On a longtemps parlé de l’Inde comme de « la plus grande démocratie du monde ». Est-ce encore le cas ? 

Non si on adopte les critères la démocratie libérale. Les qualificatifs qu’on utilise pour décrire l’Inde actuelle sont plutôt ceux de « démocratie illibérale » ou de « démocratie ethnique ».

La démocratie illibérale est une démocratie où le peuple vote, où l’on conserve le volet démotique de la démocratie, où les élections sont concurrentielles et où le leader prend le risque de perdre — comme on l’a vu récemment avec Erdogan, puisque la Turquie est un autre exemple de démocratie illibérale. C’est également le cas de Netanyahou qui a perdu des élections avant de gagner à nouveau. En Inde, la dimension concurrentielle des élections est néanmoins considérablement affaiblie.

Pourquoi les élections ne sont-elles plus aussi équitables qu’elles l’étaient ?

Pour deux raisons principales. Premièrement, les sommes d’argent dont dispose Modi pour les disputer sont sans commune mesure avec ce que l’opposition peut mobiliser. D’après une ONG particulièrement efficace et rigoureuse, Association for Democratic Reforms (ADR)1, en 2014 et à nouveau en 2019, Modi a dépensé le double de toute l’opposition réunie — soit autour de 3,5 milliards de dollars. C’est évidemment lié au fait qu’il est financé par des oligarques qui participent de l’économie politique de ce régime. Or le régime a permis ces financements de la vie politique grâce à une loi, dite des electoral bonds, qui permet à quiconque de donner anonymement de l’argent à un parti.

Deuxièmement, les médias indiens sont largement contrôlés par le pouvoir, en tout cas les médias dits mainstream, c’est-à-dire essentiellement les chaînes de télévision, qui sont maintenant la propriété d’amis du pouvoir et d’oligarques. New Delhi Television Ltd (NDTV) vient d’ailleurs de passer dans le giron de Gautam Adani, l’oligarque en chef du régime de Narendra Modi. La couverture médiatique des campagnes électorales est par conséquent complètement déséquilibrée. Il n’y a pas de prime time pour les opposants alors que Modi sature l’espace public, tant sur les réseaux sociaux que sur les médias traditionnels.

Les qualificatifs qu’on utilise pour décrire l’Inde actuelle sont plutôt du côté de la « démocratie illibérale » ou de la « démocratie ethnique ».

Christophe Jaffrelot

Dans ce contexte, comment qualifieriez-vous au plan formel, le régime actuel de Modi ?

Au-delà de l’absence de véritable concurrence lors des élections, on observe en Inde un tournant autoritaire qui se renforce entre chaque élection. C’est pourquoi je préfère parler « d’autoritarisme électoral » plutôt que de « démocratie illibérale », une formule par trop euphémisée.

Dans quels lieux s’exprime cet autoritarisme ?

Sa première caractéristique, c’est la désinstitutionalisation du régime né de la Constitution de 1950, et notamment du système judiciaire. Dans les régimes d’autoritarisme électoral, l’indépendance de la justice fait partie des cibles privilégiées. Ainsi, Orban, Kaczynski ou Netanyahou, ont tous pris pour cibles les juges à un moment ou à un autre.           

Modi les a attaqués dès sa prise de pouvoir en 2014. La première loi qu’il fait passer au Parlement est en effet un amendement constitutionnel qui vise à changer le mode de nomination des juges à la Cour suprême indienne. La Cour suprême indienne avait, à l’époque, une réputation absolument remarquable. Il n’y avait aucune institution judiciaire dans le monde à être à ce point indépendante, ceci du fait, en partie, que les juges indiens de la Cour suprême sont nommés par un collège constitué de magistrats et que leurs décisions étaient, jusque-là, respectées – ce qui tranche même avec le modèle américain, où l’on a vu le Président Trump nommer des juges à sa main à la Cour suprême. Une telle chose aurait été impossible en Inde.          

