Du 19 avril au 1er juin, la démocratie la plus peuplée au monde va voter. Comment le pouvoir autoritaire de Modi compte-t-il rester en place à la tête d’une puissance qui devient l’une des plus disputées sur la planète ? Pour suivre ce scrutin et ses implications, nous avons fait appel au spécialiste Christophe Jaffrelot pour nous aider à coordonner une série de publications ce printemps. Pour les suivre, pensez à vous abonner au Grand Continent
On connaît désormais le calendrier des élections législatives indiennes, qui vont se tenir pendant plusieurs semaines du 19 avril au 1er juin. Si leur coup d’envoi informel, hautement symbolique, a déjà été donné lors de l’inauguration du temple d’Ayodhya en janvier, comment cela va-t-il concrètement se passer dans un mois, le premier jour du scrutin ?
Pour ce qui est de la logistique, plusieurs vagues d’élections vont se succéder, comme c’était déjà le cas dans le passé, de manière à déplacer les machines à voter électroniques et les forces de l’ordre qui garantissent la sécurité autour des bureaux de vote. Mais cette fois, le processus va s’étaler sur une durée plus longue pour une raison inexpliquée — mais pas inexplicable : c’est sans doute une façon de permettre à Narendra Modi de tenir meeting dans un maximum de circonscriptions.
Quels sont les points les plus clivants sur le processus de vote pour nous aider à comprendre la singularité de ces élections ?
On peut dénombrer plusieurs points de tension. Premièrement, les machines électroniques à voter sont de plus en plus contestées parce que la commission électorale ne veut pas faire les vérifications que l’opposition demande. Il existe un système de vérification possible pour s’assurer qu’il n’y a pas eu de bourrage d’urnes virtuel, alors qu’un certain nombre d’informaticiens ont démontré que ces machines étaient assez facilement falsifiables.
L’autre pomme de discorde majeure de cette campagne concerne le rôle des médias. Depuis que Modi a pris le pouvoir, les médias indiens font preuve d’un manque d’objectivité croissant. Pratiquement toutes les chaînes de télévision sont désormais passées dans l’orbite du pouvoir. NDTV (New Delhi Television), qui était la dernière chaîne indépendante, a été rachetée par Gautam Adani, l’oligarque en chef du régime il y a deux ans.
Or en Inde, la communication politique passe encore principalement par les chaînes de télévisions, même si les réseaux sociaux jouent un rôle croissant.
Nous assistons déjà, sans surprise, à une saturation de l’espace télévisuel à sens unique alors qu’il n’y a toujours pas de débat télévisé, toujours pas de conférence de presse de la part du Premier ministre — qui n’est donc jamais appelé à répondre aux critiques ou à s’expliquer sur des enjeux aussi sensibles que le chômage de masse ou le grignotage du territoire indien par la Chine. La couverture médiatique du premier ministre et de son équipe est bien supérieure au temps d’antenne accordé à l’opposition. Ce déséquilibre est aggravé par les ressources financières dont jouit le BJP1. En 2019, le parti avait réussi à consacrer plus de trois milliards et demi de dollars à sa campagne — soit plus que toutes les forces d’opposition réunies. D’autant plus qu’avec la loi sur les obligations électorales (les fameux « electoral bonds ») votée par le BJP – et qui a été remise en cause par la Cour suprême il y a un mois – n’importe qui peut donner anonymement aux partis politique. À chaque élection, le BJP reçoit environ les trois-quart des financements. La compétition électorale est donc inégale du point de vue des médias et des ressources financières. C’est ce qui rend une alternance au pouvoir plus difficile.
Quelles sont les forces en présence ?
Le BJP est un parti dominant qui s’incarne de plus en plus dans son chef. Auparavant, il s’agissait d’une formation très collégiale qui avait au minimum deux têtes. Longtemps, l’une d’elles fut l’ancien Premier ministre Atal Vajpayee2. Le parti avait aussi de nombreux chefs régionaux à la tête des États de l’Union indienne ou des branches du parti. La centralisation autour d’une figure unique s’est faite de manière très spectaculaire : les campagnes du BJP pour les élections régionales sont aujourd’hui systématiquement menées par le premier ministre — c’est aussi lui qui désigne le chef du gouvernement régional lorsque le BJP gagne. Du coup, on ne sait pas à l’avance qui sera le chef du gouvernement d’un État fédéré quand on vote BJP aux élections régionales : on vote BJP parce qu’on vote Modi, puis Modi décide du casting.
