Cette élection a bien plus à nous dire sur la Russie d’après que le nom, déjà connu, de son vainqueur. Il faut l’étudier, tenter d’en comprendre les dynamiques profondes. Pour suivre toutes nos publications, nous vous invitons à vous abonner.
1 — Pourquoi s’intéresser à un scrutin dont les résultats sont connus d’avance ?
L’élection présidentielle est un bon révélateur de l’état du régime politique russe. On a parfois tendance à voir dans la répression et le verrouillage une preuve de solidité du régime. En réalité, c’est tout l’inverse : un régime solidement ancré est celui qui ne se maintient pas par la force et la falsification électorale, mais par l’adhésion des citoyens. Le régime politique russe combine aujourd’hui des mécanismes d’adhésion et des mécanismes de répression, mais la part croissante des politiques répressives montre sa fragilisation par la guerre.
Des centaines de milliers de citoyens russes font aujourd’hui fonctionner la machine électorale : les employés des 90 000 bureaux de vote à travers la Russie, les chefs d’entreprise et directeurs d’école qui vont assurer le vote de leurs salariés, les journalistes qui couvrent l’élection. Le socle du régime politique n’est pas au Kremlin : il est dans le choix de ces hommes et de ces femmes de faire fonctionner l’autoritarisme. L’essentiel de cette élection ne sera pas dans l’annonce du résultat, mais dans la routine diffuse d’une procédure administrative et de ses opérateurs qu’il faut observer pour comprendre les forces et les fragilités du régime.
2 — Cette élection est-elle une simple confirmation de la popularité de Vladimir Poutine auprès des Russes ?
Les concepts de « popularité » ou de « soutien » qu’on emploie sans prendre de recul, sont mal adaptés pour qualifier la perception de Poutine par sa population. Le terme de « plébiscite » qu’on voit parfois utilisé pour qualifier cette élection n’est pas non plus adéquat pour comprendre sa nature.
L’allégeance au pouvoir ne procède pas forcément d’un enthousiasme pour la candidature de Vladimir Poutine, ni d’une satisfaction quant à son bilan. Il est vrai que les deux premières décennies poutiniennes sont perçues par les Russes comme des années de plus grande prospérité et de plus grande prévisibilité que les années 1990. Cependant, les problèmes non résolus depuis des années, comme la pauvreté d’une part importante de la population, l’insuffisance des services publics, les inégalités, ou encore la corruption, relèvent du bilan des quatre mandats du président sortant et ne peuvent être imputés à aucun prédécesseur mal intentionné. Les Russes ne se font d’ailleurs pas d’illusions sur la capacité de Poutine à répondre à leurs demandes. Une enquête du projet Khroniki montre ainsi que si 83 % des Russes interrogés souhaitent que les problèmes économiques et sociaux soient pris à bras le corps après l’élection, seulement 56 % attendent du président Poutine de s’en saisir s’il est réélu1. À l’inverse, si 72 % des personnes interrogées attendent de Poutine une augmentation des dépenses militaires au début de son nouveau mandat, seulement 48 % souhaitent que le nouveau président augmente ces dépenses. Une partie des Russes que l’on a tendance à désigner comme des « pro-Poutine » et qui mettront un bulletin avec son nom dans l’urne ne pensent pas qu’il sera attentif à leurs préoccupations après sa réélection.
Comment expliquer cette loyauté désabusée ? Si certains observateurs du régime russe insistent sur la peur de la répression, on peut mettre en avant trois autres éléments plus structurels. Le premier est la conviction assez largement partagée qu’aucune alternative satisfaisante à Poutine n’est actuellement disponible, et que dans un contexte fortement contraint, il serait le moins pire des choix. Cette certitude est elle-même le produit d’une politique de longue haleine d’éviction de l’opposition du jeu politique. Le second élément est la dépendance d’un grand nombre de Russes — fonctionnaires, salariés des grandes entreprises — vis-à-vis de l’État qui est à la fois un pourvoyeur d’emploi, un distributeur de bénéfices et une source d’enrichissement. Ces Russes sont un électorat dépendant et des petites mains qui assureront l’organisation du vote et des falsifications. En présidant un bureau de vote, un directeur d’école assurera ainsi sa propre progression de carrière, mais aussi des bénéfices pour ses élèves et ses professeurs, sous forme de financements ou de projets. Enfin, le troisième élément explicatif est la dépolitisation qui correspond à la volonté d’un grand nombre de Russes de rester à la plus grande distance possible des enjeux politiques, pour ne pas se mettre en danger et pour pouvoir continuer leur vie quotidienne.
3 — L’élection servira-t-elle à mobiliser encore plus les Russes en faveur de la guerre ?
Alors que la Russie est engagée dans une guerre dont le pouvoir clame qu’elle a une nature existentielle, alors que l’économie, la culture, l’éducation sont désormais mis au service de l’effort de guerre, on s’attendrait à ce que l’élection soit pour le pouvoir un moment de cristallisation de discours belliqueux et galvaniseurs. Paradoxalement, c’est tout l’inverse que l’on constate.
