux parties, occulte et visible ; son ensemble, ses parties et ses traits sont visibles à l’extérieur. Les éléments les plus brutaux de sa « charpente de force » sont intégrés dans la façade et ne se cachent derrière aucun ornement architectural. La bureaucratie, même lorsqu’elle essaie de faire quelque chose en cachette, ne s’efforce pas de couvrir ses traces, comme si elle supposait qu’en fin de compte, « tout le monde a déjà tout compris ».

En clair, Sourkov affirme que l’État russe ne cache pas sa nature de régime autoritaire. Méprisant de l’opinion publique, cet État ne craint pas non plus les accusations de la corruption au plus haut niveau. La fondation de la lutte contre la corruption (le sigle FBK) de l’opposant Alexeï Navalny a diffusé sur YouTube des dizaines de vidéos montrant des palais, des vignobles, des yachts des plus grands fonctionnaires russes dont le Premier ministre Medvedev. Un centième de telles accusations aurait valu à un haut fonctionnaire français la perte de ses fonctions et des poursuites judiciaires. En Russie, au contraire, le droit à la richesse pour les grands pontes, qui profitent de leur situation, semble acquis. Quant à l’affirmation de Sourkov qu’il n’existe pas d’État profond en Russie, elle est mensongère. Le vrai centre du pouvoir en Russie est l’administration présidentielle, une gigantesque structure totalement opaque où notre auteur a occupé des postes clés pendant plusieurs années. Et il existe un cercle décisionnaire très étroit autour du président Poutine dont on ne connaît pas la composition exacte. À la différence des États-Unis, il n’y a pas de contre-pouvoirs en Russie pour créer un équilibre avec ce centre du pouvoir. Le parlement n’est qu’une chambre d’enregistrement, les médias sont muselés et la majorité écrasante des ONG mangent dans la main du pouvoir, faute de sources alternatives (sinon, elles sont accusées d’être des « agents de l’étranger »).

La grande tension interne provoquée par la nécessité de contrôler des espaces géographiques immenses et hétérogènes, ainsi que par la participation assidue aux différentes luttes géopolitiques, a fait des fonctions militaires et policières de l’État les plus importantes et décisives. Traditionnellement, l’État ne les occulte pas, mais s’en revendique au contraire ; car les marchands, qui considèrent les activités militaires comme moins importantes que le commerce, n’ont jamais dirigé la Russie (ou presque jamais, à l’exception de quelques mois en 1917 et quelques années dans les années 1990), pas plus que les libéraux (compagnons de route des marchands), dont les enseignements sont basés sur le rejet de tout ce qui est plus ou moins « policier ». Il n’y avait donc personne pour draper la réalité d’illusions, en reléguant au second plan et en occultant la fonction immanente de tout État d’être une arme de défense et d’attaque.

Encore une thèse de la propagande officielle : c’est l’immensité même de l’Empire et le fait qu’il est, selon cette même propagande, entouré d’ennemis qui justifient un État policier.

Il n’y a pas d’État profond en Russie, tout y est exposé au grand jour, mais il existe cependant un peuple profond.

L’élite russe est brillante et occupe la scène nationale. Siècle après siècle, elle a activement impliqué le peuple (il faut lui rendre son dû !) dans ses diverses entreprises – réunions du parti, guerres, élections, expériences économiques. Le peuple prend part à ces manifestations, mais reste en retrait et ne monte jamais à la surface, menant une toute autre vie dans ses profondeurs. Les deux existences nationales, l’une à la surface et l’autre dans les profondeurs, tantôt divergent et tantôt convergent vers le même objectif, mais ne fusionnent jamais.

Le peuple profond est toujours méfiant au possible, inaccessible aux enquêtes sociologiques, impénétrable face à l’agitation, aux menaces ou à toute autre forme d’influence directe. La compréhension de ce qu’il est, de ce qu’il pense et de ce qu’il veut vient souvent trop tard et trop subitement, et cette connaissance n’est jamais donnée à ceux qui pourraient y faire quelque chose.