L’hégémonie de Modi sur le BJP est-elle aujourd’hui totale ?
Oui, le parti est désormais complètement dominé par Narendra Modi — et bien sûr aussi par Amit Shah, le ministre de l’intérieur, qui est son bras droit depuis plus de vingt ans.
Mais si le BJP est hégémonique dans le Nord et l’Ouest, il reste faible dans le Sud et l’Est. La fracture nord-sud est même plus marquée qu’elle ne l’était il y a cinq ans dans la mesure où le BJP ne gouverne plus un seul État du sud. L’Andhra Pradesh, le Telangana, le Karnataka, le Tamil Nadu et le Kerala sont tous passés à des partis régionaux ou au Congrès3. Nous verrons si Modi réussit à inverser cette tendance et si nous assistons à un découplage — qui n’est pas impensable — entre la façon dont votent les Indiens au niveau national et la façon dont ils votent au niveau régional. Il est probable, par exemple, que le BJP remporte de nombreux sièges dans l’un des plus importants États du sud-ouest, le Karnataka, alors que le parti a perdu très largement les élections régionales dans l’État en 2022.
La démocratie indienne a beaucoup changé au long du règne de Modi. Qu’est-ce qui fait que la campagne de cette année est déjà différente de celle de 2019 ?
À chaque fois, Modi investit un thème qu’il pousse tout au long de la campagne. En 2014, c’était le « modèle gujarati » de développement4. En 2019, c’était la menace pakistanaise : une attaque terroriste attribuée au Pakistan, avec des représailles indiennes, avait suscité une véritable hystérie médiatique sur le mode militaro-nationaliste.
En 2024, c’est l’inauguration du temple d’Ayodhya qui a donné le « la », suivie par l’annonce de la mise en œuvre de la nouvelle législation sur la citoyenneté. Celle-ci, votée en 2019 était restée inopérante jusque-là. Or, aux termes de ce Citizenship Amendment Act (CAA, 2019), seuls les réfugiés non-musulmans de trois pays voisins (Afghanistan, Bangladesh et Pakistan) sont maintenant éligibles à la citoyenneté indienne. En parallèle, l’État relance son opération de recensement des migrants illégaux, ce qui fait craindre aux Musulmans nés en Inde — mais sans papiers : il y en a beaucoup ! — d’être considérés comme des réfugiés — puis déportés. Des camps ont déjà été construits à cette fin, en Assam notamment. Qu’il s’agisse d’Ayodhya ou du CAA, la campagne du BJP joue sur la fibre ethno-religieuse. S’il y a bien un thème sur lequel Modi ne peut pas faire campagne, c’est l’économie. Le chômage n’a jamais été aussi haut depuis les années 1970, le seuil de pauvreté a été franchi par bien des gens qui ont été victimes de sa politique, de la démonétisation de 2016 au long confinement, drastique et improvisé des années 2020-21. Bien des travailleurs qui ont quitté les villes pour retourner dans leurs campagnes pendant le confinement ne sont pas revenus, un signe du marasme de l’industrie — dont la part ne cesse de s’éroder dans le PNB.
L’opposition a-t-elle des chances de succès ?
Elle fait clairement peur à Narendra Modi ! Sinon, pourquoi avoir envoyé en prison Arvind Kejriwal, le chef du gouvernement de Delhi et gelé certains comptes bancaires du Congrès ? Deux décisions qui ont témoigné de la fébrilité du pouvoir au cours des dernières semaines.
C’est que l’opposition est plus unie qu’en 2019. Face au BJP, on trouve en effet une coalition de partis d’opposition dont on mesure encore mal la cohérence car le partage des circonscriptions entre ces formations est toujours en discussion — tout comme le programme sur lequel les candidats vont se présenter.
Dans ce contexte, le principal leader de l’opposition, Rahul Gandhi, a lancé un grand « Yatra »5, comme il l’avait fait il y a deux ans. Cette fois, il a parcouru l’Inde d’est en ouest sans que l’impact soit facile à mesurer, faute, notamment, d’une couverture médiatique équitable.
[Lire la pièce de doctrine publiée par Rahul Gandhi dans nos pages]
Avec Rahul Gandhi, l’opposition à Modi s’est-elle trouvée un leader ?
