Historien, directeur de l’Ifri depuis 2015, Thomas Gomart a été récemment récompensé par le Prix Brienne du livre géopolitique 2019 pour son essai L’affolement du monde, 10 enjeux géopolitiques. Partant du constat de la fin de la stabilité en relations internationales, Thomas Gomart dresse dans dix études de cas le portrait précis et juste d’un monde « affolé ». Le Grand continent reproduit, avec l’aimable autorisation de l’auteur et des éditions Tallandier, des extraits du Prologue de l’ouvrage, dont le diagnostic est sans appel : « la conquête du pouvoir semble résumer une action politique en butte à l’immédiateté, qui n’est plus capable d’échapper aux visions de (très) court terme. L’affolement les entretient et rend presque impossible une intentionnalité politique de long terme. »
Prologue
« Bienvenue au Nicaragua ! » Pour tout dire, je ne m’attendais pas à pareil accueil de la part d’un ancien directeur de la CIA1. Au lendemain du limogeage de James Comey, directeur du FBI, en mai 2017, sa formule sardonique résumait à elle seule le tumulte provoqué par l’élection de Donald Trump et la confusion qui régnait alors à Washington. À Pékin, Moscou, Tokyo, Delhi, dans les capitales européennes, à Astana, Buenos Aires, Dakar, Doha, Mexico, Ottawa, Taïwan, Téhéran, Tel-Aviv, Rabat ou Séoul, mes récentes destinations, les analyses du phénomène Trump, de ses conséquences à terme, divergent profondément, mais se rejoignent pour constater une inquiétante accentuation des risques et tensions. Le 45e président des États-Unis apparaît comme un symptôme, parmi d’autres, du changement d’époque dans lequel nous sommes engagés sans qu’il soit encore possible d’en discerner les principales caractéristiques, si ce n’est sa vitesse. Prédomine une impression de plus en plus répandue, me semble-t-il, de perte de contrôle, d’emballement, voire d’affolement, du système international.
Nous faisons face à davantage d’incertitudes que de certitudes, mais surtout à des préoccupations immédiates et des ambitions souvent fort éloignées les unes des autres. Sur le plan collectif, les crises résultent souvent du basculement d’un modèle d’interprétation vers un autre. Pour des raisons multiples, il n’existe plus aujourd’hui de modèle convaincant de la mondialisation, mais une diversité de visions et d’aspirations. Est-ce la dernière étape avant le retour des grandes peurs, la panique et le chaos ? Est-ce, au contraire, la première étape d’un mouvement de reconstruction, qui dessinerait un espace mondial plus interdépendant, et donc davantage orienté vers la coopération ? Cet essai penche vers la première option, mais prépare la seconde pour combiner analyse lucide et espoir raisonnable.
Du côté de Machiavel
Nul affolement personnel ne préside à son écriture, mais une volonté de clarification rendue nécessaire par le dérèglement de nos logiciels d’interprétation et la détérioration de notre environnement stratégique. Pourquoi maintenant ? Sans doute parce que nous sommes dans une phase décisive de la trajectoire de l’Europe. Nous traversons un nouveau « moment machiavélien », c’est-à-dire un « grand désenchantement » et une « indétermination des temps », qui brouillent les consciences2. Nicolas Machiavel (1469-1527) écrivait dans un contexte bien particulier, celui des guerres d’Italie au cours desquelles les cités-États de la péninsule, si fières de leur supériorité politique et culturelle, devinrent les proies des grands États monarchiques. C’était à l’échelle de l’Europe. Un demi-millénaire plus tard, un phénomène comparable s’observe à l’échelle du monde. Si la mondialisation a modifié la répartition de la richesse, elle n’a nullement effacé les rapports de puissance. Si elle facilite la mobilité individuelle, elle encourage aussi de nouvelles formes de prédation. Apparaît dès lors une nouvelle hiérarchisation du monde, qui fait perdre aux Européens leurs repères habituels et les rend plus vulnérables. Ces derniers commencent à comprendre qu’ils vivront dans un monde qui sera de moins en moins à leur image. Alors même qu’ils disposent de solides atouts, ils rechignent à s’y préparer comme si ne pas penser au pire permettait de l’éviter.
Cet essai explique pourquoi il y a urgence à le faire : nous naviguons désormais par gros temps, nullement à l’abri de nouveaux déchaînements de violence. S’il ne faut pas renoncer au projet européen, il importe aussi de faire preuve, avec Machiavel, de réalisme, c’est-à-dire de se rappeler que le mal est « politiquement plus significatif, plus substantiel » que le bien3, et qu’en matière internationale les rapports de force l’emportent sur les utopies. Certains verront dans une telle approche un pessimisme excessif, voire une régression intellectuelle. Peut-être, mais elle correspond à une prudence consistant à ne jamais oublier le tragique de l’histoire.