Modi voulait mettre en place une réforme consistant à créer un nouveau conseil de cinq personnes chargées de désigner les nouveaux juges à la Cour suprême où il n’y aurait eu que deux magistrats. La Cour Suprême a empêché ce coup de force mais depuis, le gouvernement se venge en laissant les juges sélectionner les juges, sans pour autant les nommer quand leur choix lui déplaît. En effet, une fois le juge sélectionné, il faut que le gouvernement valide sa nomination…

Au-delà de l’absence de véritable concurrence lors des élections, on observe en Inde un tournant autoritaire qui se renforce entre chaque élection. C’est pourquoi je préfère parler « d’autoritarisme électoral » plutôt que de « démocratie illibérale », qui est un euphémisme.

Christophe Jaffrelot

Où en est-on aujourd’hui ?

Concrètement, cela a conduit à une situation où un grand nombre de postes de juges est resté vacant… La Cour suprême a fini par rendre les armes. Elle a cessé de s’opposer au pouvoir  ; elle a sélectionné des juges au goût du gouvernement Modi et a cessé de prendre des décisions qui lui soient défavorables.

Aujourd’hui la Cour suprême ne s’oppose plus au pouvoir  : soit elle valide les décisions de l’exécutif, même lorsqu’elles sont illégales, soit elle s’abstient de se prononcer.

Deux exemples illustrent cette situation. En 2019, on a aboli l’article 370 dont découlait l’autonomie de l’État du Jammu-et-Cachemire depuis 1950. L’affaire a été portée devant la justice en 2019, mais la Cour suprême ne s’est toujours pas prononcée sur la question.

De même, la loi sur la citoyenneté — le Citizenship Act, la loi emblématique de la citoyenneté à l’indienne qui n’était pas fondée sur la religion, ni sur aucun critère ethnique – a été amendé de sorte que seuls les non-musulmans réfugiés en Inde en provenance du Bangladesh, de l’Afghanistan, et du Pakistan soient éligibles à la citoyenneté indienne. Dans cette réforme, la religion devient le critère d’accès à la citoyenneté pour la première fois dans l’histoire de l’Inde. Cela va complètement à l’encontre du préambule de la Constitution qui se dit séculariste — c’est donc un amendement illégal sur le fond.

C’est pour cela que je parle d’autoritarisme électoral : il y a des élections, certes, mais l’État de droit est en voie de disparition.

Il y a des élections, certes, mais l’État de droit est en voie de disparition.

Christophe Jaffrelot

Vous avez aussi parlé de « démocratie ethnique » pour décrire l’Inde de Modi. Quelles sont les caractéristiques de ce tournant ethnique du régime indien ?

La notion de démocratie ethnique a été inventée par un politiste israélien, Sammy Smooha pour décrire le système politique en Israël2. En Inde, il y a des élections, mais les musulmans sont des citoyens de seconde zone : on ne veut plus que des musulmans épousent des hindoues, que des musulmans habitent dans des quartiers mixtes ou que des fermiers musulmans achètent des bovins.

En outre les lynchages de fermiers musulmans accusés d’amener des bovins à l’abattoir se sont multipliés depuis 2014. Derrière cette violence se trouvent des armées privées qui se qualifient de « vigilantistes ». Les vigilantistes mettent en œuvre une police culturelle pour que la majorité se fasse justice elle-même — et, concrètement, terrorisent les musulmans.

Cette démocratie ethnique de fait se transforme, de plus en plus, en une démocratie ethnique de droit. J’ai cité la loi sur la citoyenneté, mais les exemples abondent. Dans certains États dirigés par le Bharatiya Janata Party — BJP, « Parti indien du peuple », le parti de Narendra Modi3 — des lois rendent les mariages inter-religieux très difficiles, voire impossibles. Un peu sur le modèle israélien, où, pour se marier en dehors de sa communauté, il est nécessaire d’aller à Chypre. De même, la conversion devient quasiment impossible en Inde où elle requiert l’autorisation du préfet. 

Si on combine autoritarisme électoral et démocratie ethnique, cela donne un nouveau régime. D’ailleurs, les membres du BJP ne s’en cachent pas et considèrent que l’Inde est désormais entrée dans une « deuxième République ».

Si on combine autoritarisme électoral et démocratie ethnique, cela donne un nouveau régime, un nouveau type de pacte social : les membres du BJP ne s’en cachent pas et considèrent que l’Inde est désormais entrée dans une « deuxième République ».