Peut-être, mais les leaders des partis régionaux ne le reconnaissent pas tous — loin de là — comme leur chef. Et la cohésion de la coalition qui a pris INDIA pour nom, reste à démontrer. Les 28 partis sont pour la plupart des partis régionaux qui sont souvent concurrents dans les États. Certains ont déjà tourné casaque. Nitish Kumar6 a quitté la coalition INDIA7 pour revenir dans celle du BJP. En revanche, en Uttar Pradesh, le Samajwadi Party8 et le Congrès ont fait alliance, à l’instar de AAP et du Congrès à Delhi et dans les États voisins. On peut penser qu’au Maharashtra la Shiv Sena9 et le Congrès resteront aussi alliés.
Ce qu’on appelle le seat adjustment sera décisif : si ces partis s’entendent pour ne présenter qu’un seul candidat contre le BJP dans de nombreuses circonscriptions, étant donné le mode scrutin à un tour, ils ont des chances de remporter davantage de sièges car la multiplication des duels maximisera leurs chances. Il ne faut pas oublier que le BJP n’a jamais remporté plus de 37 % des voix en moyenne, mais avec plus de 50 % dans bien des États du Nord et de l’Ouest. S’il reste au-delà de 50 % dans ces zones, le seat adjustment ne changera pas grand chose. Mais ailleurs, comme au Maharashtra et au Karnataka, cela pourrait avoir de l’effet.
Sur quoi l’opposition pourrait-elle jouer ?
Tout ce que l’opposition cherche à faire aujourd’hui est de trouver la parade au discours ethno-religieux du BJP, pour convaincre les électeurs que le plus important n’est pas d’avoir un temple mais d’avoir un travail. La question des emplois pourrait finalement être un thème structurant — car la crise sociale est profonde. Un autre thème est en train d’émerger à la suite de la remise en cause des obligations électorales par la Cour suprême : le lien occulte entre Modi et les milieux d’affaires, ce que j’ai appelé « le capitalisme de connivence »10, qui apparaît de plus en plus clairement comme à l’origine de pratiques de corruption et de racket, le pouvoir menaçant certaines entreprises de poursuites en tous genres (y compris de redressement fiscal) pour obtenir des dons de leur part et certaines firmes finançant le BJP en échange de passes droits.
Perçoit-on des signes tangibles de la crise économique dans la société indienne ?
Les autoritaires n’aiment pas les données et les rares statistiques qui nous viennent d’Inde sont à considérer avec prudence. Le recensement décennal qui aurait dû être organisé en 2021 a été reporté sine die — une première depuis sa création en 1871… Mais s’il n’y a plus guère de données fiables, il y a des thermomètres. La mévente de biens de consommation dont la classe moyenne inférieure était friande — comme les deux roues motorisés — est l’un d’entre eux. Dans les campagnes, la paupérisation de bien des agriculteurs se traduit par des mouvements sociaux de grande ampleur dont les médias rendent d’ailleurs assez peu compte. Autre indicateur : le nombre de migrants indiens dans le monde — qu’on les retrouve à la frontière mexicaine des États-Unis ou sur le tarmac d’Orly en route vers le Canada — est en forte augmentation. Ces flux reflètent le manque de travail en Inde, comme les files d’attente d’une longueur inédite devant les entreprises publiques qui font passer une offre d’emploi. L’attrait des « government jobs » par rapport aux emplois du secteur privé est très significatif. Il traduit en partie le déclin continu des investissements privés depuis dix ans.
Quel est le programme de l’opposition en matière d’emploi ?
Le programme du Congrès n’est pas encore disponible, mais il devrait promettre l’extension de quotas d’embauche pour les basses castes qui sont l’une des victimes collatérales du gouvernement Modi. En privatisant des entreprises publiques (y compris des ports et des aéroports au profit d’oligarques) le pouvoir a réduit le nombre d’emplois qui étaient sous quota au titre de la politique de discrimination positive en faveur des basses castes. L’opposition propose donc d’organiser un recensement par caste — un caste census — pour mieux évaluer la sous représentation des basses castes dans l’appareil d’État.
Comment expliquer l’importance de ce thème ?
La caste est perçue comme l’antidote du nationalisme hindou. La politique de la caste et l’Hindutva entretiennent de fait une relation ancienne. Depuis trente ans on observe une dialectique entre les deux. En 1990, le premier ministre de l’époque, V.P. Singh, avait accordé 27 % des places dans le secteur public aux basses castes. C’est à ce moment-là que le BJP a lancé sa campagne en faveur de la reconstruction d’un temple à Ayodhya, à la place de la mosquée qui l’aurait remplacée au XVIème siècle, mobilisant ainsi les Hindous sur un enjeu très populaire.