Rare est le sociologue qui se risquerait à définir si ce peuple profond représente l’ensemble de la population ou s’il en constitue uniquement une partie et, le cas échéant, quelle partie. Selon l’époque, on disait que c’était les paysans, le prolétariat, les non-membres du parti, les hipsters, les agents du gouvernement. On le « cherchait », on allait vers lui. On l’appelait tantôt le peuple élu de Dieu, tantôt l’opposé. On le déclarait parfois fictif et non avenu, et lançait des réformes galopantes sans en tenir compte, mais ces réformes butaient rapidement dessus et force était d’admettre que « quelque chose existait vraiment ». Plus d’une fois, ce peuple a reculé sous la pression des conquérants nationaux ou étrangers, mais il est toujours revenu.Fort de sa masse gigantesque, le peuple profond crée une force irrésistible de gravitation culturelle qui unit la Nation. Il attire et retient sur terre (sur la terre natale) l’élite, quand de temps à autre celle-ci, cosmopolite, tente de prendre son envol.

On arrive enfin à la thèse principale de ce texte : l’existence d’un « peuple profond », insondable, dont on a du mal à définir la nature. C’est vrai qu’en Russie tsariste, avec le servage, l’abîme entre le peuple, à savoir une masse de serfs opprimés et analphabètes, et l’aristocratie raffinée, parlant couramment le français, était infranchissable. L’intelligentsia roturière de la deuxième moitié du XIXe siècle a essayé de porter à ce peuple des connaissances qui l’aideraient à s’affranchir, mais ce mouvement fut un échec. Cependant, aussi bien les bolcheviks que les socialistes-révolutionnaires (non marxisants) ont mené avec succès la propagande au sein de ce peuple, et c’est ainsi que la révolution d’Octobre a pu gagner. Après la révolution, et à condition d’adhérer à la politique du parti unique (les socialistes-révolutionnaires et autres partis de gauche furent vite éliminés), ce peuple de paysans et d’ouvriers a reçu des possibilités inouïes d’ascension sociale. Parler aujourd’hui d’un « peuple profond » et méconnu est un pur anachronisme. C’est l’intelligentsia nationaliste au service du régime qui développe ces mythes, c’est elle qui s’érige contre les soi-disant cosmopolites, à savoir tous ceux qui défendent les valeurs démocratiques.

La vie nationale (narodnost), quelle qu’en soit la signification précise, précède à l’État, en prédétermine la forme, limite les fantaisies des « théoriciens » et contraint les « praticiens » à y entreprendre certaines actions. La vie nationale en Russie est une puissante attraction vers laquelle convergent toutes les orientations politiques. Par n’importe où que l’on commence en Russie, que ce soit le conservatisme, le socialisme ou le libéralisme, on retrouve, en fin de parcours, à peu près la même chose : ce qui existe vraiment.

La capacité d’entendre et de comprendre le peuple, de le lire à livre ouvert, jusqu’à ses recoins les plus profonds, et d’agir en adéquation – telle est la vertu principale et unique dans son genre de l’État de Poutine. Cet État est adapté à son peuple et avance dans le même sens, ce qui lui permet d’éviter des surcharges destructrices face aux courants à rebours de l’histoire. C’est cela qui le rend efficace et durable.Dans le nouveau système, toutes les institutions desservent cette tâche principale : communication de confiance et interaction entre le gouvernant suprême et les citoyens. Les différentes branches du pouvoir convergent vers le dirigeant : celles-ci n’ont de valeur que dans la mesure où elles servent à assurer le lien avec lui. En outre, des canaux informels court-circuitent des structures formelles et des élites. Lorsque la bêtise, les mœurs obsolètes ou la corruption créent des interférences dans les communications avec la population, des mesures énergiques sont prises pour restaurer ce lien.

