Dans un article récent dont il nous a confié les droits de traduction française, le politologue Francis Fukuyama mettait en garde la Chine contre le danger, en donnant à Xi Jinping un pouvoir presque illimité, de faire réapparaître le spectre du « mauvais empereur » qui a hanté l’histoire politique du pays des premières dynasties jusqu’à Mao Zedong.

Depuis 1978, le système politique autoritaire que connaît la Chine diffère de la quasi-totalité des autres dictatures, notamment en ceci que les lois de succession à la tête du Parti ont été soumises à certaines règles. Jusqu’ici, la rotation s’est exercée tous les dix ans avec une parfaite régularité, et le système de formation des nouveaux leaders en prévision du remplacement des sortants a permis à la Chine d’éviter l’écueil de la stagnation dans lequel se sont enfermés des pays comme l’Égypte, le Zimbabwe, la Libye ou l’Angola, où des présidents restèrent en poste pendant plusieurs décennies.

Mais tout cela est de l’ordre du passé, depuis que le président chinois Xi Jinping a récemment annoncé l’abolition des limitations du mandat présidentiel. Cela signifie qu’il restera sans doute au pouvoir jusqu’à sa mort, faisant basculer d’un seul coup l’organisation autocratique institutionnalisée vers sa seule personne. Ce mouvement prend appui sur un important culte de la personnalité qu’il a développé grâce à la “Pensée Xi Jinping”, doctrine canonisée dans la Constitution aux côtés de celle du Président Mao.

L’établissement de règles limitant sans ambivalence le pouvoir d’un individu est crucial pour le bon fonctionnement de n’importe quel système politique, qu’il soit démocratique ou non, car nul n’est assez sage ni bienveillant pour régner seul indéfiniment. De fait, la question de la succession au sein d’une dictature est là où le bât blesse : l’absence de règles engage une lutte de pouvoir sur le lit de mort du chef suprême.

L’avantage indéniable de la Chine sur la Russie d’aujourd’hui ont précisément été, pendant longtemps, ces règles-là : si Vladimir Putin devait mourir aujourd’hui d’une crise cardiaque, il laisserait derrière lui un immense vide au sein de l’organisation politique qui plongerait le pays dans l’incertitude, tandis que les élites proches du pouvoir se battraient pour le conquérir. Au contraire, même sans successeur naturel, le renouvellement traditionnel du pouvoir lui donne l’opportunité de se rajeunir à l’aune de nouvelles idées et de nouvelles générations tout en se positionnant face aux anciens dirigeants, tenus – dans une certaine mesure – de rendre des comptes sur leur politique.

La chute des précédents régimes qu’a connus la Chine a, presque à chaque fois, été causée par l’émergence d’un mauvais empereur.

Francis Fukuyama

Ces règles qui viennent d’être passées par la fenêtre répondaient aux douloureuses expériences qu’avait connues la Chine au moment de la Révolution culturelle. Pendant des siècles, on a eu coutume d’expliquer la faiblesse du système politique autoritaire traditionnel au pays par ce qu’on a appelé le problème du “mauvais empereur”. Une dictature qui ne fait peser que peu de freins et de contrepoids sur le pouvoir exécutif (par l’entremise de cours indépendantes, d’une presse libre, ou encore d’un parlement démocratiquement élu) peut accomplir de grandes choses si l’empereur à sa tête se révèle efficace : on peut songer à l’ancien Premier ministre Lee Kuan Yew, au pouvoir à l’heure où Singapour renouait avec la croissance.

Jean-Michel Basquiat, Boxer rebellion (1982-1983)

En retour, la chute des précédents régimes qu’a connus la Chine a, presque à chaque fois, été causée par l’émergence d’un mauvais empereur, capable de plonger le pays dans de terribles crises, puisque son pouvoir ne rencontre aucune limite (comme ce fut le cas de Wu, l’“impératrice démoniaque” de la dynastie Tang).