[Lire notre enquête en images : Ayodhya, le temple de l’élection : en Inde, Modi attaque sa campagne]
Cette stratégie visait à réunifier la communauté hindoue qui se divisait de plus en plus suivant des lignes de caste, et ce contre des Musulmans présentés comme une menace. Cela a bien fonctionné : le BJP, parti de hautes castes s’il en est à l’origine, a créé une banque de votes hindoue qui, en le portant au pouvoir, lui a permis de neutraliser les revendications des basses castes.
Mais aujourd’hui, le modèle atteint certaines limites, faute d’une croissance suffisante pour lutter contre le chômage et la pauvreté. À l’intérieur de l’hindouisme, la caste pourrait donc redevenir une ligne de fracture sociale. L’opposition peine toutefois à s’engouffrer dans cette brèche, certains partis régionaux répugnant à représenter les basses castes, d’autres jouant volontiers la carte d’une promotion de la religion majoritaire, comme AAP.
La masse des agriculteurs est-elle une force de la société susceptible de peser sur les élections ?
Il y a maintenant autant de paysans sans terre que de fermiers en Inde, mais les deux groupes ont partie liée et représentent — avec leurs familles — environ 40 % de la population indienne (nombre de ruraux ne travaillant pas ou plus la terre). Modi a récemment cherché à réformer les marchés agricoles, qu’il considère comme peu efficaces. Les agriculteurs ont vu — non sans raison ! — dans les lois qu’il a fait voter juste après son succès électoral de 2019 une entreprise de privatisation pour permettre aux grands groupes de l’agroalimentaire d’entrer directement en relation avec les paysans. Gautam Adani et Mukesh Ambani ont de fait beaucoup investi dans l’agro-alimentaire et dans la grande distribution — et ont été la cible d’une grande mobilisation rurale qui a duré près de deux ans.
Sous la pression des paysans, Modi a fait marche arrière — il a fini par retirer ces lois. Mais le BJP a perdu le soutien des paysans du Pendjab, grenier à blé et à riz de l’Inde — d’autant plus que pour discréditer les manifestants de religion sikhe, nombreux au Pendjab, le BJP les a traité de « khalistanis » (autrement dit de séparatistes en puissance). Depuis, l’agitation a repris et vient, tout récemment de monter en puissance sur un thème clef : les prix planchers que les paysans voudraient étendre à de nouveaux produits et relever quand ils existent (pour le riz et le blé en particulier).
La question sociale et celle de l’emploi pourraient alors prédominer ?
Oui. Mais là encore, le conditionnel est de mise. Comme les Turcs, les Indiens ne votent pas seulement ni prioritairement sur des enjeux socio-économiques mais aussi, voire surtout, sur des questions identitaires. Il faudrait donc que l’opposition réussisse à valoriser ces enjeux socio-économiques et/ou en proposent une lecture identitaire en les associant aux questions de caste — d’où la demande d’un caste census.
Pour revenir sur les questions identitaires, qu’est-ce qu’un troisième mandat de Modi élu sur un programme aussi explicitement ethnico-religieux pourrait changer dans un pays qui compte 200 millions de musulmans ?
L’on peut s’attendre à un coup d’éclat de plus, comme après les élections de 2019. À l’époque, cela avait été à la fois l’abolition de l’article 370 de la Constitution qui, jusque-là, donnait au Jammu-et-Cachemire une certaine autonomie, et le Citizenship Amendment Act qui rendait les musulmans réfugiés du Bangladesh, du Pakistan et de l’Afghanistan non-éligibles à la citoyenneté indienne. En 2024, dans les semaines qui suivront les élections, Modi pourrait mettre en œuvre un autre article de foi des nationalistes hindous en faisant voter le principe d’un code civil uniforme. Cela consisterait à faire perdre aux minorités le droit d’utiliser leurs lois coutumières ou « personal laws ». Une telle mesure affecterait les musulmans, mais aussi d’autres minorités.