La campagne présidentielle a été, selon l’ONG d’observation électorale Golos, la plus insipide de toutes2, avec des candidats qui ne se sont pas engagés dans des débats ni déplacés sur le terrain, et une couverture médiatique minimaliste, avec 1,6 fois moins de temps consacré à la campagne3 sur les principales chaînes de télévision fédérale que lors de la présidentielle précédente en 2018. L’un des débats télévisés — où les candidats ne se déplacent d’ailleurs pas toujours en personne — a bien été dédié à ce qu’on appelle toujours « l’opération militaire spéciale », mais il s’est déroulé sans surprises, sous la forme d’une succession de monologues répétant la position officielle de chaque parti. Le candidat Poutine, qui n’a participé à aucun débat, a d’ailleurs consacré moins de temps dans ses interventions publiques à la guerre qu’à des sujets économiques et sociaux. Le socle du régime, selon le pouvoir, ce ne sont pas les citoyens mobilisés, mais ces Russes apolitiques qu’il faut rassurer et anesthésier. L’objectif de la non-campagne est d’éviter à tout prix l’émergence de débats publics sur la guerre, qu’ils soient loyaux ou critiques, ce qui montre que le pouvoir a conscience de la nature explosive de ce sujet.
4 — Pourquoi une opposition politique à Vladimir Poutine n’arrive-t-elle pas à émerger en Russie ?
L’un des grands succès du pouvoir politique russe sous Poutine a été de réussir à verrouiller non seulement le mécanisme électoral, mais aussi tout le système politique dans lequel il est quasiment impossible à une personnalité d’émerger, fonder un parti, se présenter à une élection et se faire élire.
La politique d’éviction de l’opposition a été mise en place dans la longue durée, à travers des réformes législatives et des aménagements administratifs qui ont rogné, petit bout par petit bout, les libertés politiques.
Ainsi, alors qu’il était simple dans les années 1990 de créer un parti qui avait un statut d’association politique, dès 2001 la législation a durci le statut des partis et encadré les conditions de leur création. Le nombre minimal de membres, fixé à 10 000 en 2001, puis monté à 50 000 en 2004, avec une obligation de disposer de branches dans au moins la moitié des régions de Russie. Des seuils électoraux minimaux ont également été relevés et les coalitions électorales interdites, afin d’exclure les petits partis du jeu politique. Des élections directes des chefs de l’exécutif régional ou municipal ont été progressivement supprimés, et remplacés par une nomination hiérarchique. Enfin, des mécanismes de blocage administratif, notamment au stade de l’enregistrement des candidatures, ont rendu difficile l’enregistrement de candidats indépendants ou de petits partis. Ainsi, aux élections législatives de 2007, 11 sur 14 partis ont obtenu l’autorisation de concourir, et seulement 4 ont réussi à franchir le seuil électoral de 7 % et à rentrer à la Douma d’État. L’opposition loyale au pouvoir est le résultat de ce système qui assure des places électives à des groupes prêts à faire semblant de représenter des alternatives. Progressivement, les contraintes législatives ont été abaissés, remplacés par un verrouillage administratif serré qui n’admet dans le jeu politique que des acteurs loyaux au pouvoir. Si les gouverneurs sont à nouveau élus dans certaines régions de Russie, c’est à partir d’une liste de candidats soigneusement sélectionnés par le pouvoir, et à travers une procédure sur laquelle l’administration garde la main.
Le système politique russe a également découragé l’émergence de personnalités charismatiques. Le système de distribution de postes politiques, basé sur la loyauté, a favorisé l’émergence d’une classe politique d’exécutants et de gestionnaires, incités à la discrétion. Si des personnalités charismatiques peuvent évidemment émerger en Russie, leur ascension et leur visibilité sont aujourd’hui bloquées par le système politique. C’est précisément de ce système d’Alexeï Navalny a été victime lorsqu’il a cherché à se lancer dans une carrière politique et se présenter aux élections municipales à Moscou en 2013, puis aux élections présidentielles de 2018.
5 — Les résultats seront-ils truqués ?
Les résultats seront davantage fabriqués que truqués. Et les préférences exprimées par les citoyens qui se déplaceront aux urnes ne seront que très partiellement corrélées avec eux.
Le pouvoir russe qui n’a cessé de raffiner les techniques de manipulation électorale, dispose aujourd’hui d’un arsenal sans précédent d’outils permettant de contrôler les résultats du vote.
En premier lieu, la présélection même des candidats qui a donné lieu à une liste de quatre noms, l’une des plus courtes de toute l’histoire de la Russie contemporaine, évite que des voix dissonantes ne soient entendues dans la campagne, et nourrit le désintérêt pour l’événement.