Christophe Jaffrelot

Voilà pour la dimension « formelle » de ce régime autoritaire, mais cette structure est au service du projet politique de Modi : va-t-il se radicaliser ?

Tout d’abord, il existe une opposition. Elle ne vient pas principalement des institutions qui sont à genoux mais des forces politiques qui se concentrent dans les États de l’Union indienne. C’est là une donnée fondamentale pour comprendre l’Inde : c’est une fédération d’États, des Etats qui ont un pouvoir considérable. Aujourd’hui, le BJP n’a le pouvoir que dans un tiers de ces États fédérés et a beaucoup de mal à le conserver. Il a par exemple perdu le Karnataka4 le mois dernier au profit du Congrès national indien5. Cela s’explique du fait que si Modi reste populaire grâce à un charisme très particulier, le BJP, lui, n’est pas populaire.

Le parti continue d’être fort dans le Nord et l’Ouest, notamment dans l’Uttar-Pradesh6 et dans le Gujarat7, mais dans le Sud, en revanche, il a perdu tous les États. De même, dans la périphérie de l’Est, le BJP n’a toujours pas conquis le Bengale-occidental8 et l’Odisha9 ; dans la périphérie du Nord, le BJP est affaibli dans le Jammu-et-Cachemire et dans le Penjab10 où les Sikhs sont en majorité. Par conséquent, pour répondre à votre question, la variable la plus importante à prendre en considération tient à la capacité de résistance des opposants dans le cadre fédéral.  Le BJP fera sans doute face à des forces politiques très mobilisées en 2024.

Justement : comment le parti de Modi aborde-t-il cette échéance électorale ?

Je vois deux scénarios possibles.

Soit le BJP se trouve à la tête d’une coalition et doit pour cela diluer son idéologie et son discours. Au contraire, s’il parvient à remporter une majorité aussi large qu’en 2019, il sera conforté dans son élan. Si Modi remporte encore une large majorité, un durcissement est en effet fort possible. Il souhaite par exemple mettre en œuvre un code civil uniforme pour toutes les communautés religieuses, afin d’empêcher que les minorités continuent à bénéficier de ce qu’on appelle leur «  loi personnelle  ». C’est vrai pour les musulmans et d’autres communautés, notamment aborigènes.

Modi lui-même est populaire parce que c’est un national-populiste par excellence, avec un charisme très particulier. Le BJP, lui, n’est pas populaire.

Christophe Jaffrelot

En face, comment l’opposition se structure-t-elle ? 

L’opposition essaye de reconstituer l’unité dont elle jouissait jusqu’en 2014.

Par rapport à 2019, Rahul Gandhi s’est affirmé. La grande marche qui l’a conduit du Sud de l’Inde jusqu’au Cachemire — 4000 kilomètres  ! — pendant plusieurs mois, lui a permis de venir à la rencontre des Indiens, et des cadres du parti — parce que le Congrès a aussi renouvelé ses cadres en organisant pour la première fois depuis les années 1970, des élections internes.

Il y a désormais un leader à la tête du premier parti d’opposition. Cette situation oblige les autres partis à se positionner par rapport à lui et les pousse à former à nouveau un front uni. Par exemple, Nitish Kumar, le chef de l’État du Bihar qui est le deuxième État le plus peuplé d’Inde — 105 millions d’habitants — s’est dit prêt à rallier une coalition dont le Congrès serait le fer de lance. C’est le début d’un processus qui est prometteur mais commence un petit peu tard car l’opposition n’a plus que six mois pour se structurer…

Il y a désormais un leader à la tête du premier parti d’opposition. Cette situation oblige les autres partis à se positionner par rapport à lui et les pousse à former à nouveau un front uni.

Christophe Jaffrelot

Qu’est-ce qui pourrait changer la donne ?

On ne sait encore si Rahul Gandhi va faire une autre marche qui le conduirait de l’Ouest à l’Est de l’Inde cette fois. Une telle marche serait à mon avis déterminante — et ce d’autant plus qu’il y aura des élections au Madhya Pradesh, au Rajasthan et au Chhattisgarh en décembre. Ce sont trois États très importants qu’il traverserait s’il faisait une marche de l’Ouest à l’Est.