De façon beaucoup plus discrète, Modi pourrait aussi s’attaquer aux chrétiens à travers une des activités phare de cette communauté : l’éducation. Les catholiques — les jésuites, notamment — sont en effet à l’origine des grands colleges de l’Inde. Ces institutions portent d’ailleurs presque toujours un nom de saints : St. Stephen’s à Delhi, St. Xavier’s à Mumbai, St. Ignace de Loyola à Chennai, St. John’s à Agra, etc. Le gouvernement Modi ferait ainsi d’une pierre deux coups : d’abord, cela priverait les chrétiens de ressources financières importantes, cela permettrait ensuite de contenir des lieux d’éducation ne partageant pas l’idéologie du pouvoir. Le mouvement nationaliste hindou est bien sûr intéressé par le pouvoir politique, mais son objectif principal est de changer la société et d’éliminer des systèmes de valeurs rivaux de leur vision de l’hindouisme, comme le christianisme et ses idées d’égalité dont certains membres des basses castes ont profité, au point parfois de se convertir. Les chrétiens sont parfois accusés de remettre en cause l’ordre social, les jésuites en particulier du fait des mouvements hérités de la théologie de la libération.
Dans un contexte aussi verrouillé, de quels outils disposons-nous pour suivre les dynamiques électorales et d’opinions ?
C’est devenu très difficile. Nous sommes face à un vrai déficit d’enquêtes d’opinion. Il y en a très peu et elles sont souvent menées à partir d’échantillons très réduits. Un seul institut peut être considéré comme fiable même si son échantillon de référence est petit car il possède une telle expérience qu’il se trompe rarement. Il s’agit du Center for the Study of Developing Societies (CSDS) et de sa cellule d’enquête d’opinion appelée Lokniti — mais leur sondage sera publié assez tard. Peu de sondages nous aident, en général, à anticiper les résultats d’une élection en Inde. Un grand nombre d’enquêtes auront néanmoins lieu car c’est un « business » ; il ne faudra pas leur accorder trop de crédit…
Dans ce que vous décrivez du paysage politique indien dans cette grande élection, on a l’impression qu’aucun débat n’est possible, à aucune échelle. Y a-t-il des pôles où la discussion peut quand même avoir lieu ?
Il n’y a plus guère de débat, ni dans les médias, ni au parlement. S’il subsiste des médias d’opposition — surtout en ligne ou sur YouTube —, ce ne sont pas davantage des lieux d’échanges d’idées que les médias dits « mainstream » qui ont perdu tout esprit critique. Même les think tanks ne sont plus indépendants. Le dernier d’entre eux vient de disparaître, c’était le Center for Policy Research, une magnifique institution, forte de 200 chercheurs, à qui on a interdit de recevoir de l’argent de l’étranger et qui a donc dû mettre la clé sous la porte.
Et dans les universités ?
Ce n’est guère mieux. Étonnamment, les universités privées se révèlent encore plus faciles à contrôler que les universités publiques. Elles reposent sur les financements d’hommes d’affaires qui dépendent directement du pouvoir pour leurs autres activités. Il suffit pour le gouvernement de faire passer un message aux présidents d’université : « si l’institution que vous financée ou que vous avez créée embauche ou garde dans ses rangs un académique qui critique le pouvoir, vous n’aurez pas les autorisations dont vous avez besoin pour investir, pour importer, etc. » : c’est radical, mais efficace. C’est de cette manière que le pouvoir a réussi à mettre au pas certains départements de l’université Ashoka, tellement prometteuse il y a 10 ans… Bien des membres de son département de science politique sont partis. Et le département d’économie ne se porte pas beaucoup mieux. Les universités privées ne feront peut-être bientôt plus ni de sciences humaines ni de sciences sociales dignes de ce nom car il est devenu trop compliqué pour elles de recruter des enseignants faute de défendre la liberté académique.
Sur la scène mondiale, en particulier depuis le dernier sommet de BRICS, l’Inde est devenue la puissance dont on se dispute l’amitié. Avec quels outils conceptuels et quelles références historiques pouvons-nous essayer de comprendre la doctrine Modi ?