C’est au cours d’une promenade au couvent Saint-Marc, en juillet 2017, que l’idée d’écrire ce livre m’est venue. Adolescent passablement agité, j’avais visité Florence avec ma classe sans émotion particulière pour les dômes. En revanche, les fresques de Fra Angelico (v. 1400-1455) et son art de la perspective m’avaient laissé un vif souvenir. Trente ans plus tard, en longeant les cellules de moine, je découvris que Nicolas Machiavel était venu, jeune homme, écouter les prêches de Jérôme Savonarole (1452-1498)4. Ce dernier institua une sorte de dictature théocratique fondée sur la puissance de son verbe et un étroit système de surveillance. Au bûcher des vanités, il faisait jeter cartes à jouer, instruments de musique et livres impies. Imaginer Savonarole et Machiavel, au couvent Saint-Marc à la fin du XVe siècle, m’est apparu comme l’affrontement de deux types de discours : une prédication qui fustige contre une pensée qui dévoile. Avec le recul du temps, il faut se représenter le choc d’alors entre, d’un côté, les prêches apocalyptiques du dominicain qui se prétendait être la « vraie lumière » et, de l’autre, les réflexions politiques du grand commis d’une cité-État, attaché à la « vérité effective de la chose ».
Par déformation professionnelle, je constatais que cet antagonisme s’observait toujours dans le champ géopolitique, et dans celui de la politique internationale. Au risque de la simplification, ces deux champs se polarisent depuis plusieurs années entre les lointains héritiers de Machiavel et ceux de Savonarole. Avec méthode et scepticisme, les premiers cherchent à éclairer les rapports de force et les mécanismes de pouvoir, bref, à saisir les conditions de l’action. Avec certitude et systématisme, les seconds veulent transformer le monde en fonction de la vision qu’ils s’en font, c’est-à-dire imposer leurs idées. Admirant les fresques de Fra Angelico en songeant à Machiavel, je me suis résolu à dépeindre les dix tableaux géopolitiques qui revêtent à mes yeux un caractère prioritaire pour notre pays afin d’exercer mon regard et, espérons-le, de permettre au lecteur d’aiguiser le sien.
(…)
Causes et conséquences de l’affolement
Après ce détour, revenons aux modèles d’interprétation et aux grandes questions du moment. Au lendemain de la chute de l’URSS en 1991, la mondialisation a principalement été présentée comme un mouvement d’ouverture des marchés, de rapprochement des sociétés et de convergence des systèmes politiques selon les critères des démocraties libérales. Elle traduisait alors une dynamique irréversible d’intensification des échanges commerciaux, financiers et de données, d’intégration régionale et d’organisation transnationale des chaînes de valeur. Ce modèle dominant a longtemps produit un effet d’éviction idéologique des logiques de puissance et de minoration du rôle des États. Aujourd’hui, la mondialisation est davantage décrite à travers des mesures protectionnistes et des revendications nationalistes selon les critères des régimes autoritaires et ceux de l’administration Trump. Elle a fondamentalement changé de nature
en raison de la modification du rapport de force entre les pays occidentaux et le reste du monde d’une part, et du changement de portage des États-Unis de l’autre.
Trois périodes doivent être distinguées. La première (1991-2001) correspond à l’apothéose de l’hyperpuissance américaine, qui impose ses vues sans opposition stratégique et encourage l’ouverture des marchés par le biais des organisations internationales qu’elle contrôle. Le 11 Septembre interrompt brutalement cette séquence : les symboles de la puissance américaine sont directement attaqués rappelant les sous-jacents identitaires de la mondialisation. La deuxième période (2001-2008) s’ouvre par l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et s’achève par la constitution du G20 pour contrecarrer la crise financière
mondiale. Entretemps, les États-Unis et leurs alliés sont intervenus en Afghanistan, puis en Irak, modifiant, par la force, les équilibres régionaux. La dernière période (2008 jusqu’à aujourd’hui) correspond à la contestation ouverte de l’ordre libéral international, construit par les États-Unis après 1945, par des pays comme l’Iran, la Corée du Nord et la Russie, mais surtout par la Chine. Celle-ci ne cache plus ses ambitions de devenir la première puissance mondiale à l’horizon 2049, date du centenaire de la fondation de la République populaire de Chine (RPC) et de bâtir un nouveau système international. Le vote en faveur du Brexit (juin 2016) et l’élection de Donald Trump (novembre 2016) marquent une double rupture, dans la mesure où l’ordre libéral international semble, depuis lors, miné de l’intérieur.