En somme, il reste beaucoup de points d’incertitude, mais on constate une dynamique liée au désir des autres Partis de s’allier au Congrès pour résister à Modi.

Quelle est la stratégie de Modi en réponse ?

Le seul programme du BJP, c’est Narendra Modi. Modi trouve à chaque fois des enjeux, des thèmes qui font la différence. En 2019, c’était l’attentat du Pulwama, l’attaque d’une colonne de militaires indiens qui se dirigeait vers le Cachemire. Cet attentat islamiste avait causé la mort de cinquante personnes et suscité en réaction des frappes aériennes contre le Pakistan. L’élection s’est gagnée là-dessus, sur le thème de «  Modi protecteur des hindous  ».

En 2024, il va certainement jouer la carte du Temple d’Ayodhya. Le Temple sera sans doute inauguré en pleine campagne électorale. Modi est également en train de lancer un programme pour donner non plus une bonbonne de gaz à chaque famille indienne comme avant le scrutin de 2019, mais un robinet à chaque famille. Cela ne veut pas dire qu’il y aura de l’eau, mais il y aura un robinet ! Modi a une capacité extraordinaire à donner du corps à l’idée d’État-providence et à matérialiser sa relation aux électeurs : il va mettre en œuvre le même type de stratégie de marketing mais avec de nouveaux produits. Il est à cet égard très bien conseillé par de grandes firmes de «  public relations  » qui proposent des kits « clefs-en-main » à tous les nationaux populistes du monde entier.

Nous avons commencé à effleurer le « sujet Adani ». Pourriez-vous revenir sur le rôle des oligarques dans la campagne et sur la relation que Modi a construite dans le temps avec des grands groupes industriels, économiques et médiatiques ?

Le milliardaire le plus généreux avec Modi est évidemment Gautam Adani. Pour comprendre son rôle, il faut revenir sur sa trajectoire.

En 2002, il n’est qu’un petit patron de PME ou peu s’en faut. Mais il défend Modi contre les autres patrons à la suite du pogrom antimusulman qui ravage l’État du Gujarat, dont Modi est le dirigeant à l’époque. Il continue de capitaliser sur cette décision. Ayant misé sur Modi, Adani obtient un retour sur investissement immédiat. Dès 2003, il se voit octroyer une Special Economic Zone (SEZ) incroyablement prometteuse — le port de Madras — qui en dix ans devient le premier port de commerce de l’Inde.

À partir de là, Adani accumule les succès. Quand Modi devient Premier ministre, Adani est le bénéficiaire de bien des privatisations. C’est pourquoi le terme d’oligarque le décrit si bien. Le cas indien ressemble à ce stade au modèle russe post-soviétique : si un aéroport ou un port est privatisé, il y a de fortes chances pour que sa gestion revienne à Adani. Il possède maintenant six aéroports, y compris celui de Bombay, l’un des tous premiers aéroports de l’Inde, alors qu’il n’avait jamais opéré un aéroport de sa vie — et qu’il le fait d’ailleurs très mal.

Le cas indien ressemble à ce stade au modèle russe post-soviétique des années 1990 : si un aéroport ou un port est privatisé, sa gestion revient à Adani.

Christophe Jaffrelot

En ce qui concerne l’affaire Hindenburg, aucun des régulateurs n’a le courage de mener l’enquête. Même la Cour suprême vient de dire qu’elle ne disposait pas de suffisamment d’éléments ou de preuves. Il y aura un procès en appel mais il est difficile de dire ce qu’on peut en attendre.

À ce propos, la justice s’est également montrée complice du pouvoir lorsqu’elle a disqualifié Rahul Gandhi après qu’il a été condamné à deux ans de prison pour avoir dit « Tous les Modi sont des voleurs » dans un meeting électoral. Un certain M. Modi, un quidam homonyme, avait alors porté plainte contre Rahul Gandhi et le tribunal de Surat l’avait condamné à deux ans de prison. Après avoir fait appel, la Haute Cour du Gujarat avait validé la condamnation, ce qui fait perdre son siège à Rahul Gandhi au Parlement.

Cela rejoint la question des oligarques, car Rahul Gandhi était le seul à parler d’Adani au Parlement. Or Modi craint ce genre de mise en cause, car il ne veut pas être perçu comme le Premier ministre des riches alors qu’il se présente comme un homme du peuple.