Il faut partir ici de l’héritage bien connu du non-alignement, qui a débouché sur ce que le ministre indien des Affaires étrangères, S. Jaishankar appelle le « plurilatéralisme » ou que d’autres dénomment le multi-alignement. Ces deux dernières politiques ont un point commun : le fait de ne pas prendre parti, de n’être associé à aucun camp et de faire affaire avec tout le monde en fonction d’intérêts sectoriels : Poutine, Biden, Macron — chacun son tour. Cette doctrine est bien différente du non-alignement de Nehru qui visait à offrir une troisième voie, ce qui permettait à l’Inde de servir de médiateur — pendant la guerre de Corée ou celle d’Indochine par exemple. Aujourd’hui, Modi ne souhaite pas que l’Inde serve de médiateur. Certains se sont imaginé qu’il allait pouvoir intercéder entre Poutine et Zelensky. Mais l’Inde actuelle ne veut pas prendre le risque de s’aliéner qui que ce soit afin de faire affaires avec tout le monde. Du coup, elle se réfugie souvent dans l’abstention à l’ONU, quand il y est question de la guerre d’Ukraine, par exemple. Cela pose d’ailleurs une question quant à sa candidature à un siège de membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations unies car pour participer à la gouvernance mondiale, l’abstention systématique risque de ne pas suffire.
Intrinsèquement, l’Inde n’a donc pas d’alliés. Elle n’a que des partenaires. C’est pourquoi le pari de l’Occident à son endroit me paraît mal informé et risqué : ménager l’Inde en permanence, lui reconnaître le titre de démocratie à chaque visite officielle, ne pas s’émouvoir de sa proximité de la Russie etc. reflète sans doute — espérons le — plus que des intérêts commerciaux (en termes de ventes d’armes notamment), et renvoie même à l’espoir de la voir un jour se tourner vers l’Occident pour, en particulier, contrebalancer la Chine. Mais éprouvera-t-elle un jour le désir de défendre l’ordre libéral international dont elle ne partage pas toutes les valeurs — loin s’en faut — et en aura-t-elle les moyens ? C’est l’excellente question qu’a récemment posée Ashley Tellis — et qui n’a pas été assez discutée dans les capitales occidentales toujours aussi occupées à courtiser New Delhi11.
Comment la doctrine du plurilatéralisme se projette-t-elle géographiquement ?
La géographie joue un rôle important dans la mesure où l’on est entrés dans l’ère de l’Indopacifique, dont le mot d’ordre est simple : il faut résister à la Chine. L’Inde admet — à reculons — que cette priorité des Occidentaux rejoint sa préoccupation essentielle. Cette prise de conscience s’est faite par étapes : un palier majeur a eu lieu en 2020 quand les attaques de la vallée de la Galwan12 se sont soldées par la mort de vingt soldats indiens. Les Indiens se sont alors résignés à reconnaître que le Quad pouvait avoir une dimension ministérielle, ce qui n’était pas le cas auparavant où ils étaient restés très en retrait13. Delhi avance toutefois sur une ligne de crête car le pays se rapproche de l’Occident tout en essayant de ne pas s’aliéner la Chine.
Car l’Inde dépend considérablement de Pékin. Son déficit commercial abyssal avec la Chine — 118 milliards de dollars l’an dernier— n’est pas lié qu’aux importations de biens de consommation mais aussi d’intrants nécessaires à son économie. L’Inde ne serait par exemple pas aussi bien positionnée dans l’industrie du médicament générique si une bonne partie des principes actifs ne venait pas de Chine.
N’essaye-t-elle pas de sortir de cette dépendance ?
Sur le papier, bien sûr. Mais c’est trop cher. L’Inde souffre ici d’un sous-investissement en matière de recherche et développement. L’investissement en général ne cesse de décroître et l’industrie est en déclin : sa part dans le PIB s’érode pour ne plus être aujourd’hui que de l’ordre 15 %. Sans investissement dans l’industrie, ni R&D, s’émanciper de la Chine sera difficile. L’Inde espère que les multinationales invitées à quitter la Chine par les puissances occidentales s’installeront chez elle, mais les effets de ce « decoupling » ou « derisking » tardent à se faire sentir ; le Viet Nam en profite davantage pour le moment.
Par ailleurs, la Chine fait peur et New Delhi ne veut donc pas entrer dans un rapport de confrontation. Si l’Inde investit dans une stratégie indopacifique, elle ne prendra pas facilement partie pour l’Occident contre la Chine en cas de coup dur, à Taïwan ou ailleurs.
Quel type d’impact ce positionnement peut-il avoir sur l’élection ?