Au cours de la dernière décennie s’est opéré un retournement du risque géopolitique, dans la mesure où les États-Unis et l’Union européenne (UE) apparaissent désormais comme les principales sources d’incertitude, alors que, par un effet de contraste sans doute trompeur, des régimes autoritaires comme la Chine et la Russie représentent la stabilité et la cohérence. La modification du rapport de force entre régimes démocratiques et autoritaires au profit de ces derniers ouvre un débat sur le lien entre la nature des régimes, leur légitimité et leur efficacité. Se sont également multipliées les situations dans lesquelles « la politique prend le pas sur l’économie5 », ou plutôt reprend le pas, serait-on tenté de dire, tant la séquence 1991-2001 apparaît, rétrospectivement, comme une parenthèse enchantée pour les gagnants de la mondialisation, c’est-à-dire pour les élites économiques globalisées.
L’affolement actuel s’explique par trois causes principales. Tout d’abord, il correspond à la fin du mythe de la convergence, c’est-à-dire de cette idée selon laquelle la Chine et la Russie (qui a rejoint l’OMC en 2012) joueraient le jeu de la mondialisation en suivant les règles occidentales. En réalité, ces deux pays n’entendent nullement s’y soumettre mais, au contraire, imposer les leurs, même s’ils sont dans des situations fort dissemblables. La Russie dispose d’un pouvoir de nuisance, mais d’une capacité de très limitée en raison de la faiblesse de son leadership potentiel économique. La Chine, en revanche, n’entend pas renoncer à la mondialisation économique, condition de sa montée en puissance, et travaille donc sine qua non à un système parallèle à celui contrôlé par les États-Unis. Ensuite, l’affolement actuel s’observe en particulier au sein des élites occidentales, encore stupéfaites par le Brexit et l’élection de Donald Trump. Le terme « populisme » traduit, différemment aux États-Unis et en Europe, la fracture entre les classes moyennes souffrant de la mondialisation économique et les élites en bénéficiant. Il évoque non seulement une réalité sociale mais aussi une technique de conquête du pouvoir par des membres de l’élite prétendant parler au nom du peuple, ce qui explique les difficultés d’analyse du phénomène. À cela s’ajoute une double cassure – entre les États-Unis et l’Europe d’une part, entre les Européens de l’autre – qui aggrave l’affolement dans la mesure où elle alimente directement un climat d’insécurité stratégique. Enfin, les dégradations de l’environnement font désormais directement ressentir leurs effets aux États-Unis comme en Europe, moins touchés que les autres continents par le réchauffement climatique, la diminution de la biodiversité et les pollutions. Parallèlement, le discours d’innovation technologique suscite espoir chez les personnes formées et inquiétude chez celles qui ne maîtrisent pas les nouveaux outils, mais comprennent les menaces qu’ils font peser sur l’emploi salarié.
Cet affolement a d’ores et déjà produit des conséquences visibles. Faisant le lit d’un discours du déclin, il donne le sentiment aux Européens d’être dépossédés de leur substance économique et culturelle. Il est vrai que la valeur créée en Europe est en partie siphonnée par les grandes plateformes numériques et les paradis fiscaux, tandis que les mécanismes redistributifs se grippent. À tort ou à raison, les Européens se demandent si l’évolution de l’économie mondiale ne leur est pas fondamentalement défavorable. Ce pessimisme mériterait évidemment d’être corrigé, mais il est dans l’air du temps et alimente un désarroi identitaire profond, qui s’observe notamment dans les réactions aux divisions européennes provoquées par la crise migratoire. Les phénomènes de repli traduisent une nette diminution du niveau de confiance entre partenaires, ouvrant le champ à des réponses nationales, forcément cacophoniques. Cela ne contribue guère à apaiser les esprits. Plus profondément, la conquête du pouvoir semble résumer une action politique en butte à l’immédiateté, qui n’est plus capable d’échapper aux visions de (très) court terme. L’affolement les entretient et rend presque impossible une intentionnalité politique de long terme. Il conduit immanquablement à une interrogation sur l’efficacité des régimes démocratiques par opposition à celle prêtée, par intérêt ou ignorance, aux régimes autoritaires. L’exceptionnelle émergence de la Chine crée un effet d’optique : sa réussite économique passe par un autoritarisme numérique, qui pourrait bien être annonciateur de notre futur. La confrontation sino-américaine est en passe de produire une société mondiale de la surveillance qui, pour l’heure, laisse les Européens incrédules.
Sources
- Entretien avec l’auteur : Washington, 10 mai 2017
- Patrick Boucheron, Un été avec Machiavel, Paris, Éditions des Équateurs/France Inter, 2017, p. 8 et p. 127.
- Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Calmann-Lévy, 1987, réed. Fayard/Pluriel, 2012, p. 38.
- Georges Mounin, Machiavel, Paris, Club français du livre, 1958.
- Tania Sollogoub, « Le bel avenir du risque politique », Éclairages émergents, Crédit agricle, n° 19, juin 2012.