Cette affaire va cependant, très probablement, être vite oubliée et ne sera pas un thème de la campagne de 2024, d’autant plus qu’il n’y a pas de médias pour lui faire écho, à part The Wire et Scroll.

Voilà pour la politique intérieure. Comment qualifier la diplomatie de Modi : multi-alignement, nouveau non-alignement ?

Le terme que j’utiliserais est celui que le Ministre des affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, privilégie : le plurilatéralisme.

Ce concept rompt avec le non-alignement, qui donnait à l’Inde une stratégie fondée en valeurs :  il s’agissait de refuser la logique des blocs (tant soviétique qu’occidental) au nom d’un idéal pacifiste et d’une idéologie afro-asiatique, tiers-mondiste. Le plurilatéralisme, lui, défend seulement des intérêts et consiste donc à s’adresser, en fonction des sujets, à la Russie, aux États-Unis, à l’Europe, ou à la Chine. En fait, le plurilatéralisme est un nationalisme realpolitik reposant sur l’idée que le monde est multipolaire, et pour longtemps.

Le plurilatéralisme est un nationalisme — une manière de faire de la realpolitik nationale qui repose sur l’idée que le monde est multipolaire, et cela pour longtemps. 

Christophe Jaffrelot

Quelles sont les limites ou les contradictions de cette « doctrine Jaishankar » ?

La limite de la stratégie plurilatéraliste est double. Premièrement, depuis le 24 février 2022, le monde est de plus en plus bipolaire et ne pas choisir son camp devient de plus en plus difficile. La guerre en Ukraine a deux conséquences pour l’Inde. Premièrement, elle affaiblit la Russie au point où l’Inde ne peut plus se fournir en armes auprès d’elle comme avant. C’est en partie pour cela que la France devrait enregistrer de nouvelles commandes en provenance de New Delhi. Modi et l’Inde sont d’autant plus intéressés à se fournir auprès des Français qu’ils veulent diversifier leurs sources d’approvisionnement militaire et ne veulent surtout pas se fournir principalement auprès des Américains et des Israéliens. Deuxièmement, l’affaiblissement de la Russie renforce la Chine de telle sorte que celle-ci pourrait devenir le parrain des Russes. Pour l’Inde, c’est un funeste scénario, son premier fournisseur d’armes risquant de se trouver inféodé au principal ennemi du pays.

L’autre limite du plurilatéralisme tient précisément à l’affirmation de la Chine sur la scène internationale. La Chine encercle l’Inde : du Népal au Sri Lanka en passant par le Bangladesh, le Myanmar et évidemment le Pakistan. Qui plus est, l’Inde est très dépendante de la Chine qui est son premier partenaire commercial. L’économie indienne ne tourne pas aussi bien si elle n’a pas les intrants chinois. Le déséquilibre entre l’Inde et la Chine est colossal : il y a un écart de 1 à 6 en termes de PNB par tête. Enfin, la Chine a une industrie de défense — à l’inverse de l’Inde, qui importe l’essentiel de son matériel et souffre donc d’une grande dépendance vis-à-vis du reste du monde, sauf bien sûr dans le domaine balistiques.

L’Europe et les États-Unis pourraient-ils tirer parti de cette situation ?

Dans un contexte où la Russie est affaiblie et la Chine renforcée, l’Inde n’a pas beaucoup de choix pour défendre ses intérêts, sinon de se tourner vers les Occidentaux. On verra si les Occidentaux utilisent ce levier pour demander à New Delhi de faire plus en matière de démocratie. Les Occidentaux auront en tout cas les moyens de faire bouger les lignes, compte tenu de la tendance lourde que j’ai décrite..

Dans un contexte où la Russie est affaiblie et la Chine renforcée, l’Inde n’a pas beaucoup de choix pour défendre ses intérêts, sinon de se tourner vers les Occidentaux.

Christophe Jaffrelot

Cela nous conduit, précisément, à la visite de Modi pour la fête nationale française, ce 14 juillet. Pourriez-vous revenir sur les raisons qui ont conduit à cette invitation et sur sa signification pour les relations franco-indiennes ?