La dimension géopolitique sera un élément non négligeable de la campagne. Ce que le BJP va mettre en avant, c’est combien Modi « has made India great again ». C’est l’un de ses grands atouts : à chaque sommet, à chaque voyage à l’étranger, les chaînes de télévision tournent en boucle en le montrant dans les bras de tous les grands de ce monde. Les réseaux sociaux se saisissent par voie de memes de son amitié affichée avec Macron, Biden, Poutine, Meloni…
Le pays est sujet à un tel déficit de confiance en soi, que ce genre de signaux joue un rôle clef au niveau de la psychologie collective, complétant. L’affaire du temple de Ram Mandir à Ayodhya par laquelle Modi a ouvert sa campagne et qui est présentée comme une victoire permettant aux Hindous de se venger de siècles de domination musulmane.
Quel est le rôle de l’oligarchie financière dans l’équilibre politique indien et en particulier pour Modi ?
Modi a su construire autour de sa personne une véritable économie politique. Ce modèle vaut d’ailleurs pour tous les populistes : ce que fait Orban avec les hommes d’affaires est très comparable. Contrairement à ce qu’on peut croire, c’est un système qui marche à l’élection et il faut donc d’importantes ressources pour remporter les scrutins. Le régime est autoritaire, mais repose sur des élections : c’est vrai pour Erdogan, c’est vrai pour Orban, c’est vrai pour Modi ; cela a été vrai pour Trump — et le sera peut-être en novembre —, cela a été vrai pour Bolsonaro, cela été vrai pour Netanyahu… Certains perdent les élections, mais ils n’ont pas le choix, il faut qu’ils en passent par là sans quoi ils n’ont pas la légitimité nécessaire pour se présenter comme l’incarnation du peuple en marche.
Or pour gagner les élections, il faut beaucoup d’argent. D’où la loi sur les obligations électorales, qui a été promulguée pour concentrer l’argent qui vient des oligarques. Une demi-douzaine de grandes entreprises sont connues pour cultiver une relation clientélaire avec le pouvoir : on connaît bien sûr le groupe de Gautam Adani, mais on peut aussi citer ceux de Mukesh Ambani, Anil Ambani, Ratan Tata, Essar…
Cela faisait déjà partie du modèle gujarati. Car Modi a élaboré cette stratégie lorsqu’il était ministre en chef du Gujarat. Si Gautam Adani a acquis autant d’importance aujourd’hui, c’est parce qu’il a été le premier à proposer ses services à Modi au début des années 2000 lorsque ce dernier était plutôt isolé.
L’Inde est aussi un hub informatique mondial au niveau des services. Elle a également développé sa stratégie nationale sur le numérique, baptisée Digital India. Comment Modi mobilise-t-il cette thématique ?
Les ressources humaines de l’Inde dans ce domaine lui donnent un fort avantage comparatif. Les grandes compagnies comme TCS, Infosys, Wipro, Mahindra-Satyam sont le back-office mondial de quantité d’entreprises internationales. Une hypothèque commence toutefois à peser sur ce secteur : l’automatisation, qui lui fait perdre des dizaines milliers d’emplois depuis quelques temps. Les Indiens ne sont peut-être pas parvenus à remonter suffisamment dans la chaîne de valeurs — en raison du déficit en recherche et développement pour échapper aux effets de l’automatisation qui concerne bien sûr les tâches les plus simples.
Le projet Digital India que promeut Modi a officiellement pour but la bonne gouvernance. Selon le langage du pouvoir, la gouvernance digitale est la nouvelle image de marque du pays, qui pourrait notamment permettre des transferts de savoir-faire Sud-Sud. En somme, l’Inde aiderait le reste du monde à mieux se gouverner pour moins cher. Son projet-phare est la fameuse India Stack, une méga-plateforme censée faire entrer toute la population de l’Inde dans l’ère numérique. Sa pierre fondamentale s’appelle Aadhaar — littéralement, « la base »14. Il s’agit d’un système d’identification biométrique pour lequel l’Inde déclare avoir déjà enregistré plus de 1 milliards 300 millions d’individus. C’est aussi un produit d’exportation vers des pays du Sud.
Or les fuites de données personnelles sont monnaie courante et il s’agit d’un instrument de surveillance potentiel d’autant plus puissant que l’Inde ne s’est pas dotée d’une loi de protection des données personnelles très efficace. L’agence qui gère l’Aadhaar n’est en outre pas indépendante du gouvernement — qui a la possibilité d’accéder aux données personnelles au nom de la sécurité nationale. Cela va probablement poser un problème pour la négociation d’un traité de libre-échange avec l’Union Européenne du fait de son RGPD.
Quelle était l’idée initiale : le contrôle ou la lutte contre l’économie informelle ?