Le dernier mauvais empereur de Chine fut Mao Zedong. Mao libéra le pays de l’occupation étrangère, mais il causa ensuite deux énormes catastrophes : le « Grand Bond en avant » à partir de la fin des années 1950, et la Révolution culturelle dix ans plus tard, qui fit reculer la Chine d’une génération et marqua à jamais les élites qui en furent les victimes. C’est en réaction directe à cette expérience que fut trouvée la solution de la gouvernance collective : Deng Xiaoping et d’autres leaders influents du Parti jurèrent qu’il ne laisseraient plus jamais un seul homme accumuler autant de pouvoir charismatique que l’avait fait Mao.

L’opacité du système chinois ne nous permet pas de savoir avec certitude comment et pourquoi Xi a été en mesure de consolider à ce point son pouvoir personnel. La raison semble en partie émaner de l’inquiétude que le pouvoir ait glissé entre les mains de nombreux barons régionaux, corrompus et difficiles à contrôler depuis l’administration centrale, à l’instar de Bo Xilai, l’ancien chef du Parti à Chongqing. Une autre explication pourrait être le ressentiment que les enfants de hauts dignitaires communistes – les “Princes rouges » –, comme Xi, envers les outsiders que Jiang Zemin et ses successeurs avaient laissé entrer dans le Parti.

Sous Xi Jinping, la Chine pourrait bien révéler au monde la forme encore inédite que pourrait prendre un État totalitaire au XXIe siècle.

Francis fukuyama

Enfin, le temps qui passe constitue un autre facteur. Comme en Europe de l’Est, l’expérience de la vie sous une dictature forte marque les individus, et les pousse à empêcher qu’un tel système renaisse. Comme me l’a dit un jour un haut membre du Parti : “Vous ne pouvez pas comprendre la Chine contemporaine si vous ne comprenez pas le grave désastre que fut la Révolution culturelle.” Cependant, la génération des élites qui furent envoyées dans les campagnes à l’époque de la Révolution culturelle a vieilli, et le pays a peu fait pour transmettre aux plus jeunes la mémoire sanglante des années maoïstes. Il leur arrive même d’entendre des chansons de cette époque, telles que « L’Est est rouge », et d’y voir une période heureuse de plus grande solidarité.

L’abolition, dans un climat apparemment tranquille, des limites du mandat présidentiel, nous montre en quoi un gouvernement constitutionnel est une bonne chose. La Constitution chinoise est rédigée par le bureau des dignitaires les plus haut placés du Parti sans s’appliquer à eux. Au contraire, les très nombreuses démocraties constitutionnelles d’Amérique latine se distinguent souvent par l’indépendance parfois surprenante de leurs systèmes judiciaires. En Argentine, au Venezuela, en Équateur, en Colombie ou ailleurs, certains présidents ont cherché à étendre leur mandat, mais cela a eut un grand coût politique pour eux, et tous n’y sont pas parvenus.

L’ancien président colombien Álvaro Uribe, par exemple, souhaitait ajouter un troisième mandat à sa présidence en 2009, mais la Cour constitutionnelle, qui gérait la modification de la constitution, s’y opposa. Bien qu’il eût accompli de bonnes choses pour la Colombie comme président, le pays se porta bien mieux d’avoir un système forçant tous les présidents, si populaires fussent-ils, à quitter leurs fonctions. L’an dernier, le président autoritaire de l’Équateur Rafael Correa, fut lui aussi contraint à quitter la présidence, et son successeur Lenín Moreno a pu donner un nouveau souffle à la démocratie équatorienne.

On ne sait pas encore à quel point la Chine héritera d’un « mauvais » empereur. Jusqu’ici, il a brisé le rêve de nombreux Chinois d’avoir une société plus ouverte, transparente et libérale. Il a accentué l’emprise du Parti sur le pays, réprimé les moindres instances de contestation et institué un système de crédit social qui utilise les big data et l’intelligence artificielle pour contrôler le comportement quotidien des citoyens chinois. Dans de telles conditions, la Chine sous Xi Jinping pourrait bien révéler au monde la forme encore inédite que prendrait un État totalitaire au XXIe siècle.

Crédits
Francis Fukuyama nous a confié les droits de traduction française de ce texte paru sur le Washington Post.