Sourkov reprend ici le mot narodnost, difficile à traduire, car il est polysémique en russe. Ce terme fait partie de la fameuse triade du comte Ouvarov, ministre de l’éducation sous Nicolas I, l’empereur préféré de Poutine, à savoir « autocratie, orthodoxie, vie nationale (narodnost) ». C’est ainsi qu’Ouvarov décrivit les fondements du régime tsariste russe, en antithèse à la devise de la Révolution Française, « liberté, égalité, fraternité ». Tout au long du XIXème – début du XXème siècle, ce slogan fut une sorte de bannière pour les slavophiles, qui clamaient l’originalité de la voie russe. Le choix du terme n’est pas un hasard. Ce que décrit l’auteur n’est que la définition classique du rôle du monarque dans la tradition russe depuis Ivan le Terrible : le tsar, l’oint du Seigneur, accomplit la volonté divine ; sa personne est l’incarnation du peuple entier ; le peuple lui confie son destin ; il existe un lien mystérieux entre le tsar et son peuple. Sans qu’il le formule explicitement, Sourkov dote Poutine de la fonction monarchique. Est-ce l’un des scénarios possibles pour l’après 2024, la fin du mandat présidentiel de Poutine, avec l’impossibilité de se faire réélire ?

Les institutions politiques que la Russie avait copiées sur l’Occident sont parfois perçues chez nous plutôt comme rituelles, établies dans le but de ressembler « à tout le monde », afin que les particularités de notre culture politique n’attirent pas trop l’attention de nos voisins, ne les irritent ni ne les effraient pas. C’est comme un costume du dimanche, que l’on met quand on rend visite aux autres, alors qu’à la maison, on s’habille chacun à sa guise.

Sourkov a développé en 2005-2006 la conception de « démocratie souveraine », à savoir d’une démocratie qui ne se soumet pas aux influences étrangères et où les élections expriment non pas l’opposition des intérêts, mais l’unité du peuple et du pouvoir. Ici, il reconnaît ouvertement que les institutions politiques en Russie, créées sous Eltsine, ne sont que factices.

Par essence, la société ne fait confiance qu’au numéro un. Il est difficile de dire si c’est lié à l’orgueil d’un peuple que personne n’est jamais parvenu à vaincre, ou à la volonté de porter sa vérité au plus haut ou à autre chose encore, mais c’est un fait, et ce n’est pas un fait nouveau. Ce qui est nouveau, c’est que l’État n’ignore pas ce fait, mais il en tient désormais compte et s’en sert comme point de départ de ses engagements.

Ce serait simplifier que de réduire ce thème, déjà largement usité, à l’idée d’une « foi dans le bon tsar ». Le peuple profond n’est pas du tout naïf et ne considère certainement pas mansuétude comme un trait positif chez un tsar. Ce qui serait plus vrai, c’est qu’il pense à un bon chef de la même manière qu’Einstein pensait à Dieu : « subtil, mais pas malveillant. »

L’alpha et l’oméga du modèle étatique russe, c’est la confiance. C’est là sa principale différence avec le modèle occidental, qui cultive la méfiance et la critique. C’est là sa force.

Notre nouvel État aura une longue et glorieuse histoire dans ce siècle nouveau. Il ne se brisera pas. Il agira selon ses propres principes, en conquérant son prestige dans les luttes géopolitiques des grands de ce monde. Tôt ou tard, tout le monde devra s’y résigner, y compris ceux qui exigent actuellement que la Russie « change son comportement ». En fin de compte, le choix ne leur appartient qu’en apparence.

La fin de ce papier-manifeste est édifiante. Comment un État moderne peut fonctionner si la population ne fait confiance qu’au numéro un ? En effet, une fois par an, Poutine se livre à l’exercice de la « ligne directe » avec le peuple. En 2019, la « ligne directe » retransmise par les principales chaînes de télévision a duré quatre heures et demie. Poutine a répondu à 79 questions, alors qu’on lui en a adressé plus de deux millions et demie. Les questions concernaient toutes sortes de situations : fermeture d’un centre médical dans une petite ville, absence d’un jardin d’enfants dans une banlieue de Moscou, hausse de tarifs du gasoil, etc. Est-ce vraiment au chef de l’État de s’occuper de chaque problème local ? N’est-ce pas un échec de ce modèle de gouvernance ?

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