Pour expliquer une visite comme celle-ci, il faut combiner le temps long et le temps court.

Depuis les années 1970, la France et l’Inde sont des partenaires stratégiques particulièrement alignés. Les deux pays croient à l’autonomie stratégique, même si la France est dans l’OTAN tandis que l’Inde refuse de se lier les mains en rejoignant quelque alliance que ce soit. La France a utilisé cette marge de manœuvre pour venir au secours de l’Inde lorsque les Américains lui ont imposé des sanctions suite à ses essais nucléaires de 1974, et de 1998  : les Français, eux, n’imposent aucune sanction. Dans les années 1970-80, Paris, au contraire, prend le relais de Washington pour fournir New Delhi en uranium enrichi let permettre que fonctionne sa centrale nucléaire de Tarapur. Dans la foulée, les Indiens voulant diversifier leurs sources d’armement, ils achètent en 1982 des Mirages à la France.

En 1998, Chirac se rend à New Delhi pour conclure un partenariat stratégique avec l’Inde qui renforce cette dimension militaro-industrielle. Dans la foulée, les négociations s’engagent pour les sous-marins Scorpène : six sont vendus en 2005. Enfin, la négociation s’engage pour les Rafales et 36 sont vendus en 2015. La vente d’armes est alors l’un des moteurs de la diplomatie française dans un contexte où le déficit commercial se creuse et où le ministère de la Défense fait de plus en plus la politique étrangère de la France.

Dans le temps long, la France et l’Inde sont des partenaires stratégiques particulièrement alignés.

Christophe Jaffrelot

La sécurité est donc le moteur de la relation franco-indienne, sur le plan des équipements militaires, mais aussi sur le plan stratégique, parce que ces deux pays, la France et l’Inde, ont des intérêts communs dans l’océan Indien. La France est puissance résidente de l’océan Indien, avec plus d’un million de ressortissants. La Chine inquiète la France dans cette région, tout comme elle fait peur à l’Inde. Cette crainte partagée est en toile de fond du voyage d’Emmanuel Macron en Inde de 2018 et explique en partie la signature, pendant ce voyage, d’un accord d’accès mutuel aux bases militaires françaises et indiennes.

En somme, la relation franco-indienne est déterminée par des conditions géostratégiques structurelles et les liens que crée la fourniture d’armes sophistiquées dans le long terme.

Et pour le temps court ?

Ici, il faut prendre en considération la politique intérieure, et même la politique-spectacle : pour Modi, se montrer dans les bras de Macron et avoir la bénédiction d’un chef d’État européen qui est membre permanent du Conseil de Sécurité sert ses intérêts à moins d’un an d’élections très importantes. Pouvoir se présenter en héraut du nationalisme indien pour souligner combien l’Inde compote dans le monde d’aujourd’hui grâce à son équation personnelle avec les grands de ce monde, voilà un argument qui alimente sa popularité.

On ne sait pas assez en France à quel point accueillir Modi revient à renforcer sa main, en partie parce qu’il n’y a guère de débat, ni au Parlement, ni dans l’espace public sur la politique étrangère de notre pays. Il n’y en a pas sur l’Inde comme il n’y en a pas eu sur l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte auxquels la France vend aussi des armes.

Il y a eu un sursaut lorsque la Russie de Poutine a commandé deux Porte-hélicoptères Mistral dans les années 2010 — et cela a peut-être contribué à éviter la vente de ces équipements qui, sinon, se trouveraient en face des Ukrainiens aujourd’hui…

On ne sait pas assez en France à quel point accueillir Modi revient à renforcer sa main.

Christophe Jaffrelot

Est-ce que le débat sur la relation à avoir avec l’Inde ne serait pas mieux porté à l’échelle de l’Union, par les autres États membres qui n’ont pas comme la France ces intérêts stratégiques et militaires partagés avec l’Inde ? 

La France cherche à convaincre ses partenaires européens de la nécessité de s’appuyer sur l’Inde pour mener une stratégie Indo-Pacifique à l’échelle de l’UE.

Une des enceintes où cette question est débattue est le Parlement européen qui, jusqu’à présent, a été la seule instance à voter des résolutions condamnant l’Inde pour ses manquements aux droits de l’homme.