Cette base a été créée quand Nandan Nilekani, cofondateur d’Infosys, a eu l’idée que data was the new oil — une idée qui a fait florès à Bangalore, la Silicon Valley de l’Inde. Nilekani a ensuite réussi à persuader le gouvernement de Manmohan Singh d’enregistrer les dix empreintes digitales et les deux iris de l’oeil de tous les Indiens avec un argument massue : ce sera la meilleure façon de s’assurer que les subventions et les aides sociales échappent à la corruption due aux fuites dans un circuit jusque là trop peu direct.
Or on n’a toujours pas la preuve que le circuit court passant par l’identification biométrique des bénéficiaires fait faire des économies à l’État. En revanche, on a la preuve que ce système prive certaines personnes d’un accès facile à leurs subsides, soit parce que la connexion Internet n’est pas bonne, soit parce que leurs empreintes sont totalement effacées, soit parce qu’ils ont un problème de vue qui rend la lecture de l’iris difficile… Les failles du système, décorrélé des registres d’état-civil auxquels il était censé se substituer, sont nombreuses. En outre, des réseaux de data brokers se sont constitués pour tirer parti de l’idée initiale : data is the new oil.
Au-delà, Aadhaar ouvre la voie à des formes de surveillance, dès lors que les fichiers se multiplient et peuvent être connectés. C’est avec un numéro Aahdaar qu’on ouvre par exemple son compte bancaire ou sa ligne téléphonique, qu’on remplit sa feuille d’impôt, qu’on cotise puis qu’on touche sa retraite… Un tel dispositif suscite des inquiétudes nouvelles au moment où Amit Shah, le ministre de l’Intérieur de Modi, investit dans la reconnaissance faciale pour assurer la sécurité du pays. Aahdaar est typique d’un produit dual : d’un côté, le système a été présenté à la Banque Mondiale comme un modèle de la bonne gouvernance ; de l’autre, c’est un instrument de surveillance à fort potentiel.
Sources
- Le Bharatiya Janata Party, parti nationaliste hindou au pouvoir.
- Atal Bihari Vajpayee, ancien premier ministre indien et fondateur du BJP.
- Le Congrès National Indien est le parti de l’indépendance que le Mahatama Gandhi a restructuré dans les années 1920 et qui a dominé la vie politique de l’indépendance de 1947 aux années 1970.
- Le Gujarat est une région du nord-ouest de l’Inde. Sur ce que recouvre vraiment la notion de « modèle gujarati », voir Christophe Jaffrelot, Gujarat under Modi. Laboratory of today’s India, London, Hurst et New York, Oxford University Press, 2024.
- En 2022-2023, Rahul Gandhi, après avoir démissionné de la présidence du Congrès National Indien, avait accompli une marche du Sud au Nord pour l’unité de l’Inde, la Bharat Jodo Yatra, pour protester contre les politiques du gouvernement de Modi. En 2024 à l’occasion des élections, il a accompli une Bharat Jodo Nyay Yatra, une marche d’Est en Ouest pour l’Unité et la Justice de l’Inde, qui s’est terminée en mars à Mumbai.
- Nitish Kumar est le chef du Janata Dal (United), un parti du nord-est de l’Inde qui s’est longtemps allié au BJP.
- L’Indian National Developmental Inclusive Alliance (I.N.D.I.A) est la coalition d’opposition menée par le Congrès National Indien.
- Le Samajwadi Party est un parti socialiste indien principalement ancré dans l’Uttar Pradesh, région du nord de l’Inde.
- Le Shiv Sena est un parti ultranationaliste hindou implanté dans l’État du Maharashtra, longtemps allié avec le BJP.
- Le capitalisme de connivence en Inde sous Narendra Modi, Paris, CERI, 2018, 47 p. (« Les Etudes du CERI », n° 237). (http://www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/le-capitalisme-de-connivence-en-inde-sous-narendra-modi).
- Ashley Tellis, « America’s Bad Bet on India. New Delhi Won’t Side With Washington Against Beijing », Foreign Affairs, 1er mai 2023.
- Affrontement frontalier entre la Chine et l’Inde en juin 2020.
- Alliance militaire de dialogue entre les États-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde.
- Nicolas Belorgey et Christophe Jaffrelot, L’identification biométrique de 1,3 milliard d’Indiens. Milieux d’affaires, État et société civile, (« Les Etudes du CERI », n° 251, 2020).