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Le carnaval électoral : entre puissance du grotesque et dépolitisation

Des distributions de crêpes dans des bureaux de vote installés à l’intérieur de centres folkloriques, aux karaokés accompagnés de rats masqués qui menacent l’Occident d’une guerre totale, la société russe qui participe à l’élection se met en scène dans une sorte de carnaval où la fête et le jeu sont un moment de neutralisation du politique et, plus profondément, d’exposition du refoulé. C’est parce que le processus est une farce que le carnaval devient la seule forme d’engagement possible avec l’élection. 

Dans un bureau de vote situé à l’intérieur d’un centre folklorique à Arkhangelsk, les électeurs assistent à des danses traditionnelles exécutées par des femmes vêtues d’habits folkloriques et obtiennent même des crêpes gratuites.

Transformer l’urne en karaoké : entre pop et guerre

Dans une esthétique proche de celle du barde Aleksandr Prokhanov, le chanteur pro-invasion de l’Ukraine Stas Mikhailov se produit dans un bureau de vote à Omsk.

En Sibérie orientale, dans un bureau de vote du village sur la rivière d’Onot, un rat et un homme chantent tandis que les assesseurs du vote tapent dans leurs mains.

Les Russes se déguisent

De Staline à Barbie, du naturisme viriliste aux mascottes soviétiques enfantines, les images d’électeurs russes qui se déguisent ont circulé sur Telegram et sur les médias officiels. Il ne s’agit en aucune manière d’une résistance ; elles suscitent d’ailleurs l’hilarité et l’approbation des personnes en charge du vote. Ainsi plusieurs articles de la presse russe nous apprennent que le président de la commission électorale du district autonome de Khanty-Mansi a félicité un électeur déguisé en Cheburashka (un personnage de l’imaginaire soviétique), car cela crée une atmosphère festive pendant les élections. Comme il l’a déclaré sans ironie : « Les électeurs eux-mêmes ont fait preuve de créativité. Un électeur s’est présenté à l’un de nos bureaux de vote déguisé en Cheburashka, l’un de nos symboles culturels russes. Il a créé une atmosphère de fête sur le site, tout le monde y a prêté attention. » Ici aussi, la grammaire du carnaval révèle une farce électorale.

Un employé du ministère des ressources naturelles de l’Oblast de Kaluga, à 159 km au sud-ouest de Moscou, a participé aux élections en portant le costume d’une mascotte écologiste. Source  : Twitter

Théologie politique

À côté du FSB et des forces de sécurité interne, l’autre institution centralisée qui irrigue le poutinisme dans l’étendue du territoire russe est l’Église orthodoxe. Son patriarche Kirill, qui avait justifié l’invasion de l’Ukraine dans son homélie de Pâques en 2022, a mis en scène son allégeance au système dans une ritualisation d’un bureau de vote où l’icône du Christ propulse une lumière théologico-politique sur l’élu Poutine.

L’opposition qui manque

Pas de campagne, pas d’opposition. Les trois autres candidatures autorisées par le Kremlin n’obtiennent qu’entre 2 % et 5 % des voix alors que le taux de participation atteint presque 75 %. L’un des éléments qui expliquent ce vote est l’éviction de l’opposition menée depuis une dizaine d’années. Aucune alternative satisfaisante à Poutine n’est actuellement disponible.

Nikolai Kharitonov, membre de la Douma d’État russe et candidat à la présidence du Parti communiste russe, donne une conférence de presse à la suite de l’élection présidentielle. © Valery Sharifulin/TASS/Sipa USA

Pour des raisons évidentes, les intimidations, la pression et la peur sont plus difficiles à retrouver sur les images qui nous parviennent de Russie. Selon plusieurs témoignages, le vote n’était pas tout le temps secret car l’isoloir n’était pas fermé. À côté de « l’isoloir » se tenait un policier armé d’un fusil d’assaut. Les employeurs demandent souvent une photo du salarié tenant son bulletin de vote.