Le vote électronique, proposé dans 29 régions de Russie, a également fait ses preuves en tant qu’outil de manipulation des résultats : ainsi, les analyses statistiques conduites en 2021 à l’occasion de l’élection parlementaire, ont montré que ce système permettait des injections à la demande de voix en faveur du candidat du pouvoir4.
Le scrutin étalé sur trois jours dans la plupart des régions, et sur trois semaines dans les territoires récemment occupés par la Russie, laisse les urnes, les bulletins et les listings sans contrôle indépendant pendant de longues périodes qui peuvent être propices à une manipulation des résultats par les commissions électorales. Le dispositif de vote à domicile, auparavant réservé aux personnes peu mobiles, est désormais largement encouragé, et laisse encore plus de marge de manœuvre aux organisateurs.
Des techniques de mobilisation de l’électorat captif composé de fonctionnaires et de salariés liés à l’État, se sont également développées : si auparavant leurs supérieurs hiérarchiques demandaient seulement aux employés de prendre une photo du bulletin coché et de l’envoyer par message, désormais on exige de certains d’entre eux de venir voter accompagnés d’amis ou de membres de la famille, et d’apporter la preuve que ces proches ont également voté pour le candidat Poutine.
L’ensemble de ces techniques peut rendre superflu le bourrage d’urnes auquel les élections russes nous ont habitués. Il n’est cependant pas exclu que l’élection combine les dispositifs les plus raffinés et les formes les plus basiques de manipulation du vote, en raison d’une pression importante sur les commissions électorales, sommées d’assurer un bon résultat.
6 — Pourquoi le pouvoir russe continue-t-il à organiser des élections ?
Il peut paraître étonnant que le pouvoir russe continue à investir des ressources organisationnelles et financières dans une élection, alors même que le résultat en est décidé d’avance.
Le premier élément d’explication est, comme pour une élection démocratique, la recherche par les gouvernants de la légitimité fournie par l’élection. Sur la scène internationale, l’élection est aujourd’hui un modèle dominant de légitimation du pouvoir, et rares sont les États qui n’organisent pas d’élections à un niveau ou un autre. Aux amis de la Russie, le pouvoir cherche à montrer qu’il est soutenu par son peuple ; à ses détracteurs, qu’il garde parfaitement le contrôle sur le pays. À l’intérieur de la Russie, la fonction légitimatrice a également son importance : il s’agit de montrer à l’ensemble de la population que le pouvoir est soutenu, de convaincre les Russes qui pensent différemment qu’ils sont en minorité, et d’assurer les rouages loyaux du système que le régime a encore des kilomètres devant lui.
L’élection est également une forme de stress test du régime qui permet de corriger les défaillances, de rétribuer ses acteurs loyaux et de sanctionner certains autres. Une élection parlementaire ou régionale peut servir ainsi d’accélérateur de carrière ou d’arbitrage entre plusieurs candidats loyaux, mais cette logique joue également dans l’élection présidentielle : la deuxième et la troisième place comptent dans cette élection pour augmenter le capital politique des hommes performants et de leurs partis.
Enfin, l’élection autoritaire est un moment où le pouvoir peut mieux connaître les préoccupations de sa population, à travers la réception des débats, les sondages et, finalement, la distribution des voix. Ces préoccupations peuvent servir par la suite de lignes directrices de gouvernement. Cependant, dans l’élection présidentielle de 2024, le verrouillage et l’absence de débats privent le pouvoir de cet outil et risquent de le rendre ignorant de l’état d’esprit des citoyens.
7 — Les protestations peuvent-elles affecter l’élection ?
Les mouvements d’opposition, en Russie comme à l’étranger, réfléchissent activement à la stratégie à adopter pour chacun des scrutins.
Faut-il encourager les opposants à s’abstenir, à voter pour n’importe quel autre candidat ou encore à se servir de bulletins comme de pages blanches sur lesquelles écrire des slogans politiques, afin qu’ils soient vus par ces Russes loyaux que sont les employés des bureaux de vote ?
Pour cette élection présidentielle, la consigne a été donnée par Youlia Navalnaïa, veuve d’Alexeï Navalny, de se rendre dans son bureau de vote dimanche à midi pile. Il ne s’agit pas tant de perturber le fonctionnement de l’élection — en se rendant par la même occasion vulnérable à la répression — que de prendre conscience du nombre de protestataires autour de soi, et de faire brièvement communauté avec ces compagnons politiques. L’essentiel des efforts des mouvements russes d’opposition consiste aujourd’hui à constituer des communautés politiques et à trouver des modes d’action qui permettent d’élargir le cercle des opposants. Il s’agit enfin de montrer à la communauté internationale que la population n’est pas unanimement en faveur de Vladimir Poutine. Ces mobilisations n’empêcheront pas le président sortant d’obtenir le résultat qu’il souhaite — mais elles pourraient avoir un impact sur la légitimité perçue de sa réélection.