Le débat clé qui s’annonce s’inscrira dans le cadre de la négociation sur le traité de libre échange. Un point technique aux implications politiques concernera alors  la protection des données personnelles que l’Inde ne veut pas rendre aussi dure que le RGPD. Comment traiter commercialement avec un pays qui ne respecte pas les normes européennes en matière de traitement des données personnelles ? C’est un point d’entrée certes technique mais qui est crucial parce qu’il oblige à parler de valeurs politiques, de démocratie.

Les élections européennes peuvent-elles jouer là un rôle ?

Elles seront importantes parce que le centre de gravité du Parlement européen va probablement glisser à droite et enregistrer une poussée de l’extrême droite. Or c’est à l’extrême droite que Modi a ses plus grands soutiens en Europe. L’eurodéputé Thierry Mariani avait, avec une vingtaine de parlementaires européens issus, pour l’essentiel, de son groupe, fait une visite extraordinaire au Cachemire en 2019. On voyait les partisans d’Orban, de Kaczynski, de Le Pen, soutenir la politique indienne dans la région après l’abolition de l’article de la Constitution indienne qui reconnaissait jusque-là une certaine autonomie à la province. Giorgia Meloni a déjà indiqué que l’Inde devait être un partenaire important pour l’Italie.

C’est à l’extrême droite que Modi a ses plus grands soutiens en Europe.

Christophe Jaffrelot

En face, au Parlement européen, il y a aussi plus de Verts, d’eurodéputés de gauche que dans bien des parlements d’Europe du fait du mode scrutin. La composition du Parlement européen sera donc importante pour la définition de la relation EU-Inde, d’autant plus qu’un traité de libre échange doit y être voté. En 2024, ce n’est pas seulement en Inde que les élections sont des plus importantes pour notre relation avec l’Inde, c’est aussi chez nous !

On connaît mal l’Inde en France : quels pourraient être les bons outils de politique de recherche et de dissémination des savoirs pour y remédier ? 

Il y a un déficit de débat sur la politique extérieure en général en France, qui tient au fait que nos représentants au Parlement — tant au Sénat qu’à l’Assemblée — sont peu portés à connaître le vaste monde. Le fait qu’il y ait quelques députés des Français de l’étranger change à peine la donne. Il y a là un grand contraste avec l’Allemagne que j’ai constatés lors des voyages que j’ai pu faire avec des élus du Bundestag en Inde et au Pakistan. Une réforme qui serait très bienvenue serait d’imiter le modèle allemand des fondations de partis politiques — mais pour cela, encore faut-il avoir des partis robustes…  

Sources
  1. Cf. la note “Electoral bonds and opacity in political funding”, mise à jour le 05 juin 2023.
  2. Sammy Smooha, The Model of Ethnic Democracy, ECMI Working Paper N° 13, octobre 2001.
  3. Le Bharatiya Janata Party a été créé en 1980. Il est le principal parti de l’Alliance démocratique nationale (NDA) : une coalition au pouvoir de 1998 à 2004 et de nouveau depuis 2014.
  4. État du Sud de l’Inde, avec une population de plus de 60 millions d’habitants, et dont la capitale est Bengaluru (anciennement Bangalore).
  5. Le Congrès national indien, fondé en 1885, a été l’acteur majeur du mouvement pour l’indépendance de l’Inde. Ce parti a gouverné l’Inde de l’indépendance jusqu’à 1996, avec des premiers ministres tels que Jawaharlal Nehru, Lal Bahadur Shastri, Indira Gandhi et Rajiv Gandhi, puis à nouveau de 2004 à 2014.
  6. État du Nord de l’Inde, et État le plus peuplé du pays, avec plus de 240 millions d’habitants.
  7. État du Nord-Ouest de l’Inde, limitrophe du Pakistan, avec plus de 60 millions d’habitants.
  8. État du Nord-Est de l’Inde, avec une population de plus de 90 millions d’habitants, dont la capitale est Calcutta.
  9. État côtier de l’Est de l’Inde, avec une population de plus de 40 millions d’habitants.
  10. État du Nord de l’Inde, limitrophe du Pakistan, avec une population d’environ 30 millions d’habitants.