Comment résister ? Midi aux urnes

Des électeurs font la queue dans un bureau de vote à Saint-Pétersbourg, à midi heure locale le dimanche 17 mars 2024. L’opposition russe a appelé la population à se rendre dans les bureaux de vote à midi le dimanche en signe de protestation, dernier jour de l’élection présidentielle qui devrait prolonger le règne de Vladimir Poutine. Rien ne permet de confirmer que tous les électeurs vus dans le bureau de vote à midi participaient à la manifestation de l’opposition.

Élections présidentielles russes. Troisième jour de vote. La file d’attente devant les bureaux de vote du Centre éducatif Murinsky n° 4 à Murino (district de Vsevolozhsk de la région de Leningrad) à midi. © Marina Mamontova/Kommersant/Sipa USA

L’assentiment par la dépendance : les opérateurs de la surveillance

« Des centaines de milliers de citoyens russes ont fait fonctionner la machine électorale : les employés des 90 000 bureaux de vote à travers la Russie, les chefs d’entreprise et directeurs d’école qui vont assurer le vote de leurs salariés, les journalistes qui couvrent l’élection. Le socle du régime politique n’est pas au Kremlin : il est dans le choix de ces hommes et de ces femmes qui décident de faire fonctionner l’autoritarisme. L’essentiel de cette élection n’est pas dans l’annonce du résultat, mais dans la routine d’une procédure administrative et ses opérateurs qu’il faut observer pour comprendre les forces et les fragilités du régime. » (Anna Colin Lebedev)

Dans la Russie de Poutine, la mise en scène de la transparence reprend — presque involontairement — la grammaire visuelle de la surveillance de masse. Ici les images des « centres d’informations » mis en place pour témoigner du suivi des élections.

Centre d’information de la Commission électorale centrale (CEC) de Russie. © Anton Novoderezhkin/Kommersant/Sipa USA
Un écran vidéo au centre d’information de la Commission électorale centrale (CEC) avec des données sur le vote lors de l’élection présidentielle russe du 15 au 17 mars 2024, à Moscou. © Aleksey Nikolskyi/Sputnik
Des mercenaires de Wagner font la queue devant l’ambassade russe à Bangui, le visage couvert, pour voter. Source  : Twitter

Le vote à domicile : l’élection vient à vous

De la Sibérie aux banlieues de Moscou, les « urnes mobiles » sont apportées directement à domicile. RIA Novosti rapporte qu’un ermite qui vit depuis 50 ans dans une hutte au fond d’une forêt du Bashkortostan a pu voter. Les agents électoraux ont dû utiliser une motoneige pour lui apporter une urne.

La permanence de la guerre

En commentant les résultats sur la télévision d’État, les présentateurs soulignaient hier soir que ce vote est « un signal pour les pays occidentaux ». Dans les quatre régions ukrainiennes occupées et annexées en septembre 2022 (Donetsk, Louhansk, Zaporizhzhia et Kherson) le score de Poutine oscille entre 88 et 94 % et le vote en Ukraine a été mis en scène avec attention par le régime. Toutefois le Kremlin semble savoir que la guerre en Ukraine n’est pas un thème populaire de campagne. Si 72 % des Russes attendent de Poutine une augmentation des dépenses militaires au début de son nouveau mandat, seulement 48 % souhaitent que le nouveau président augmente ces dépenses.

Photos diffusées par Moscou de « bureaux de vote détruits par des frappes ukrainiennes » — les votes dans les territoires annexés avaient commencé quelques jours en amont. Ici après des frappes de drones, dans la région de Zaporijjia.

À Marioupol, dès le 15 mars, le pouvoir théâtralise la présence russe dans les « nouvelles régions » à travers des numéros dansants directement dans les bureaux de vote.

Projecteurs et kakémonos géants : le triomphe kitsch pour se projeter jusqu’en 2030

Alors qu’il n’y a pas vraiment eu de campagne ni d’opposition, Poutine s’est servi de son allocution devant la Douma le 29 février pour prononcer un long discours promettant aux Russes le retour à la normale et d’énormes investissements pour s’attaquer aux difficultés économiques et sociales d’ici 2030. Toutefois, si 83 % des Russes souhaitent que les problèmes économiques et sociaux soient pris à bras le corps après l’élection, seulement 56 % attendent que Poutine s’en saisisse s’il est réélu.